Aujourd’hui, on a du mal à comprendre l’état du monde et son fonctionnement. Le plus souvent, la lecture de notre monde se réduit au kaléidoscope des images surexposées d’un Trump, d’un Poutine, d’un Boris Johnson, d’une Chine surpuissante et inquiétante, d’un Moyen-Orient, d’un Sahel et d’une Libye en crise permanente, mais également d’actes terroristes et d’épidémies. Nous sommes inondés d’images sans avoir la légende de celles-ci. Notre monde semble être devenu illisible, car désordonné et chaotique. Ce qui désoriente et crée l’angoisse et la peur de l’avenir. L’illustration la plus significative est la peur, diffuse mais grandissante, que la Chine devienne demain la première puissance mondiale.

Une grille de lecture du « chaos mondial » : l’histoire et la mondialisation

On a le sentiment d’avoir perdu tous les repères dans un monde devenu indéchiffrable. Le monde avait auparavant ses repères et ses boussoles. Le monde a été régulé par les empires dans l’Antiquité, par l’autorité morale et politique de l’Église au Moyen Âge, par le « concert européen » entre le 16e et le 20e siècle, par le système bipolaire Est-Ouest garant de la paix mondiale et l’« hyper puissance » américaine, gardienne « en dernier ressort », au 20e siècle. Le monde bipolaire, un monde fait d’un antagonisme généralisé mais organisé et régulé entre les deux grandes puissances, semblait simple.

Mais, au début des années 1990, le monde Est-Ouest s’effondrait. Un siècle d’histoire du monde, que tout un chacun voyait durer pour l’éternité, prenait fin brutalement. Derrière les interrogations actuelles, il existe une certaine nostalgie, la nostalgie d’un ordre international dominé en fait par l’Amérique, admirée ou détestée mais considérée comme le pivot mondial, ce qui a alimenté le reproche fait à Trump de ne pas être un vrai « gendarme » du monde mais, au contraire, un fauteur de désordre et de transgression.

Aujourd’hui, on semble bien être entré dans un chaos mondial.

La date symbolique de cette entrée dans le chaos est le 11 septembre 2001, et la sidération qui s’en est suivie. Depuis lors, le déchaînement du terrorisme islamique, la crise économique de 2008 liée à l’effondrement des marchés financiers, l’avènement de la grande puissance chinoise dont on ne perçoit ni les ambitions ni les limites, l’embrasement du Moyen-Orient par les crises en chaîne de l’Iran à la Syrie et au Liban, l’élection surprise en 2016 du trublion populiste Donald Trump à la tête de l’Amérique, les inquiétudes nées des politiques aventureuses d’un Poutine en Ukraine et d’un Erdogan en Méditerranée et au Caucase, mais encore les risques nouveaux surgis des dérèglements climatiques, de la cyberguerre et, tout dernièrement, de nouvelles pandémies mondiales, font que l’on a le sentiment que notre monde est complètement déréglé et qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion.

Comment répondre à la question de savoir où va notre monde ? Quel lien entre la récente campagne présidentielle américaine, la nouvelle compétition américano-chinoise, l’issue du conflit du Haut-Karabakh, les crises libyenne et malienne, le drame du Liban ? Quel sens commun donner aux politiques d’Obama et de Trump, de Poutine, d’Erdogan et de Xi Ping ? Toutes ces situations et tous ces personnages sont différents. Mais toutes et tous relèvent en fait de la même grille de lecture.

Quarante années de réflexion et d’expérience de la vie internationale, en tant que professeur des universités, haut fonctionnaire des Nations unies et ambassadeur de France m’ont permis de lier la théorie et la pratique, le travail de réflexion universitaire et le terrain de la vie diplomatique. Cette expérience approfondie m’a amené à construire une grille de lecture de notre monde au-delà des images de l’immédiate actualité qui se succèdent.

J’ai envie de partager par ce site cette grille de lecture de notre monde que je me suis forgé. Celle-ci se fonde sur le constat que notre monde est très vieux et tout neuf à la fois, parce qu’il est fait du vieux monde des vieux États qui s’entrechoque avec le nouveau monde des diverses mondialisations. Notre monde n’est pas illisible, il devient complexe car il est en reconstruction.

Notre monde est vieux

Notre monde est d’abord fait de sa très vieille histoire.

Notre monde est vieux de 5 000 ans. Il y a une certaine « immobilité » du monde dans la mesure où cette « longue histoire » a façonné la trame de notre monde actuel et où toute une partie des événements que nous vivons aujourd’hui y plonge ses racines.

Cette trame est d’abord faite des vieux peuples, des vieilles cultures, des vieilles civilisations. Elle est faite d’une Chine quadrimillénaire marquée au fer rouge par la honte de l’invasion occidentale et de l’humiliation des traités inégaux de 1842, d’une Perse vieille de 3 000 ans, fière de son identité spécifique et de son histoire prestigieuse, oscillant selon les périodes entre la conquête impériale et la crainte de l’invasion, d’un État-nation japonais homogène vieux de 1 500 ans, d’un monde arabe né et construit au 7e siècle par le religieux de l’islam, bâtisseur au nom de l’islam de l’immense et prestigieux Empire arabo-islamique et pas encore sorti de son traumatisme du choc au 19e siècle avec l’Europe et sa modernité, d’un monde turc converti à l’islam, héritier au 13e siècle de l’Empire arabe devenu l’Empire ottoman long de cinq siècles, et dont la politique « néo-ottomane » d’Erdogan exprime aujourd’hui la nostalgie, de la coupure de l’Europe depuis 1000 ans entre une Europe occidentale née au sein de l’Empire romain d’Occident et une Russie slave et orthodoxe, des États-Unis, ce frère jumeau séparé de la vieille Europe il y a plus de trois siècles qui va agir au nom de Dieu et du dollar réunis, d’une Amérique latine vieille de deux siècles et désormais à peu près stabilisée.

Cette trame de notre monde est également faite de la longue histoire de l’État. L’État est né à Sumer, au 4e millénaire avant notre ère, du « contrat social » établi entre un peuple situé sur un territoire de Mésopotamie et un prince à qui sont confiées la sécurité de la Cité, la gestion de l’ordre public et la relation avec les autres cités par la diplomatie et la guerre. Il en est encore ainsi aujourd’hui. Le monde s’est toujours divisé en États. Durant des millénaires, le monde a été un « club » restreint formé d’une trentaine de « vieux » États, ceux d’Europe et ceux d’Asie, auxquels s’étaient rajoutés au 18e siècle les « jeunes » États-Unis et, au 19e siècle, les nouveaux États d’Amérique latine. Cette trentaine d’États se partageait le monde par la conquête territoriale et par l’empire.

Ce « vieux » monde a créé les pratiques et les règles fondamentales qui nous gouvernent encore aujourd’hui. Les pratiques sont la puissance et la hiérarchie des puissances — dont la forme extrême est l’empire —, la protection des intérêts de l’État par la diplomatie, la guerre et la paix. Les règles fondamentales sont la frontière et la souveraineté de l’État, la négociation et le traité.

Notre monde est neuf de ses mondialisations

Mais notre monde est également tout neuf. Il est neuf de ses mondialisations qui le désorganisent et le reconstruisent.

Qu’est la mondialisation, ce concept utilisé à tout bout de champ mais rarement défini ? Elle est la multiplication spectaculaire du nombre des acteurs de la vie internationale.

Elle est en premier lieu l’arrivée sur la scène internationale de 200 États. Le passage en quelques décennies de 30 à 200 États, lié à la fin des empires coloniaux et autoritaires dont celui de l’URSS, fait que pour la première fois dans l’histoire du monde, ce dernier est tout entier réparti en États, ce qui conduit à l’affirmation de toutes les cultures, de tous les sacrés, de toutes les religions. Ce bouleversement quantitatif est en train de provoquer une révolution géopolitique. Ce qui est perçu comme un chaos est en fait le moment d’une transition historique d’un monde autrefois limité à l’« Europe puissance » puis au monde bipolaire Est-Ouest, au monde « mondialisé » des 200 États et de leurs identités culturelles. Il s’agit de la double mondialisation politique et culturelle.

La mondialisation est également l’arrivée sur la scène internationale de quelques centaines de grandes firmes à vocation mondiale provenant aussi bien des vieux États que des nouvelles puissances économiques, les « puissances émergentes » et la Chine. Il s’agit de la mondialisation économique.

Elle est aussi l’irruption mondiale de quelques milliers d’organisations non gouvernementales, de groupes et d’individus, mais aussi de peuples, agissant tous directement sur les États, tels les printemps arabes, les peuples de Hongkong, de Biélorussie et du Liban, mais aussi le mouvement Greenpeace, les grands médias mondiaux, l’Internet et les réseaux sociaux, les organisations djihadistes Al-Qaida et Daech, les grandes mafias ou la jeune militante écologiste suédoise Greta Thunberg. Il s’agit en l’occurrence de la mondialisation sociale. Celle-ci pénètre tous les États par delà leurs frontières et leurs systèmes de sécurité. L’action de ces nouveaux acteurs mondialisés fait que les États deviennent de plus en plus « poreux ».

Ces quatre visages de la mondialisation, politique, culturelle, économique, sociale, viennent percuter le vieux monde des vieux États. Le monde a été, des siècles durant, un club fermé géré par les puissances les plus importantes, le concert européen du 19e siècle puis le duo américano-soviétique du 20e siècle. Il est en train d’apparaître un nouveau système international sous la forme d’un immense archipel disparate au sein duquel il se produit une extrême dissémination de la puissance entre les anciens et les nouveaux États, une multiplication des cultures et des valeurs affirmées provoquant des conflits civilisationnels multiples, l’irruption des nouveaux « marchands » créant une compétition économique féroce, la multitude des acteurs sociaux et individuels tous capables d’influer et d’agir sur le monde des États.

Qui gouverne le monde ? Tout le monde et personne

Mais face à cette multiplicité chaotique du monde, se pose la question récurrente du « qui gouverne le monde ? ». Le monde est en train de proliférer mais on constate tous les jours qu’il n’a pas de gouvernance, pas de gestion ordonnée, pas de concert ou de contrôle par quelques grandes puissances. Les systèmes internationaux ont toujours été oligopolistiques, marqués par un petit nombre d’acteurs essentiels. Or ce n’est plus le cas aujourd’hui. Parce que la puissance politique est en train de se disséminer entre les 150 « petits » États, la vingtaine de puissances moyennes et les trois grandes puissances actuelles.

Approfondissons cette division ternaire du monde politique actuel entre les « petites », les « moyennes » et les « grandes » puissances.

Il existe les très nombreux petits États, dont la plupart sont jeunes, qui n’ont pas — encore — la substance d’un État et ne disposent que d’une puissance limitée. Le nouveau monde « démocratisé » est bien plus inégal que l’ancien monde. Inégalités dans la taille et l’environnement géopolitique (Bangladesh), inégalités d’âge et de maturité, donc de solidité interne (États africains et du Machrek), inégalités de ressources et de richesses, inégalités des forces militaires. Le fossé est énorme entre les vieux États solides et développés et la quarantaine d’États « faillis » ou faibles, incapables d’assurer une gouvernance stable et efficace sur leur territoire ou leur population, sources des principaux conflits présents (Haïti, États sahéliens et de la Corne, Irak, Yémen, Afghanistan).

Mais, chose essentielle, chacun de ces « petits » États affirme son identité et dispose d’une sorte de droit de veto par sa souveraineté. Ces petits États ont de nombreuses faiblesses, sont fragiles, instables, connaissent des guerres civiles, ont besoin d’amis et d’alliés, mais ils gardent le libre choix de leur destin, de leur mode de gouvernement, ils se refusent à toute tutelle sur leur politique intérieure. Ils disposent ainsi d’une puissance « minimale », une puissance « défensive » leur permettant de défendre leurs intérêts. Le Mali des colonels actuels, le Liban des Zaïms, la Syrie de Bachar el Assad illustrent cette situation d’États faibles dans leur fonctionnement mais forts de leur liberté du choix de leurs politiques.

Il existe une vingtaine d’États définis comme étant des puissances « moyennes ». Toutes ces puissances moyennes, vieilles ou nouvelles, sont toutes ambitieuses dans leurs régions. Elles veulent agir au-delà d’elles-mêmes et influer dans leurs zones régionales, par la coopération ou la compétition, ce qui vient créer autant de théâtres régionaux. Ces théâtres sont l’Amérique latine, autour du Brésil et de l’Argentine, l’Afrique subsaharienne, autour de l’Afrique du Sud, du Nigéria mais aussi du Rwanda, le Moyen-Orient, autour de la Turquie, de l’Iran, de l’Arabie Saoudite, des Émirats Arabes Unis, d’Israël et de l’Égypte, l’Asie, autour de la Chine, de l’Inde, du Japon, mais aussi de la Corée du Nord et de l’Australie, l’Europe faite de deux Europes historiques, l’Europe occidentale autour de la France, de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, de la Pologne, rassemblées dans l’Union européenne pour établir une puissance économique et commerciale unie, et l’Europe orientale autour de la grande puissance qu’est la Russie.

On assiste présentement, dans chacun de ces théâtres régionaux, à une redistribution de la puissance au profit des puissances régionales anciennes et nouvelles, ce qui engendre un monde « régionalisé » où les puissances « moyennes » tiennent à limiter la place des « grands ».

Il existe enfin trois grandes puissances, les deux anciennes que sont les États-Unis et la Russie et la nouvelle qu’est la Chine. Mais, dans ce monde mondialisé, peuplé des nombreux « petits » États usant de leur puissance « limitée » pour agir librement, peuplé des puissances régionales décidées à se créer des zones d’influence dans leur région, les grandes puissances ne sont pas si grandes que cela. Du coup, les « grands » actuels sont plongés dans une compétition féroce, l’Amérique et la Russie pour défendre leur puissance mondiale, et la Chine pour accroître la sienne. L’Amérique se bat pour rester la première grande puissance, qu’elle demeure au demeurant. De façon très différente, Obama et Trump ont agi avec ce même objectif. La Russie, en crise profonde depuis la chute du mur de Berlin et la désintégration de l’empire soviétique, se bat pour retrouver un statut de grande puissance. C’est le sens de la politique de Poutine. Et la Chine se bat pour devenir une nouvelle grande puissance porteuse d’un « projet de société » opposable à celui porté par l’Amérique. Tel est l’objectif de Xi Ping.

Mais la mondialisation du monde est telle qu’aucune des grandes puissances de demain ne pourra avoir la puissance de celles d’hier. Il n’y a plus de « grande puissance » au sens où on l’a entendu jusqu’ici, c’est-à-dire de puissances capables de réguler la marche du monde. Aucun des « grands » ne sera capable d’assurer demain un leadership mondial. La Chine de demain ne pourra jamais avoir la puissance qu’a eue hier l’Union soviétique sur un certain nombre de pays. La puissance minimale des petits et le poids croissant des puissances régionales viennent limiter la puissance des trois « grands » à une puissance « relative », ce qui les frustre toutes les trois. Cela les conduit à agir d’abord chacune pour soi, ce qui les rend incapables d’établir entre elles un « concert de puissances » coopératif. 

Notre monde actuel, du fait de la mondialisation des acteurs et de la puissance, est en train de devenir un « village global ». Mais, dans ce « village global », il n’est pas de régulation. Non seulement chaque foyer est souverain, mais il n’y a ni mairie ni gendarmerie.

Notre monde a déjà connu cette alternance de périodes régulées et de périodes anarchiques, comme celles qu’ont été la fin de l’Empire romain, le haut Moyen Âge, les années de l’entre-deux-guerres 1920-1945. Mais, pour la première fois, le monde entier fait irruption dans notre univers quotidien. Nous sommes entrés dans un monde « anarchico-démocratique ».

Notre monde est bien plus « démocratique » que tous les mondes précédents, car son destin est dans les mains de ses multiples peuples et de ses multiples princes, et il se construira beaucoup plus « par le bas » qu’autrefois, par les dynamiques des sociétés et l’action des hommes. Dans ce monde en construction, chacun a un pouvoir potentiel et personne n’a de pouvoir hégémonique. Le pouvoir des petites et moyennes puissances, celui des grands « marchands » comme les géants américains du numérique que sont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), mais aussi celui du lanceur d’alerte ou de la personnalité morale d’envergure, comme l’ont été un Soljenitsyne ou un Jean-Paul II, peut être aussi efficient que celui des grandes puissances.

Mais il est également bien plus « anarchique », mouvant et imprévisible, donc plus risqué, car il devient un monde très désordonné, un monde très inégal, un monde très compétitif. Chacun, le petit État, l’État moyen, le « grand », les grands marchands, le terroriste, se bat pour soi.

L’objet de cette lettre géopolitique est précisément la création d’un « atelier de lecture » de notre monde complexe qu’il nous faut mieux comprendre pour résister à tous les simplismes et les complotismes. Il faut apprendre à lire chaque événement, chaque crise, chaque conflit en cherchant à déceler ce que chacun d’entre eux révèle de la reconstruction de notre monde, du nouveau système émergent avec ses nouveaux déséquilibres et ses nouveaux équilibres.