Depuis la fin février, la crise du Covid-19 écrase toute l’actualité internationale. Comme si le virus avait pétrifié l’ensemble des crises et des conflits mondiaux, du Sahel à l’Irak, la Syrie, le Yémen, ainsi que la vie politique (suspension des primaires américaines, des élections politiques en Bolivie, en Serbie, en France).
Aujourd’hui, on assiste à une multiplication des scénarios post-Covid-19, les uns pessimistes et les autres optimistes, allant d’un monde apocalyptique du chacun pour soi, de l’autoritarisme généralisé et de la suprématie chinoise à un monde moins conflictuel, plus solidaire et plus mondialisé. En réalité, répétons-le, on n’est encore, cinq mois après le déclenchement de l’épidémie en Chine, qu’au début de cette crise et pas du tout dans sa sortie. On n’aperçoit pas encore tous les effets de cette « grande guerre » qui a tout juste débuté. Impossible, donc, de tracer le moindre bilan, tant les points d’interrogation sont encore multiples. Il ne sert à rien de dresser des scénarios susceptibles d’être démentis quelques semaines plus tard, comme on le verra dans cette lettre.
Ce qui est possible de faire aujourd’hui est de suivre le plus attentivement possible les différents « tableaux de bord » de la crise et d’en tirer quelques observations.
Le premier tableau de bord est le tableau sanitaire de l’épidémie.
Cette épidémie produite par le Covid-19 est très différente des pandémies des vingt dernières années, le SRAS asiatique, la grippe H1N1 mexicaine, le MERS moyen-oriental, le Zika polynésien et antillais, l’Ebola ouest-africain. Toutes sont restées régionales, africaines ou asiatiques, éloignées du monde occidental et n’ont donc pas mobilisé le monde. Le Covid-19 est totalement mondialisé.
Il faut réaliser que l’on est entré dans une guerre mondiale de type nouveau, une guerre sanitaire entre l’ensemble des États du monde et un ennemi inédit, très dangereux, et encore largement insaisissable, un virus à la circulation foudroyante, mais dont on ne connaît pas encore la nature exacte, son processus de propagation, son évolution propre et les moyens de s’en défendre. La grande peste noire du 14e siècle avait été perçue comme un signe du destin face auquel on était impuissant. La grippe espagnole de 1920 avait été vécue comme un simple épisode de la fin de la Guerre mondiale, dont on était heureux de s’être sorti. Cette fois-ci, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une épidémie mondiale est vécue comme une guerre qu’il faut mener, mais sans que l’on sache exactement comment. C’est un peu une guerre mondiale contre une ombre menaçante et insaisissable. Après cinq mois de « guerre », on ne connaît pas encore vraiment l’ennemi.
Posons simplement les trois questions suivantes.
Le virus semble être stoppé en Chine. Mais les facteurs originaires de son apparition dans la région du Wuhan sont toujours présents. S’il mutait, le Covid-19 pourrait repartir de plus belle en Chine dans quelques mois.
L’Afrique, jusqu’ici épargnée, commence à être infestée et pourrait connaître une véritable catastrophe sanitaire et humaine. Celle-ci pourrait déclencher une nouvelle vague d’épidémie vers l’Europe.
On ne connaît pas du tout la durée qui sera celle du confinement mondial. Ce confinement, qui s’applique désormais à près de 4 milliards de personnes, la moitié de l’humanité et d’où découle l’arrêt partiel de l’économie mondiale, est la première arme de défense contre le virus en attendant la fabrication d’un vaccin labellisé et efficace. Il pourrait devoir se prolonger jusqu’à l’automne, voire au-delà, en fonction de l’étalement de l’épidémie absolument non prévisible aujourd’hui.
Dans ces trois cas de figure, les conséquences induites, humaines, économiques, sociales, politiques, seraient totalement différentes de celles prévues aujourd’hui. Bref, on ne sait pas du tout encore quand ni comment va se faire la sortie de cette guerre.
Par contre, ce qu’il faut signaler est la remarquable rapidité de la mobilisation de la communauté scientifique mondiale, notamment autour du réseau épidémiologique Promed, sur l’identification du virus. Dès le 30 décembre 2019, l’alerte a été donnée par des correspondants chinois sur des cas inexpliqués de pneumonie, les échanges de mails ont commencé, le 10 janvier 2020 une équipe de Shanghai publie le génome du nouveau virus, et, en un clic, le partage des données s’est fait dans l’ensemble de la communauté épidémiologique. Ce qui s’était fait en un an pour le VIH, en un mois pour le SRAS en 2003, s’est fait en une semaine pour le Covid-19.
Le second tableau de bord est d’ordre humain et culturel.
Il est celui des « passions » générées par cette guerre et des conséquences qui peuvent en découler.
La lettre précédente avait constaté la naissance en mars d’une grande peur mondialisée qui avait atteint l’ensemble des États et des sociétés. Cette peur s’est développée d’autant plus que la guerre du Covid-19 ne distingue pas un front et un arrière mais se situe au cœur des sociétés devenues la cible de l’ennemi. Cette peur entraîne logiquement un repli sur soi, un réflexe de fermeture vis-à-vis des « autres ».
Cette peur s’est traduite ces dernières semaines par une demande générale de sécurité, qui a poussé nombre d’États, y compris les plus marqués par une culture libérale (Grande-Bretagne, États-Unis…), à décider le confinement ou à procéder à la fermeture totale ou partielle des frontières. Ce besoin de sécurité se traduit par une privation de la liberté de circulation totalement étrangère aux sociétés démocratiques mais d’autant plus souhaitée et acceptée que la peur est là.
Ce besoin de sécurité engendré par la peur a entraîné un besoin d’autorité. Une telle situation est à l’avantage des systèmes autoritaires. Mais les démocraties libérales s’adaptent à ces demandes d’autorité en introduisant une « gestion de guerre », par la suspension de certaines libertés, par l’émergence des pouvoirs spéciaux et des régimes d’urgence, par la polarisation sur les pouvoirs exécutifs au détriment des institutions parlementaires. Ces demandes générales d’autorité bousculent la vie démocratique classique, comme en temps de guerre.
Encore faudra-t-il que les princes qui gouvernent les peuples gagnent les prochaines batailles contre l’ennemi. Car il leur sera demandé des comptes, à un moment ou à un autre, au nom de cette même peur qui gouverne actuellement les peuples. La peur actuelle, nourrie des populismes latents dirigés contre les élites, pourrait entraîner ultérieurement des ressentiments exacerbés contre les dirigeants en place.
La peur mondialisée a également généré — à côté de gestes de solidarité transnationaux tel l’accueil de malades de pays voisins — des comportements classiques de « chacun pour soi » et de « sauve qui peut » national. L’illustration la plus forte est l’actuelle compétition sauvage des États sur le marché médical des masques et des médicaments liés à la réanimation, un marché où le seul grand producteur est la Chine et où les grands consommateurs en concurrence sont les pays européens et les États-Unis.
Cela dit, la peur et la gestion de la guerre nouvelle se déclinent de façon différente selon les régions et leurs cultures. La « mobilisation sociale » dans cette nouvelle guerre est forcément différente selon les régions du monde. Car la peur se combine à deux autres réalités, la mémoire ou pas d’épidémies précédentes, et les cultures existantes, plus ou moins individualistes ou plus ou moins « disciplinées ». Ces deux réalités combinées d’une mémoire présente ou absente de grandes pandémies et d’une culture plus ou moins « collective » différencient fortement l’Asie, l’Europe et l’Amérique. L’équation peur/autodiscipline n’est pas de même nature selon ces trois régions.
Les États démocratiques asiatiques — Singapour, Corée du Sud, Taiwan —, souvent cités en modèles, sont très particuliers car ils sont tout à la fois riches de la mémoire du SRAS, meurtrier chez eux, et culturellement « autodisciplinés », habitués au port du masque en tout temps. La Chine a la mémoire d’avoir été le foyer de plusieurs épidémies précédentes et elle est « forte » d’un régime hyper autoritaire qui a tout fait pour faire oublier l’inertie du premier mois de l’épidémie. L’Europe occidentale a montré sa vulnérabilité devant une guerre inédite pour elle où elle redécouvrait brutalement le risque sanitaire complètement perdu de vue depuis la grippe espagnole, mais a pris tellement peur qu’elle s’est précipitée dans un confinement largement accepté, pour le moment en tout cas. Quant aux États-Unis, d’abord convaincus d’être protégés d’une épidémie « étrangère » chinoise et européenne, leur culture libérale est telle qu’une mobilisation totale contre le virus est difficile à engager.
Le troisième tableau de bord est celui de l’économie mondiale.
D’ores et déjà, le monde connaît une chute sans précédent depuis la grande crise de 1929 de l’activité économique mondiale. Le confinement mondial a provoqué, en trois mois, d’abord l’arrêt de nombreuses chaînes de production chinoises, puis l’arrêt de la moitié des chaînes de production mondiales, ainsi que la chute brutale de la consommation mondiale, dont la consommation d’énergie. À l’heure présente, la Chine, seconde économie mondiale, a vu sa croissance chuter de 6 % à 2,5 %, et l’Union européenne est entrée dans un cycle de récession importante. Les États-Unis viennent juste d’entrer dans le cycle de l’épidémie, mais il est déjà annoncé une profonde récession.
Déjà, quatre grandes crises se profilent, une crise de la production automobile, une crise des transports aériens, une crise des industries touristiques et une crise pétrolière exprimée par un effondrement des prix du baril, synonyme de grandes difficultés pour un grand nombre de pays producteurs (Venezuela, Algérie…). Et plus le confinement mondial va durer, plus les chiffres de l’économie mondiale vont plonger. Le monde va connaître une profonde récession. Mais le point positif est que tous les États, même les plus libéraux, ont tiré les leçons de 2008 en prenant en charge toute une partie de l’économie nationale pour éviter les faillites en cascade et l’explosion du chômage.
Le quatrième tableau de bord est géopolitique.
Il est celui de l’effet « Covid-19 » sur les grands acteurs de la scène mondiale.
Début février, l’analyse géopolitique dominante consistait à dire que la Chine, en pleine tourmente de l’épidémie, après un mois d’inertie et d’errements, allait être triplement affaiblie. Son économie, qui était sur une pente de 6 % de croissance, allait chuter. L’autorité politique de son nouvel empereur Xi Jinping allait être contestée, tant de l’intérieur du Parti Communiste que par la population. Et l’image extérieure de la Chine allait être sérieusement écornée.
Mi-avril, l’analyse dominante est inversée. Beaucoup d’experts viennent affirmer que, dans la nouvelle « guerre froide » apparue ces dernières années entre l’Amérique et la Chine, qui est une double guerre commerciale et culturelle, cette dernière est en train de marquer un point gagnant décisif.
La Chine a réussi à maîtriser l’épidémie et à produire un récit de cette réussite sanitaire. Son économie redémarre. Son système politique autoritaire mené à la baguette par le Parti Communiste sous la houlette de son timonier Xi Jinping contrôle parfaitement le pays. La Chine réexporte à tout va sa production de masques vers le monde occidental. Elle se permet de vanter sa politique exemplaire de victoire contre l’épidémie, sans rappeler qu’elle avait été aidée par de nombreux pays en janvier-février. Elle s’efforce maintenant de mettre en place une « route de la soie sanitaire » du Pakistan à l’Italie, laquelle a reçu 300 personnels médicaux chinois et d’apparaître auprès des États africains comme leur principal sauveur dans la guerre prochaine qu’ils vont connaître. L’image du jour répétée à satiété par les experts est celle d’une Chine gagnante, face à une Europe déstabilisée et une Amérique affaiblie. Alors que l’épidémie frappe de plein fouet le monde occidental, Europe et États-Unis, la « victoire « chinoise sur le Covid-19 accélérerait la puissance chinoise jusqu’à en faire la première puissance mondiale et le leader de la planète.
Or, tant le scénario de février sur la Chine perdante que celui d’avril sur la Chine gagnante ne tiennent pas. Certes, à l’heure actuelle, la « réussite » sanitaire chinoise contraste totalement avec l’image chaotique des États-Unis et de la gestion de la crise par Trump. Mais il est bien trop tôt pour dresser le bilan géopolitique du Covid-19, tant il peut se passer de choses dans les prochaines semaines et les prochains mois. Il y aura sûrement un gros coup de frein de l’économie chinoise, ce qui viendra freiner ses grands projets extérieurs. Il peut y avoir un rebond de l’épidémie chinoise. Mais, plus sûrement, les différents discours tenus ces dernières semaines montrent la résilience occidentale. Notamment, les économies occidentales ont pris conscience des excès de la délocalisation de leurs entreprises et voudront demain se réapproprier de nombreuses chaînes de production en poussant à la désinisation. Un tel processus accélérerait une certaine démondialisation économique amorcée ces toutes dernières années.
Il faut dire un mot de l’Union européenne, car elle joue gros dans la bataille actuelle. Elle joue sa crédibilité, dans une situation post-Brexit, avec en son sein des États tentés par le « chacun pour soi », notamment les États d’Europe centrale et des opinions publiques très travaillées par des populismes anti-européens. Ainsi, l’Italie, de nouveau, comme dans la crise migratoire, s’est sentie abandonnée en février.
En attendant les chiffres américains et africains des prochains mois, l’Europe est à l’heure présente le continent de loin le plus éprouvé par l’épidémie. L’Union n’a formellement aucune compétence sanitaire, car les politiques de santé restent de la compétence nationale. Mais la Commission européenne, après un temps de retard, a décidé de jouer un rôle d’aiguillon. La similitude des situations entre l’Italie, l’Espagne, la France, l’Allemagne a conduit à ce que Bruxelles serve de cadre à un travail en commun des ministres de la Santé des différents pays européens, chacun ayant bien conscience que la sortie de crise de l’un ne pourra se faire sans coordination étroite avec les autres pays.
De façon discrète mais efficiente, en relation avec les principales puissances chimiques de l’Union que sont la France et l’Allemagne, la Commission européenne conduit un travail important sur une coordination européenne future du stockage et de la production des produits médicaux nécessaires à la lutte antivirus à l’ensemble des États membres, de façon à ce que l’Europe retrouve une certaine « souveraineté » en la matière après les décennies de délocalisation industrielle des années 1980-2010.
Mais l’essentiel de l’action européenne est d’ordre financier et économique. À court terme, il s’agit d’aider les États à effectuer de lourdes dépenses budgétaires imprévues en décidant, au nom des « circonstances exceptionnelles », la suspension des règles budgétaires du Pacte de Stabilité, ce qui est une « révolution » pour l’Union européenne. Il s’agit également de sauver les entreprises européennes en crise financière par l’action complémentaire de la Banque Centrale Européenne, la BCE, en soutien des plans nationaux d’aide d’État aux entreprises avalisés par la Commission.
À moyen terme, il s’agira de relancer l’économie européenne par un plan de relance massif financé par l’Union. Les discussions en cours sur cet objectif butent aujourd’hui sur la traditionnelle différence de culture budgétaire entre l’esprit de rigueur de l’Europe du nord et l’esprit de souplesse de l’Europe du sud. Mais la crise économique qui se profile est telle que l’ensemble des dirigeants européens ont conscience qu’ils devront faire preuve de beaucoup plus de détermination et d’audace que lors de la crise financière de 2008 ou lors de la crise grecque sur l’euro de 2012. La formule maîtresse des deux femmes qui dirigent la Commission européenne et la Banque Centrale Européenne est aujourd’hui le « Quoi qu’il en coûte ». Encore faudra-t-il que les deux Europes, du nord et du sud, s’entendent finalement pour développer des instruments de financement communs.
Fortement bousculée par la guerre qu’elle livre actuellement, l’Europe va peut-être s’engager demain dans un grand débat sur ce qu’elle veut être, une simple Union économique ou une véritable communauté, et sur les conditions de sa « souveraineté existentielle ».
Il est bien trop tôt pour pouvoir dire quelque chose de solide sur la prochaine élection présidentielle américaine (à qui profitera l’effet Covid ?), sur la Russie, tout juste atteinte par l’épidémie, ou sur l’Iran ravagée par l’épidémie.
Au final, il faudra voir de quelle façon s’en sortent les principaux acteurs de la vie mondiale, États-Unis, Europe, Chine, Russie, grandes puissances régionales du Brésil, de l’Afrique du Sud, de l’Iran, de l’Inde. Les grands « vainqueurs » du Covid-19 en acquerront un surcroît d’influence extérieure mais également une légitimation accrue de leur idéologie et de leur système politique. La bataille engagée aujourd’hui contre le virus aura demain des conséquences sur la grande bataille culturelle mondiale engagée entre la démocratie libérale dans ses deux versions européenne et américaine, les régimes illibéraux, l’idéologie populiste, les systèmes autoritaires à la chinoise ou à l’iranienne.
Terminons cette lettre par une note plus personnelle.
L’Union européenne a l’opportunité de marquer des points importants, dans cette guerre, en prenant quatre initiatives.
Il s’agit de sa « souveraineté médicale » en matière de lutte antiépidémique par la réappropriation des grandes chaînes de production des médicaments et produits sanitaires. Il s’agit d’un grand plan d’assistance à l’Afrique, continent proche et lié à l’Europe par de multiples liens. Il s’agit du renforcement de la gouvernance économique mondiale au sein du G20, création d’origine française engagée après la crise de 2008. Il s’agit enfin d’un projet de création d’une gouvernance sanitaire mondiale par le renforcement de l’OMS, laquelle devrait devenir une « vigie » mondiale plus active et réactive qu’aujourd’hui face aux futures pandémies, par un partenariat avec les grands réseaux médicaux civils et pas seulement les États.