La Turquie vient de réélire Recep Erdogan à la présidence de la République turque, après une campagne très disputée. Mais la Turquie ne se résume pas à Erdogan ! Il y a la Turquie d’Erdogan depuis plus de ving ans. Et, avant Erdogan, il y a eu la Turquie de Mustafa Kemal, le fondateur de la Turquie moderne. Et, auparavant, il y a eu l’Empire ottoman, l’un des empires les plus vastes et les plus durables que notre monde ait connu, un Empire qui a été du 15e au 17e siècles la plus grande puissance mondiale. Et, avant l’Empire ottoman, il y a eu l’Empire turc seljoukide qui avait conquis l’Empire arabe bâti par les califes successeurs de Mahomet. Et, à l’origine, il y a eu le peuple turc, un très vieux peuple installé aux confins de la Chine et de la Mongolie.
Pour comprendre la Turquie actuelle, il faut retracer la longue histoire de ce peuple turc, un peuple qui a eu l’exceptionnel destin de naître asiatique, de devenir grand en Orient et de se refabriquer aujourd’hui à moitié européen.
I. Les Turcs, un très vieux peuple itinérant et conquérant. Les deux Empires oghouze et seljoukide (6e-12e siècles)
Les Turcs sont un très vieux peuple apparu 2000 ans avant notre ère. Il est issu de populations établies au nord de la Chine, dans la chaîne de l’Altaï et en Mandchourie, qui pratiquent leur propre langue, le « vieux turc », et une religion chamaniste.
L’histoire turque est d’abord une légende fondatrice reposant sur le personnage d’Oghuz Khan, fondateur du peuple turc et ancêtre de la branche principale des Oghouzes. Citons l’une des phrases caractéristiques attribuées à Oghuz : « Je suis devenu votre Khan. Prenons tous des épées et des boucliers. Le loup gris sera notre cri de guerre. Nos lances de guerre seront une forêt. Le soleil est notre drapeau et le ciel notre tente. Je suis le Khan des Turcs. Et je serai le Khan des quatre coins de la terre. »
Dans la Haute Antiquité, le peuple turc effectue une première migration vers la Mongolie puis l’Asie centrale. Ils sont les premiers nomades de l’Asie centrale, bien avant les Huns et les Mongols. Puis, au cours des siècles du Moyen Âge, le peuple turc poursuit son nomadisme vers l’ouest en se transférant de l’Extrême-Orient à l’Asie Mineure. Il conquiert et détruit les États et Empires existants et bâtit successivement trois empires.
L’apparition du premier Empire turcdate du 6e siècle de notre ère. Il s’agit de l’Empire oghouze bâti par les descendants d’Oghuz Khan. Il rassemble pour la première fois les tribus turques dans un État de type « confédéral ». Et, surtout, il se réfère pour la première fois à la turquicité par son appellation d’Empire « turc ». Étendant son contrôle de la Mongolie et de l’Asie centrale jusqu’à la Caspienne, il est en conflit permanent pour le contrôle de la Mongolie avec les Chinois et les Ouïghours alliés des Chinois. Cet Empire dure jusqu’au 11e siècle.
Le second Empire turc, apparu au 10e siècle, est l’Empire seljoukide. Ce nouvel Empire est bâti par une branche périphérique des Oghouzes, la tribu des Seljoukides menée par le prince turc Seljouk. Celui-ci est établi sur la mer d’Aral – où il reste aujourd’hui des traces architecturales de sa présence – et prend le relais de l’ancien Empire oghouz. Fait essentiel, Seljouk va se convertir à l’islam sunnite. Aux 11e et 12e siècles, les princes seljoukides se dirigent vers l’ouest et entreprennent la conquête de l’Afghanistan et de la Perse. Puis, en 1055, ils conquièrent Bagdad, capitale de l’Empire arabe et du califat abbasside, un califat très affaibli tombé aux mains de vizirs chiites. En 1055, l’Empire arabe islamique devient une partie de l’Empire seljoukide, un grand Empire dont la capitale est Téhéran et dont la langue officielle devient le persan.
Ainsi, les Turcs, venus de l’extrême Asie, après leur victoire sur l’Empire arabique, sont désormais les maîtres du Moyen-Orient. Mais l’Empire seljoukide s’affaiblit progressivement par le jeu des successions familiales au sein de la mouvance seljoukide. Au 13e siècle, l’invasion mongole envahit l’Empire seljoukide, s’empare de Bagdad et met fin au califat encore exercé formellement par les derniers membres de la dynastie abbasside.
Ainsi, le Turc a d’abord guerroyé avec succès contre le Chinois pour bâtir son premier Empire, le Khanat oghouze. Puis il a défait l’Empire arabe abbasside pour bâtir son second empire, l’Empire seljoukide. Mais la pression mongole pousse les Turcs à aller encore plus à l’Ouest.
II. Les Turcs, une grande puissance mondiale : l’Empire ottoman (13e-19e siècles)
A. La genèse d’une puissance (11e-13e siècles)
Le troisième Empire turc, apparu à la fin du 13e siècle, est bâti en Anatolie. En 1071, les Seljoukides conquièrent l’Anatolie grecque sur l’Empire byzantin et créent le sultanat d’Anatolie, confié aux tribus seljoukides de Roum, la future ville de Konya, et à son chef tribal, Osman Ier. Osman Ier bâtit l’Empire « ottoman », dérivé arabe d’Osman.
L’Anatolie est une région située au carrefour de plusieurs mondes, le monde du Moyen-Orient, le monde européen, le monde caucasien, l’Asie centrale. Elle permet par ailleurs, si on contrôle l’autre rive et Constantinople, d’être le gardien du Bosphore et de la mer Noire. C’est l’objectif des Turcs ottomans.
Cette nouvelle puissance assemble une population forte de 30 millions d’habitants, une grande force militaire et une idéologie religieuse, l’islam sunnite, au service de la turquicité conquérante. L’armée turque, « l’armée de l’islam », est une armée forte de 200 000 hommes, de très grande qualité, autour du corps d’élite des janissaires formé d’esclaves chrétiens, d’une infanterie de masse, d’une artillerie moderne et d’une flotte dominant la Méditerranée. L’islam turc est un islam sunnite orthodoxe, hostile au chiisme et éloigné des courants radicaux du sunnisme. Les sultans ottomans captent à leur profit le titre de « calife » abandonné depuis l’invasion mongole et la mort du dernier calife abbasside, de telle façon que le sultan ottoman devient le « Commandeur des croyants » de tout l’islam sunnite entre les 13e et 20e siècle. Cette distinction califale légitime la construction d’un empire bâti au nom de la « guerre sainte » et de la lutte contre les « infidèles ».
B. La construction d’une puissance (14e-17e siècles)
La construction de l’Empire ottoman, la « Sublime Porte », s’effectue entre le 14e et le 17e siècle.
Les Turcs ottomans conquièrent d’abord la Grèce et l’Europe balkanique, la Bulgarie, l’Albanie, la Bosnie, la Macédoine, puis la principale puissance de la région, la Serbie, après la bataille du « Champ des Merles » de 1389 au Kosovo. D’emblée, l’Empire turc s’européanise par les Balkans, appelés la « Roumélie ». Cette partie européenne de l’Empire devient le vivier des élites ottomanes par la sélection des janissaires et le recrutement de hauts fonctionnaires.
En 1453, Mehmet II conquiert Constantinople, prise en tenaille entre l’Anatolie et la Roumélie. La prise par les Ottomans de la capitale de l’Empire byzantin vieux de 10 siècles, la « seconde Rome », est une date historique qui marque le début de l’ascension de la puissance mondiale turque. Mehmet II transfère sa capitale d’Andrinople à Constantinople, désormais appelée Istanbul.
S’ensuivront la conquête des deux Méditerranées :
– la Méditerranée arabique et musulmane avec la Syrie, l’Égypte contre le sultanat mamelouk (1517), et le Maghreb,
– la Méditerranée chrétienne avec Rhodes, Chypre, la Crête. La résistance héroïque des chevaliers de l’ordre de Malte fera de cette île le « dernier rempart de la chrétienté ».
Les Ottomans poursuivent vers le sud par la conquête du Moyen-Orient avec l’Arabie, Aden, l’Irak reconquise sur les Mongols, et vers l’est par la conquête de la mer Noire, du Caucase avec l’Arménie, de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, puis vont jusqu’à la Crimée et la mer d’Azov.
L’étape ultime est la conquête en Europe des principautés danubiennes, la Moldavie et la Valachie, ainsi que d’une partie des royaumes chrétiens de l’Europe centrale dont une moitié de la Hongrie après la victoire de Mohacs de 1526 contre les troupes hongroises. C’est alors la marche vers Vienne avec le premier siège de 1529. L’objectif des Turcs ottomans menés par le sultan Soliman le Magnifique est la conquête de l’Empire de Charles Quint. La quatrième campagne de Soliman en Europe contre Charles Quint est le choc géostratégique des deux superpuissances de l’époque. Le choc entre l’Empire des Habsbourg et l’Empire ottoman est le face-à-face d’un Empire turc sûr de sa force et d’une Europe tout juste naissante.
C. La suprématie d’une puissance (16e-17e siècles)
Après avoir détruit l’Empire byzantin et s’être lancé à la conquête de l’Europe chrétienne, de la Géorgie à l’Empire des Habsbourg, après avoir chassé le Mongol de Bagdad et restauré un empire islamique sunnite dont il assure la gestion, l’Empire turc ottoman est devenu aux 16e et 17e siècles la plus grande puissance mondiale. En 1566, à la mort de Soliman le Magnifique, l’Empire ottoman est à l’apogée de sa puissance. Aucune puissance européenne ne peut ignorer la puissance ottomane. L’« alliance de revers » de la France de François Ier avec le sultan ottoman contre l’Empire des Habsbourg, ou la réception grandiose en 1669 du « Grand turc » par Louis XIV à Versailles, en témoignent.
À l’égal de l’Empire romain qui « réussit » ses conquêtes mais également la gestion durable de ses conquêtes, l’Empire ottoman est un empire « réussi ». La « Sublime Porte » pratique une gestion intelligente et pragmatique de l’Empire, une gestion « douce » après une conquête « dure ». Les dirigeants turcs bâtissent en effet un empire non pas turquisé, mais se voulant pluriel et, ainsi, « universel ». L’Empire ottoman n’est pas national mais multinational et multiculturel. Les sultans ottomans mettent délibérément leur turquicité à l’arrière-plan.
Les sujets de l’Empire se définissent non pas comme turcs mais comme ottomans. Il se produit d’ailleurs un certain mélange ethnique des Turcs ottomans d’origine asiatique avec les populations caucasiennes d’origine indo-européenne. Les Ottomans inventent des formes différentes de gouvernement des territoires conquis de façon à ce que les peuples y gardent leur identité. Cohabitent au sein de l’Empire des royaumes semi-autonomes, des provinces gouvernées par les pachas, des petites régions établies en sandjaks et vilayets, les États chrétiens vassaux mais autonomes, tels la Roumanie et la Géorgie, les territoires établis comme régences ou beylicats, comme Tunis, Alger, ou la Crimée, et l’autonomie quasi totale du Liban. Le respect des coutumes et des règles locales est garanti par les « divans », ces conseils de notables locaux associés aux pachas pour la gestion des affaires du territoire.
Les sultans ottomans reprennent tel quel le système arabe de la gestion de la pluralité et de la tolérance religieuse au sein de l’Empire. Ils pratiquent l’accueil des Juifs chassés d’Europe, dont les Juifs espagnols, et aident à leur localisation à Salonique ou à Jérusalem. Ils reprennent le système de la dhimmitude appliqué aux deux autres grandes religions monothéistes, le judaïsme et le christianisme, dont les sujets sont libres de leur religion et de leur état civil dans le cadre des « millets » mais sont soumis à un tribut fiscal particulier et doivent envoyer leurs garçons aînés chez les janissaires. La pérennisation de ce système communautaire six siècles durant « fabrique » durablement le Proche-Orient, au Liban, en Syrie, en Palestine, en Irak.
Le système social ottoman, contrairement au système féodal nobiliaire dominant en Europe à la même époque, repose sur le principe de l’ascenseur social. Il pratique l’intégration et la méritocratie des non-musulmans méritants et capables, notamment ceux de la Roumélie. Beaucoup d’entre eux intègrent les corps civils et militaires, janissaires et fonctionnaires de l’Empire, et sont susceptibles d’accéder aux plus hautes fonctions administratives de bey, pacha ou vizir, tel l’Albanais Mehemet Ali devenu le pacha de l’Égypte, ou Kheireddine Pacha, l’esclave caucasien devenu le grand vizir du bey de Tunis et le fondateur de la Tunisie moderne.
D. Le déclin (18e-19e siècles)
Cet Empire a été le plus grand empire mondial, s’étendant des portes de Vienne à Aden, des confins de l’Afrique à l’Ukraine. Il est l’un des plus durables de l’histoire mondiale, sur six siècles. Et du 14e au 18e siècle, cet empire immense et pluriel bénéficie de cinq siècles d’une relative paix civile relative.
Aucun empire n’est éternel. À un moment, même s’il a « réussi », tout empire s’affaiblit de l’intérieur et est contesté par les peuples qu’il assemble ou par les puissances qui l’entourent.
Le premier coup d’arrêt de la puissance turque a été la défaite navale de Lépante contre la coalition chrétienne en 1571. Puis la guerre ottomano-persane de 1603-1615, menée par la Perse de la dynastie safavide révoltée contre le sultan, débouche sur l’indépendance retrouvée de la Perse après la défaite ottomane et la conversion de la Perse au chiisme devenu religion d’État pour renforcer l’iranité en réaction à l’ancien tuteur turc. L’échec du quatrième siège de Vienne en 1683 et le traité de Karlowitz de 1699 par lequel l’Empire ottoman perd pour la première fois des territoires en Europe, dont la Hongrie, marquent, en cette fin de 17e siècle, le début de la fin de la toute-puissance ottomane. En 1783, la « Sublime Porte » assiste à la perte de la Crimée face à Catherine II et, en 1798, à l’expédition d’Égypte de Bonaparte, le premier retour des Européens sur la terre musulmane depuis les croisades.
Le 19e siècle voit l’Empire ottoman s’affaiblir et décliner pas à pas. D’un côté, il se produit l’affaiblissement politique du sultanat, marqué par les luttes internes entre le sultan, le vizir, les janissaires, dont le règne du « sultan rouge » Abdulhamid II est la plus forte et la plus sanglante illustration. En parallèle, l’Empire doit lutter de plus en plus face à l’essor de l’Europe et aux revendications des peuples qui le composent. Malgré les réformes internes accomplies par les sultans ouverts au progrès (période des « tanzimats »), l’Empire devient « l’homme malade de l’Europe » et attire de plus en plus les convoitises des puissances européennes. Ce que l’on appelle « la question d’Orient » n’est pas autre chose que la volonté des Européens de dépecer un Empire ottoman affaibli. Au 18e siècle, Catherine II a ouvert la voie avec la guerre russo-turque pour la conquête de l’Ukraine cosaque, de la Crimée, du Caucase et de la route vers l’Orient. Tout au long du 19e siècle, les puissances européennes soutiennent les guerres d’indépendance des peuples européens intégrés à l’Empire ottoman. De la Grèce en 1830 aux guerres balkaniques de la fin du 19e siècle, face à la Ligue balkanique coalisant les pays chrétiens des Balkans (Serbie, Bulgarie, Grèce) et soutenue par la Russie, l’Empire ottoman perd la Macédoine, Salonique, la Thrace occidentale rattachée à la Grèce et l’Albanie devenue indépendante.
III. La chute de l’Empire ottoman, à l’origine de la nouvelle turquicité (les « Jeunes-Turcs »)
La crise qui suit de la chute de l’Empire ottoman conduit à la construction d’une turquicité retrouvée, sortie de la gangue ottomane, sous la forme d’un nationalisme turc radical et xénophobe. En fait, le vieux peuple turc se retrouve seul avec lui-même, fier de son destin et de sa marque dans l’histoire et d’autant plus marqué par la chute de son Empire. L’ancien modèle intégrateur ottoman fait place à la défense de la « race turque ».
Les « Jeunes-Turcs », présents au pouvoir de 1902 à 1918, sont les précurseurs de la nouvelle Turquie. Au début du 20e siècle, le déclin continu de l’Empire provoque des réactions nationalistes au sein des élites. Les écoles militaires en sont le creuset. La fascination devant la nouvelle puissance européenne conduit à la volonté d’introduire une modernité à l’occidentale au sein du système ottoman.
Il se crée en 1902, à Paris et à Salonique, le mouvement secret des « Jeunes-Turcs ». Les « Jeunes-Turcs » sont la matrice de tous les courants politiques de la Turquie moderne. Le mouvement se forge autour de trois courants :
– le courant occidentaliste libéral, laïc et fédéraliste, auquel adhèrent les minorités dont les Arméniens, mais qui reste toujours minoritaire,
– le courant nationaliste « turquiste », un courant intégrationniste, « maurrassien », laïc, centralisateur et jacobin, animé par le chef du mouvement, Ahmed Riza, première mouture du kémalisme,
– le courant islamiste issu du mouvement des Jeunes-Ottomans du 19e siècle, favorable à une modernisation sans occidentalisation, point de départ du mouvement islamiste turc.
L’accord se fait entre les trois courants pour se soulever contre le « sultan rouge » Abdulhamid, établir une Constitution et s’appuyer sur l’armée. La révolte de Salonique de 1908 conduit à la démission du sultan, à des élections et au gouvernement des « Jeunes-Turcs ». Abdulhamid est remplacé par le sultan Mehmed V, un sultan dépouillé de tout pouvoir. La crise politique rebondit du fait de l’effondrement de l’Empire en Arabie et dans les Balkans. Elle aboutit à la prise du pouvoir en 1913 par un groupe d’officiers radicaux « Jeunes-Turcs » emmenés par les « Trois Pachas », Enver Pacha, Talaat Pacha et Djemal Pacha, ardents défenseurs du courant nationaliste turc intégrationniste. Les réformes modernisatrices réalisées par les « Jeunes Turcs » dans l’agriculture, la construction d’une industrie, l’urbanisation, la laïcisation de l’éducation et de la justice, le statut de la femme ont amorcé la voie de la Turquie moderne et de sa future puissance économique. Mais le nationalisme intégrationniste du gouvernement des « Trois Pachas » le conduit à vouloir construire un État-nation jacobin à partir d’une société plurinationale, turque, grecque, arabe, arménienne, kurde. La conséquence logique en une politique répressive menée contre les minorités non turques, prélude du futur arménocide.
Au fur et à mesure que la guerre s’approche, les officiers « Jeunes-Turcs », hostiles à l’Angleterre et à la Russie qui aspirent au dépeçage de l’Empire ottoman, se rapprochent de l’Allemagne pour former la nouvelle armée turque et nouent l’alliance avec le Reich allemand de l’empereur Guillaume II.
Durant la Première Guerre mondiale, la Turquie des « Trois Pachas » alliée de l’Allemagne se bat à l’ouest sur les fronts des Dardanelles et des Balkans face aux armées franco-britanniques ; et à l’est sur le front caucasien contre la Russie alors aidée par des groupes arméniens. En 1915, le gouvernement militaire Jeune-Turc déclenche l’arménocide, point d’aboutissement radical d’une haine mise en place les années précédentes contre cette communauté chrétienne de plus en plus perçue comme « étrangère » à la nouvelle société turque par le courant nationaliste intégrationniste des Jeunes-Turcs et jugée responsable de la défaite militaire face à l’armée russe dans le Caucase. Il s’agit du premier grand génocide moderne, fait de massacres sur place et de déportations, qui élimine 1,2 million d’Arméniens, les deux tiers de la communauté du pays. La guerre a également un débouché au sud, sur le front arabe. Avec l’appui de Lawrence d’Arabie, le soulèvement arabe contre les Turcs en échange de la promesse anglaise d’un grand royaume arabe faite à l’émir Hussein de La Mecque débouche sur l’effondrement militaire turc et la prise de Bagdad et de Jérusalem par les Anglais.
La mort du sultan fantoche Mehmed V et l’arrivée au palais de Dolmabahçe de Mehmed VI surviennent au printemps 1918. En novembre 1918, la défaite militaire et la signature de l’armistice provoquent la fuite du gouvernement Jeune-Turc des « Trois Pachas ». La Turquie est alors occupée par les armées alliées.
IV. La Turquie moderne de Mustafa Kemal (1919-1938)
A. La révolte contre le traité de Sèvres
En 1919, la Turquie occupée est dirigée par le nouveau sultan Mehmed VI, un sultan occidentalisé et anglophile, très hostile aux Jeunes-Turcs et critique du génocide arménien. Mehmed VI signe sans état d’âme le traité de Sèvres en 1920, un traité humiliant pour la Turquie. Sèvres démembre complètement ce qui reste de l’Empire ottoman. Le Moyen-Orient est attribué aux Anglais et aux Français. Il est prévu la création à l’est de l’Anatolie d’un État kurde et de la « Grande Arménie » réunifiant l’Arménie russe et l’Arménie ottomane. Le détroit des Dardanelles et le Bosphore sont mis aux mains de la flotte anglaise. La Thrace orientale et la région de Smyrne, peuplée à 50 % de Grecs depuis des siècles, sont transférées à la Grèce. La Turquie du traité de Sèvres en revient quasiment à la Turquie de l’Anatolie centrale du sultanat d’Osman du 13e siècle. De plus, les puissances européennes vainqueurs imposent la démilitarisation et la tutelle des finances confiée à l’Angleterre. En signant le traité de Sèvres, l’anglophile Mehmed VI perd toute légitimité, abandonné qu’il est par son armée et son peuple.
Or, en 1919, au cœur de l’Anatolie, près d’Ankara, l’ancien chef d’état-major qu’était Mustafa Kemal lance une insurrection contre le sultanat d’Istanbul. Né à Salonique, jeune officier formé à l’Académie militaire, admirateur des auteurs français du 18e siècle, de la Révolution française et de Bonaparte, Mustafa Kemal a brillé militairement lors de la victoire de Gallipoli en 1915 et de ses faits d’armes dans les Dardanelles. Nommé au lendemain de l’armistice chef d’état-major de l’armée, il oppose de suite son nationalisme intransigeant face à la politique occidentale du sultan et des partis politiques, tous favorables à une coopération avec l’Angleterre et les autres alliés. Sous l’autorité de Kemal et dans le sillage des Jeunes-Turcs, il émerge en Anatolie un nouveau mouvement nationaliste turc qui est la reprise du courant nationaliste turc laïc. La crise ouverte avec le sultan entraîne la guerre civile entre les nationalistes kémalistes soutenus par une grande partie de l’armée démobilisée et de la population et la coalition nouée entre le sultan, les milieux turcs pro-européens et la Grande-Bretagne. Le sort des armes voit les victoires militaire et politique de Mustafa Kemal.
Mustafa Kemal donne la priorité à la restauration d’une « Grande Turquie » et au rejet du traité de Sèvres, ce qui passe par la reprise des combats contre les puissances européennes. Il s’agit d’un double combat, intérieur et extérieur. Le combat intérieur est celui du « Turc » contre les minorités habitant son territoire, Grecs, Arméniens, Kurdes, valorisées par le traité de Sèvres. Mustafa Kemal mène une guerre victorieuse contre le projet de la « Grande Arménie » en poussant à l’exode les Arméniens survivants du génocide de 1915. Puis il entreprend une guerre contre les Kurdes afin de tuer dans l’œuf la création prévue par Sèvres d’un État kurde à l’est de l’Anatolie. C’est ensuite la longue guerre gréco-turque de 1919-1922 menée contre la « Grande Idée » d’un grand État grec avec pour capitale Constantinople. La victoire finale des forces turques après « la Grande Offensive » de l’été 1922 et la reconquête de Smyrne devenant Izmir débouchent sur le nettoyage ethnique par l’exode des deux millions de Grecs d’Asie Mineure, générant un traumatisme grec profond et durable. Ce combat interne se conclut par le retrait grec de la Thrace, sur les pressions des puissances européennes.
Car Mustafa Kemal gagne également le combat extérieur. Après des combats victorieux, il obtient le départ forcé des troupes françaises de Cilicie et des troupes italiennes de l’Anatolie. En conséquence, certaines puissances européennes, dont la Russie bolchevique et la France qui se méfie de l’influence anglaise jugée excessive, voient d’un bon œil le gouvernement de Mustafa Kemal et acceptent la révision du traité de Sèvres.
Le traité de Lausanne de 1923 remplace le traité de Sèvres. Certes, la Turquie kémaliste doit accepter la perte de Mossoul et de Kirkouk transférés à l’Irak. Mais la prise en compte des victoires militaires de Mustafa Kemal sur les Arméniens, les Kurdes et les Grecs, ainsi que le soutien diplomatique de la France et de la Russie bolchevique conduisent à l’abandon des projets d’un Kurdistan autonome et d’une Grande Arménie, ainsi qu’à la récupération de la Thrace orientale, qui constitue seulement 3 % du territoire turc mais 15 % de sa population avec 10 millions d’habitants. Le traité de Montreux de 1936 parachève la victoire de Mustafa Kemal en confiant à la Turquie la gestion du Bosphore selon un régime combinant la libre circulation dans les eaux internationales du détroit et le contrôle turc en temps de guerre.
B. Le kémalisme, une sortie de l’ottomanisme, mais une demi-entrée dans la modernité occidentale
Après la victoire sur les puissances européennes, Mustafa Kemal souhaite accomplir la « révolution à toute vapeur », selon son expression. Quelle est cette révolution ? Il veut parachever l’œuvre amorcée par le courant nationaliste laïc des Jeunes-Turcs. Inspiré par la Révolution française et, surtout, par Bonaparte, Kemal veut créer de toutes pièces un nouvel État turc, une nouvelle nation turque et un « homme nouveau » turc, complètement sortis d’un passé ottoman héritier du monde arabo-islamique. La destruction de l’ancien Empire ottoman et la construction d’un État-nation moderne reprenant certains pans de la modernité occidentale sont destinées à asseoir une puissance turque comparable à celle des puissances européennes. La révolution kémaliste est un cocktail très particulier, un peu comparable au Meiji japonais, recherche d’une synthèse entre modernité européenne et histoire turque.
D’un côté, s’inspirant de l’Europe, Kemal accélère la modernisation économique de la Turquie amorcée par les Jeunes-Turcs en transformant l’agriculture et le système bancaire et en donnant naissance à une industrie nationale performante (sidérurgie, chimie…). Surtout, il bouleverse de façon autoritaire une société restée très traditionnelle : adoption du calendrier et de l’alphabet latins, ouverture à la culture et à la musique occidentales, interdiction du fez et introduction du code vestimentaire européen, révolution du statut de la femme avec le principe de l’égalité juridique homme-femme, la suppression de la polygamie et le droit de vote aux femmes (droit encore quasiment inconnu dans le monde occidental à la même époque).
D’un autre côté, loin de copier le modèle démocratique européen, Kemal bâtit un régime politique et une gestion du religieux adaptés aux traditions du peuple turc.
Certes, il abolit le sultanat et le califat, expulse le dernier sultan Mehmed VI du territoire turc et crée une « République ». Mais il s’agit d’une République autoritaire constituée d’un président et d’une Assemblée nationale sans pluripartisme. Il fonde son propre parti, le Parti républicain du Peuple (CHP). Le CHP kémaliste est de fait le seul parti autorisé. Mustafa Kemal est élu quatre fois président de la nouvelle République turque de 1923 à 1935. De plus, la Turquie kémaliste, tournant le dos à ce qu’était l’Empire ottoman, un empire « doux », multiculturel et décentralisé, fonctionne sur le modèle d’un État centralisé, jacobin, « dur », dans lequel les minorités doivent s’intégrer et s’assimiler.
Par ailleurs, Kemal, affirme bien la sortie de la Turquie nouvelle du « tout religieux » qui a régné dans l’Empire ottoman et affiche officiellement le principe d’une République turque « laïque ». Cela se traduit par l’abolition de l’islam comme religion d’État et la laïcité inscrite dans la Constitution, la fermeture des écoles coraniques et des fondations religieuses, l’école obligatoire, républicaine, mixte, et laïque, selon le modèle français, l’abolition de la charia comme source du droit et l’introduction d’un droit laïc. Pourtant, cette laïcité turque est une fausse laïcité. En réalité, Kemal crée un islam d’État reposant sur l’islam sunnite de rite hanéfite adopté par les Seljoukides au 11e siècle et repris par les sultans ottomans. Il est établi un ministère en charge du religieux, le Dyanet, gestionnaire des imams payés par l’État et rédacteur des prêches hebdomadaires transmis aux imams chaque vendredi. Ce régime particulier créant un islam fonctionnarisé est un peu à l’image du régime concordataire établi par Napoléon au profit de l’Église catholique qui a fonctionné au 19e siècle. En fait, la République « laïque » de Mustafa Kemal est bien plus interventionniste sur le religieux que ne l’était le sultanat ottoman, dans la mesure où il va pratiquer ouvertement la discrimination vis-à-vis des autres courants de l’islam présents en Turquie, dont les nombreuses confréries soufies et la minorité des alévis, mais aussi vis-à-vis des autres religions, dont les communautés chrétiennes. Cette laïcité turque est complètement à l’avantage de la religion nationale turque qu’est l’islam sunnite hanéfite, à l’inverse du principe de la neutralité religieuse pilier d’une vraie laïcité. L’islam sunnite est en réalité un ciment non affiché mais implicite de l’État turc kémaliste.
C. Mustafa Kemal devient « Atatürk »
Mustafa Kemal est le créateur à grands coups de serpe de la turquicité moderne, une turquicité très forte, matrice d’une Turquie partiellement désislamisée et européanisée mais à des fins nationalistes, une Turquie se voulant ethniquement homogène et s’affirmant largement xénophobe, bref une Turquie tout à la fois européenne et anti-européenne. Après le désastre de la disparition de l’Empire, la nouvelle Turquie fabriquée par Mustafa Kemal se veut maîtresse chez elle dans un nouvel État turc, dont la nouvelle capitale anatolienne d’Ankara est le symbole, et elle se veut une puissance moderne et ambitieuse à l’égal des puissances européennes.
La Turquie moderne façonnée par Mustafa Kemal n’a plus rien à voir avec l’Empire ottoman, mais n’est pas pour autant un nouveau morceau de l’Europe, malgré l’importation d’éléments européens. La turquicité de Mustafa Kemal repose sur un régime politique autoritaire, sur la discrimination ou l’intolérance des minorités ethniques et religieuses, sur la gestion étatique du religieux, tous éléments qui correspondent à la volonté kémaliste de préserver une bonne partie de la société traditionnelle turque.
En 1934, il est donné à Mustafa Kemal le patronyme d’Atatürk, le « Turc père », au sens de « Turc comme l’étaient les anciens ». Mort en 1938 après vingt années de gouvernement, il demeure une icône pour tous les Turcs, tant il a façonné l’État, la société et la mentalité de la Turquie nouvelle. Il lui est rendu un culte de la personnalité post mortem avec son imposant mausolée d’Ankara, sa statue dans chaque ville et chaque cour d’école, son portrait dans tous les lieux publics et dans de nombreuses maisons privées. Le kémalisme est présent dans la vie politique turque de l’extrême gauche anti-impérialiste à l’extrême droite anticommuniste en passant par les libéraux laïcs, modernistes et européens. L’influence d’Atatürk a été considérable dans l’armée turque, laquelle s’est affirmée dès après sa mort comme la gardienne de l’héritage kémaliste, la défenseuse de l’unité nationale, de la laïcité et de la modernité. À l’international, le kémalisme, cette modernité nationaliste, a influencé le jeune leader nationaliste tunisien Habib Bourguiba, le Shah Reza Pahlavi d’Iran, le roi d’Afghanistan, Mohammad Zaher Shah.
D. L’héritage d’Atatürk, une Turquie « inachevée »
Atatürk pose les fondations d’une modernité spécifique. Dans le même temps, il ouvre des chantiers. Ces chantiers sont au nombre de quatre : le rapport à la démocratie, le rapport au religieux, les relations avec les minorités ethniques, la relation au monde.
1. Le rapport à la démocratie
Quant au rapport avec la démocratie, le kémalisme bâtit une République autoritaire, qui plus est dotée d’un parti unique pratiquement confondu avec l’État, gouvernée à la poigne, dans laquelle l’armée façonnée par Atatürk se veut le gardien vigilant de principes kémalistes. De plus, Atatürk est un partisan convaincu de l’étatisme économique, et non du libéralisme. La Turquie post-kémaliste va-t-elle évoluer vers la démocratie occidentale ou, au contraire, vers un régime autoritaire « à l’orientale » ?
2. Le rapport au religieux
Quant au rapport au religieux, Atatürk bâti une laïcité très particulière combinant le rejet du système islamique dans le droit, le vêtement, l’éducation et l’imposition d’un islam d’État, le sunnisme hanéfite, contrôlé par le pouvoir politique. L’ambiguïté de la laïcité turque est totale, tant l’islam est partie intégrante de l’histoire du peuple turc et tant le poids du conservatisme religieux, notamment en Anatolie, n’a pas été entamé par la laïcité kémaliste. La Turquie va-t-elle évoluer vers une sécularisation à l’occidentale ou, au contraire, vers un système islamiste ?
3. Le rapport aux minorités
Quant aux relations avec les minorités ethniques, la Turquie kémaliste se veut une nation homogène unie par l’identité turque, alors même que la réalité sociale et culturelle de la Turquie est la pluralité ethnique. Or Mustafa Kemal, dans le sillage du courant nationaliste jacobin des Jeunes-Turcs, est profondément hostile au cosmopolitisme ottoman. Il veut construire une société marquée par une turquicité intégrationniste. La question arménienne a donné lieu à l’arménocide du gouvernement des « trois pachas » en 1915, puis à l’obtention par Atatürk de l’abandon du projet inscrit dans le traité de Sèvres d’un « grand État arménien » unifiant l’Arménie anatolienne à l’Arménie russe. Cet abandon entraîne le départ de Turquie des derniers Arméniens d’Anatolie. La question grecque a entraîné, au lendemain de la guerre gréco-turque de 1920, l’expulsion des communautés grecques installées en Anatolie depuis 3 000 ans.
Demeure la question kurde. Alors que la communauté kurde installée dans le sud-est de l’Anatolie depuis des millénaires représente plus de 20 % de la population de la Turquie, l’idéologie kémaliste nie l’existence d’une identité kurde pour la raison que cette reconnaissance est susceptible d’affaiblir l’État turc en raison de l’antériorité de la présence kurde en Anatolie sur celle des Turcs. La politique de Mustafa Kemal enclenche la dialectique assimilation/insurrection qui nourrit la question kurde depuis 1920. La répression de la communauté kurde, de sa culture, de sa langue, de ses élites et de ses activités publiques est constante sous Mustafa Kemal. La Turquie post-kémaliste va-t-elle résoudre la question kurde ?
4. Le rapport au monde
Enfin, quant à sa relation avec le monde, la Turquie kémaliste « navigue » au gré de ses intérêts spécifiques du moment.
Atatürk se veut d’abord anti-impérialiste. Après avoir combattu avec succès les puissances européennes qui ont imposé leur diktat au sultan dans le traité de Sèvres, il encourage tous les peuples du tiers monde à s’émanciper de leurs tuteurs coloniaux européens (Abdelkrim au Maroc, Habib Bourguiba en Tunisie, Messali Hadj en Algérie). Puis, tout en se rapprochant de l’Allemagne, il affirme la politique de neutralité de la Turquie vis-à-vis du conflit naissant entre les régimes fasciste et nazi et l’Europe occidentale.
Mustafa Kemal s’affirme également anticommuniste. Bien que soutenu très tôt par la jeune Union soviétique qui voit en lui un acteur potentiel d’une révolution mondiale contre le monde occidental et qui le soutient dans ses combats des années 1920 contre les forces arméniennes, l’Angleterre et la Grèce, il affirme d’emblée son aversion pour l’idéologie communiste qu’il méprise. Tout en recevant les subsides de Moscou et en négociant avec elle le sort de l’Arménie, il mène une violente politique anticommuniste en interne marquée par la répression systématique des cadres du Parti communiste turc. C’est là la marque du pragmatisme, voire du cynisme, qui marque désormais toute la politique étrangère de la Turquie. L’alliance tactique avec l’URSS de Staline prend fin lorsque Mustafa Kemal obtient par la négociation avec l’Angleterre, la France et la Grèce, la convention de Montreux qui remet à la Turquie le contrôle du Bosphore. La pensée d’Atatürk est trop nationaliste pour être ouverte aux différentes idéologies internationalistes. Quelle va être la diplomatie de la Turquie post-kémaliste au moment où le monde se divise entre l’Occident et le monde communiste ?
Ainsi, à la mort d’Atatürk en 1938, la Turquie reste un État « inachevé » ou plusieurs grands chantiers restent ouverts.
V. La Turquie post-kémaliste (1938-1996)
A. Les faiblesses de la démocratie turque
Entre 1938 et 1950, la présidence de la République turque est assurée par l’héritier de Mustafa Kemal, Ismet Inönü, fidèle compagnon d’Atatürk et vainqueur de la guerre gréco-turque de 1920. Appelé par les Turcs « le deuxième homme », il est un partisan d’une stricte continuation des « fondamentaux » kémalistes.
Mais, en 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous la pression d’une dynamique démocratique présente depuis plusieurs années, la Turquie sort partiellement du système kémaliste du parti-État. Ismet Inönü se résout à adopter un régime démocratique pluraliste qui permet l’apparition de partis politiques non kémalistes plus conservateurs et plus religieux, des élections libres et régulières, et la liberté de la presse.
Le parti démocrate (DP), fondé par d’anciens membres du CHP et dont le leader est Adnan Menderes, un parti qui se veut conservateur, gagne les élections de 1950, 1954 et 1957 en s’appuyant sur une coalition de la nouvelle bourgeoisie et de la population conservatrice d’Anatolie. Le DP affirme un libéralisme économique et un retour partiel du religieux considéré comme un rempart au communisme. Les cours coraniques sont réintroduits à l’école. Sous le gouvernement de Menderes, la Turquie connaît dix années d’une forte croissance économique.
La Turquie, officiellement neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, mais en réalité proche de l’Allemagne, est considérée en 1945 comme un pays vaincu. Très vite, elle perçoit la nouvelle puissance de l’URSS comme une menace à ses frontières est et nord. Le gouvernement de Menderes rompt avec le principe kémaliste de neutralité et se tourne vers l’Amérique pour garantir la sécurité du pays. La Turquie gouvernée par un parti de droite antikémaliste devient un fervent défenseur de l’alliance militaire proposée par l’Amérique de Truman et un membre essentiel de l’OTAN, ce qu’illustre l’immense base militaire américaine d’Incirlik. Menderes fait par ailleurs participer la Turquie à la guerre de Corée. Elle coopère activement aussi avec les alliés américains de la région (Israël, Iran du Shah, Jordanie).
À la fin des années 1950, la Turquie subit une crise économique qui affaiblit le gouvernement démocrate. C’est l’occasion pour l’armée turque de faire un coup d’État militaire au nom du kémalisme. Ce premier coup d’État de l’armée turque de 1960 est le « péché originel » de la jeune démocratie turque. Il est la première intervention d’une armée très politisée se considérant comme au-dessus de la société, gardienne de l’œuvre d’Atatürk et protectrice de la patrie. Les militaires condamnent Menderes à la pendaison et retournent dans les casernes après s’être assuré que les kémalistes sont bien revenus au pouvoir.
Après le putsch de 1960, c’est donc le retour du CHP kémaliste d’Ismet Inönü au pouvoir. Une nouvelle Constitution combine les institutions démocratiques et la présence, constitutionnelle, de l’armée par la création du Conseil de sécurité nationale, un « gouvernement bis » associant étroitement l’armée au pouvoir politique.
En 1965, nouvelle oscillation avec la victoire électorale du Parti de la justice (AP), successeur du Parti démocrate, fondé par Demirel, antikémaliste, populiste et autoritaire, anticommuniste, jouant de la carte religieuse. L’AP est le parti de l’alliance de la haute bourgeoisie capitaliste industrielle d’Istanbul et des propriétaires terriens d’Anatolie. On assiste alors au retour d’une politique libérale et religieuse. C’est le moment ou apparaît, au sein de l’AP, un premier courant islamiste animé par Necmettin Erbakan, fervent religieux, critique de la grande bourgeoisie occidentalisée et porte-parole de la petite bourgeoisie traditionnelle, un courant d’où émergera le futur parti islamiste.
Les décennies 1960 et 1970 sont marquées par l’instabilité due à la faiblesse politique des deux grands partis, le CHP kémaliste d’Ecevit et l’AP libérale et religieuse de Demirel. La jeune démocratie turque est d’autant plus affaiblie que les partis politiques ne savent pas faire face à la montée en force de plusieurs acteurs radicaux : les groupes d’extrême droite, tels les « Loups gris », favorisée par une partie de l’armée et de l’AP, les mafias turques soutenues par les éléments de la droite radicale, les forces d’extrême gauche apparues dans le climat post-1968, le terrorisme arménien de l’Asala, le radicalisme kurde.
C’est dans un contexte de crise politique profonde que survient le nouveau coup d’État militaire de 1971. L’armée impose sa ligne au gouvernement Demirel jugé trop mou et trop libéral et mène une répression sanglante contre les milieux de la gauche radicale. Mais rien ne se règle et la Turquie s’enfonce dans le marasme économique et les pogroms communautaires antikurdes et anti-alévis. Le chaos sécuritaire est tel qu’elle se trouve au bord d’une quasi-guerre civile.
Survient alors le nouveau coup d’État militaire de 1980 du général Kenan Evren qui affiche l’objectif d’une « restauration du kémalisme ». En fait, le régime militaire mis en place en 1980 veut neutraliser définitivement ceux qu’il considère comme les trois ennemis intérieurs : la gauche radicale, les Kurdes et l’islamisme. Au nom de la défense de la turquicité, les militaires au pouvoir mettent en place un régime autoritaire animé par le Conseil de sécurité nationale aux pouvoirs renforcés. Ils mènent une lutte féroce contre les partis politiques, les syndicats, la presse et font tomber une chape de plomb sur le pays. C’est la dissolution du Parlement et des partis politiques, l’emprisonnement de 250 000 personnes, le déclenchement d’une répression massive contre les Kurdes révoltés en Anatolie. Ce début des années 1980 est la période la plus « noire » de la Turquie moderne, une Turquie dont on voit bien qu’elle n’est pas stabilisée dans ses fondements politiques.
Nouvelle oscillation. À cette période « noire » en succède une « rose » : la période Ozal des années 1983-1993. Les élections de 1983 voient la victoire du parti de l’ANAP fondé par Turgut Ozal, un économiste très religieux et très occidentalisé, proche de Demirel. L’ANAP, le « parti de la Mère Patrie », est le nouveau visage des anciens partis démocrates et de l’AP, le parti libéral et religieux. Ozal opère le retour progressif du pays au régime civil, après les trois années du régime militaire. Il gouverne la Turquie de 1983 à 1993.
Ozal est partisan d’une synthèse libérale, religieuse et occidentalisée, très éloignée du kémalisme mais également du conservatisme droitier. Il se veut le porte-parole des classes moyennes et surfe sur le boom du développement économique et industriel turc des années 1980.
À l’extérieur, Ozal développe une sorte de « néo-ottomanisme » sous la forme du projet d’une grande puissance économique turque tournée vers le Moyen-Orient. C’est lui aussi qui lance de façon déterminée le projet européen de la Turquie, ce qui le conduit à une politique d’ouverture vers les Kurdes et le PKK. Sa politique kurde et occidentale déplaît de plus en plus à de nombreux groupes et milieux civils et militaires. Sa mort soudaine en avril 1993 demeure jusqu’à aujourd’hui mystérieuse.
La période 1993-1996 voit le retour des caciques Demirel et Ecevit aux affaires. Ce retour des vieux patrons des deux grands partis traditionnels, le parti libéral religieux et le parti kémaliste, est marqué par une instabilité politique chronique, les collusions de plus en plus ouvertes entre la classe politique turque, les structures mafieuses et les services de renseignement, les interventions répétées de l’armée dans les gouvernements en place pour la lutte contre « l’infiltration islamiste » et l’accentuation de la répression des Kurdes.
Ainsi, des années 1950 à la fin des années 1990, la Turquie a oscillé entre une démocratie fragile et corrompue et des coups d’État militaires de courte durée ou prolongés. Sous le contrôle permanent de l’armée, ce fut une balance du pouvoir entre kémalistes et antikémalistes. L’histoire politique de la Turquie de la seconde moitié du 20e siècle est celle d’un apprentissage difficile et chaotique de la démocratie par une Turquie sans aucune culture politique parlementaire et démocratique, avec une élite complètement moulée par le kémalisme – un chef, un parti –, avec une armée se voulant l’héritière du kémalisme, dans une société restée majoritairement très traditionnelle et religieuse.
De ce fait, les grands chantiers transmis par Atatürk à la Turquie post-kémaliste se sont aggravés durant ce demi-siècle.
B. Les blocages turcs : l’islam, la question kurde, l’Europe
La Turquie post-kémaliste reste hésitante sur la gestion de la « laïcité » kémaliste.
Elle oscille, selon les gouvernements en place et les interventions de l’armée, entre la réintroduction du religieux à l’école et dans l’espace public et la répression du mouvement islamiste naissant. Ce qui est constant, c’est la discrimination, voire l’intolérance, du régime turc nourri du sunnisme hanéfite à l’encontre des autres religions et minorités, tels les alévis, cette minorité d’inspiration chiite libérale de 12 millions d’adeptes, objet constant de répression et d’attaques, à l’image du massacre de Sivas de 1993. Au fil des décennies, le clivage devient croissant entre le courant laïc kémaliste, présent dans l’armée et la société bourgeoise et citadine, et la majorité religieuse du pays. Fort logiquement, il apparaît en 1983 un parti islamiste, le Refah, plaçant le religieux au centre de l’identité turque.
La Turquie post-kémaliste reste hésitante sur la question kurde.
À la fin des années 1970, celles du « révolutionnarisme » violent inspiré de Che Guevara, il apparaît un mouvement de résistance qui prend une forme insurrectionnelle et terroriste, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Cette nouvelle insurrection kurde fait l’objet d’une campagne de répression féroce de la part des militaires du coup d’État de 1980. La « sale guerre » entre l’armée turque et l’insurrection kurde menée par le PKK couvre les années 1980-2000. La dialectique meurtrière des « escadrons de la mort » de l’armée et des terroristes du PKK fait 40 000 morts. Cette guerre se termine en 2000 par un cessez-le-feu voulu des deux côtés dans la mesure où la violence armée, celle du terrorisme du PKK et celle de la répression militaire de l’armée, n’a rien réglé.
Depuis lors, la relation entre les autorités turques et la communauté kurde reste extrêmement ambiguë. Au lendemain de la victoire symbole de Kobané obtenue par les forces kurdes syriennes alliées au PKK contre Daech, l’attentat antikurde de Suruc de 2015 tuant une trentaine de jeunes militants kurdes, attribué aux services turcs, a conduit à la reprise des actes terroristes du PKK et des opérations militaires turques. Cette nouvelle guerre dure encore aujourd’hui. Pourtant, il s’est créé en 2012 un grand parti politique kurde, le Parti démocratique des peuples (HDP), actif politiquement et suffisamment fort électoralement pour être représenté à la Grande Assemblée nationale de Turquie.
La Turquie post-kémaliste restera hésitante sur sa relation à l’Europe.
« L’occidentalisme » turc de cette période conjugué aux intérêts économiques du pays ouvre la voie à la candidature de la Turquie à l’Union européenne. En 1959, une année après l’entrée en vigueur du traité de Rome, le gouvernement turc de Menderes dépose une demande d’association à la CEE qui se concrétise en 1963.
Une candidature d’adhésion est déposée en 1987 par le Premier ministre Turgüt Ozal. Ozal, qui se veut très proche du monde occidental au lendemain de la chute du Mur de Berlin et de l’URSS, prône l’idée d’une Turquie pleinement européenne. Son objectif, à l’inverse d’Atatürk, est une Turquie « pivot stratégique de l’Occident » dans la région caucasienne et moyen-orientale. Mais l’avis des institutions européennes donné en 1990 est négatif pour trois raisons : la crise chypriote provoquée par l’invasion turque du nord de Chypre en 1974, l’application aléatoire des droits de l’homme, la question kurde.
Cet avis négatif de l’Europe est la résultante d’une double réalité, celle de l’hésitation forte de nombreux États européens à reconnaître la Turquie comme un État européen « normal », mais en parallèle celle d’une Turquie bien loin des « fondamentaux » européens dans sa substance. La Turquie post-kémaliste, si elle a adopté le système démocratique, reste très éloignée des standards et des principes de l’Union européenne de par sa politique vis-à-vis des minorités ethniques et religieuses, sa démocratie fragilisée par l’armée et son respect aléatoire des droits de l’homme.
En définitive, dans son identité nationale, la Turquie est fondamentalement turque et n’a jamais été profondément nourrie de culture occidentale. Encore une fois, au-delà de ses apparences modernes et occidentales, Mustafa Kemal a bâti le turquisme, un nationalisme extrême nourri de la longue histoire du peuple turc, difficilement compatible avec l’européanisme. Ses successeurs, à l’exception d’Ozal, n’ont pas cherché sérieusement à européaniser la politique nationale turque.
VI. La Turquie d’Erdogan (1996-2023)
A. L’avènement du parti islamiste
1994 est un coup de tonnerre dans la vie politique turque. Dans les grandes villes, les élections municipales de 1994 sont une victoire électorale pour le Refah, le « Parti de la prospérité », fondé en 1983 par N. Erbakan après son expulsion de l’AP par Demirel. Le Refah s’affirme comme très anti-occidental et très islamique. Il attire les exclus de la modernisation économique et les mécontents d’une occidentalisation jugée contraire aux valeurs traditionnelles turques. La mairie d’Istanbul est gagnée par un nouveau venu, Recep Erdogan, sur fond de campagne anticorruption.
Deux années plus tard, en 1996, le succès électoral est total pour les islamistes aux élections législatives. Le Refah devient le premier parti à l’Assemblée. C’est la déroute politique du kémalisme et un affront pour l’armée. La Turquie connaît son premier gouvernement islamiste, dirigé par Erbakan. D’entrée, Erbakan se veut provocant en affirmant être résolument anti-occidental et favorable à un marché commun islamique : « Nous ne sommes pas occidentaux, nous ne sommes pas européens, les Européens sont malades, l’Europe entière deviendra islamique, nous conquerrons Rome. » La confrontation est immédiate entre la mouvance islamiste et l’establishment kémaliste dominant l’administration, l’armée et la presse. Le gouvernement d’Erbakan dure un an et un jour. En juin 1997, au nom de la « menace islamiste », l’armée pratique une intervention « douce » et indirecte par les médias et une mobilisation populaire et politique qui aboutit au renversement du gouvernement d’Erbakan. En 1999, la Cour Constitutionnelle interdit le Refah et le parti kémaliste qu’est le DSP d’Ecevit gagne des élections organisées à la va-vite.
La grave crise politique et économique du début des années 2000 liée à la corruption et au tremblement de terre de Marmara de 1999 conduit aux élections anticipées de 2002. Celles-ci voient le laminage des partis traditionnels et la victoire incontestable du nouveau parti islamiste, l’AKP, le « Parti lumineux, propre », créé par le populaire maire d’Istanbul, Recep Erdogan.
B. Recep Erdogan
Stambouliote de naissance et de milieu modeste, pieux et éduqué dans un lycée religieux, remplaçant de l’imam à la mosquée locale, Recep Erdogan devient très tôt membre du parti islamiste fondé par Erbakan. Élu en 1994 maire d’Istanbul sur un programme anticorruption lors de la première victoire électorale du Refah, hostile à l’armée et aux milieux laïcs, condamné à la prison en 1998 pour une déclaration d’incitation à la haine tirée du poète nationaliste Ziya Gökalp, il fonde le nouveau parti islamiste de l’AKP après la dissolution du Refah. Erdogan tire la leçon politique de l’échec du Refah d’Erbakan. Il rejette clairement la radicalité islamiste et se veut pragmatique en matière religieuse tout en épousant les demandes conservatrices des milieux musulmans traditionnels en matière sociale et éthique. Son objectif est que l’AKP soit un parti large, celui des « sans voix », des milieux conservateurs et religieux des campagnes, mais également celui de la petite et moyenne bourgeoisie citadine. Erdogan réussit son pari de devenir « l’homme du peuple » en accord avec la majorité de la nation. Premier ministre de 2003 à 2014, il est élu président de la République turque depuis 2014 et réélu constamment depuis lors. Le long règne d’Erdogan et de l’AKP dure depuis vingt années et vient d’être prolongé de cinqans. Le règne d’Erdogan a connu deux décennies très différentes, une décennie « rose » et une décennie « grise ».
C. La décennie « rose » (2003-2014)
On l’a un peu oublié aujourd’hui, il y a d’abord eu un Erdogan libéral, démocrate, et européen. Fort de dix années d’un boom économique avec des taux de croissance « à la chinoise », le gouvernement d’Erdogan affirme d’abord une occidentalité. Il affirme sa pleine participation à l’OTAN et le lien de partenariat stratégique et militaire maintenu avec Israël, malgré les dénonciations régulières de la politique israélienne. Il relance en 2004 la candidature à l’UE, gelée depuis 1990, en relation avec l’imbrication croissante des économies turque et européenne et la réalité commerciale qui veut que la moitié des exportations turques est en direction de l’UE. Il accomplit des réformes économiques et politiques libérales et pro-européennes : abolition de la peine de mort, amélioration des relations avec la Grèce, gestion ouverte de la question kurde. La candidature turque va de nouveau traîner en longueur à Bruxelles.
Cette première décennie est accompagnée de larges victoires électorales en 2007, 2011 et 2015. Ces succès électoraux, cette domination politique sans partage d’Erdogan et de son parti, s’expliquent par l’épuisement du système politique turc post-kémaliste. La crise politique qui a nourri la victoire d’Erdogan est tout simplement la crise irréversible du système post-kémaliste. Il s’est produit tout à la fois la désintégration des partis traditionnels nés après 1945 et l’épuisement du système de la tutelle politique assurée par une armée ayant perdu sa puissance, sa légitimité et sa capacité à contrôler le système politique du pays. Dans ce paysage politique dévasté, le charisme et l’intelligence politique de Recep Erdogan, devenu après son succès municipal de 1994 l’homme politique le plus populaire du pays, ont fait le reste. Plus nationaliste qu’islamiste, il a réussi à couvrir un spectre large en accomplissant avec succès la mue du parti islamiste turc en un parti nationaliste et conservateur adapté aux demandes d’une société restée très conservatrice, notamment la Turquie de la paysannerie et de la petite bourgeoisie d’Anatolie. Certes, le conservatisme religieux d’Erdogan est incontestable sur l’égalité homme-femme, sur l’avortement, sur l’autorisation du port du voile à l’université. Mais Erdogan se garde bien de critiquer la « laïcité turque » bâtie par Atatürk et la réaffirme ainsi, en 2011, au Caire, face aux Frères musulmans et, en 2017, lors du débat constitutionnel.
Mais il doit batailler ferme contre ses principaux adversaires politiques. Il gagne le bras de fer engagé contre lui par les milieux kémalistes et l’armée, un bras de fer allant jusqu’à des tentatives répétées de coup d’État. Erdogan est le dirigeant politique turc qui impose et réussit la « démilitarisation » du système politique turc, notamment par la réforme du Conseil de sécurité nationale et les procès du réseau « Ergenekon » des années 2007-2009. Ce combat mené par Erdogan pour s’imposer est remporté notamment du fait de sa collaboration étroite avec Fethullah Gülen, intellectuel soufi, fondateur d’un mouvement social analogue à une franc-maçonnerie reposant sur le service du « bien commun », entrepreneur richissime, maître d’un vaste réseau universitaire, financier et médiatique. F. Gülen aide grandement Erdogan dans la première décennie de son pouvoir en plaçant ses hommes dans les institutions, dont l’armée purgée de ses kémalistes.
D. La décennie « grise » (2014-2023)
Les « manifestations de Gezi » de mai 2013 sont le tournant entre les deux décennies du régime de R. Erdogan. Elles constituent le premier soulèvement populaire contre le « Reis ». Partie d’un mouvement de protestation écologique à Istanbul contre la destruction du parc de Gezi, une vague de plusieurs centaines de milliers de personnes d’origines diverses (nationalistes de droite, kémalistes, mouvements de gauche, kurdes) manifeste dans tout le pays. Ce mouvement spontané s’unit autour de slogans contre l’autoritarisme d’Erdogan, les atteintes à la liberté et la violence de la police. Gezi est le signe spectaculaire que le régime d’Erdogan et de l’AKP, au pouvoir depuis dix ans, est désormais remis en cause par une partie de la population.
Il faut dire que la Turquie d’Erdogan évolue alors vers une forme d’hégémonie politique d’un parti s’appuyant sur 50 % de l’électorat. Le parti de l’AKP devient maître de l’État, les partis politiques de droite et de gauche sont marginalisés, et Erdogan lui-même accélère sa mue autoritaire et répressive. La presse d’opposition et les médias audiovisuels sont progressivement muselés. Le pouvoir politique entreprend un contrôle progressif de l’enseignement et des universités. La dérive autoritaire du régime est ainsi amorcée dans les années 2010.
Cette dérive autoritaire s’accompagne d’un changement de pied d’Erdogan dans sa politique extérieure. La « synthèse islamo-nationaliste », prônée en politique intérieure dès sa prise du pouvoir, se déploie à l’extérieur au détriment de la ligne occidentale et européenne précédente. En 2010-2011, Erdogan commence à affirmer la valeur propre de la civilisation turco-ottomane et la volonté d’une Turquie héritière de l’Empire ottoman devant redevenir la grande puissance régionale. Cette ligne « islamo-nationaliste » passe d’abord par le « néo-ottomanisme », inspiré de son ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu.
Erdogan profite des printemps arabes de 2011 pour manifester sa volonté de retrouver un leadership dans les anciens territoires ottomans, des Balkans au Moyen-Orient et à l’Asie centrale. Fondé sur la solidarité sunnite, le néo-ottomanisme de l’époque offre le modèle de la « démocratie islamiste » turque aux gouvernements arabes et aux différents partis des Frères musulmans qui gouvernent alors en Égypte et en Tunisie. En Syrie, la Turquie d’Erdogan soutient les forces islamistes et pratique un jeu trouble avec l’ensemble des mouvements islamistes radicaux, y compris Daech, contre Bachar el-Assad. Ce « néo-ottomanisme » est une totale déconvenue pour Erdogan dans le monde arabe qui reste méfiant et réservé à l’égard de celui qui se veut l’héritier de l’Empire ottoman. De plus, la crise de la Syrie ouverte en 2011 conduit Erdogan à rompre avec sa modération première sur la question kurde et à exprimer son obsession d’un État kurde du PKK et du PYD, parti kurde syrien frère du PKK, à cheval entre la Syrie et la Turquie. Il décide la reprise des combats contre le PKK et leur extension à la Rojava, région au nord de la Syrie habitée par la communauté kurde. En revanche, l’ouverture turque au Caucase et à l’Asie centrale, avec le pays frère de l’Azerbaïdjan, ainsi que l’implication dans la crise du Haut-Karabakh sont des réussites.
Au lendemain du putsch raté de 2016 et de la formation de la coalition électorale avec le parti d’extrême droite nationaliste des anciens Loups gris (MHP), Recep Erdogan affirme plus fortement les valeurs nationales et eurasiennes de la Turquie qui ne sont pas des valeurs européennes et occidentales. Il parle alors de la « Grande Turquie » qui doit devenir la « puissance du milieu », maîtresse d’un espace turcophone allant « des Balkans au Baïkal ». Cette critique frontale et virulente de l’Occident est accentuée par une rhétorique civilisationnelle sur le conflit Islam/Occident et l’islamophobie de l’Occident. C’est l’époque de la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée, des discours victimaires sur la persécution de l’islam par l’Occident, de la déclaration sur « la santé mentale de Macron » après les déclarations de ce dernier sur le séparatisme islamiste au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty. Ce retrait spectaculaire vis-à-vis de l’Europe occidentale aboutit à la nouvelle suspension des négociations avec l’Union européenne et à l’établissement d’un « voisinage positif » avec la Russie, ce qui a pour conséquence le « double jeu » d’Erdogan dans la crise ukrainienne et ses tentatives vaines et répétées de médiation.
Erdogan s’agite beaucoup diplomatiquement. En réalité, il enregistre peu de succès. Car les multiples jeux diplomatiques spectaculaires d’Erdogan, s’ils sont au service de l’image d’une Turquie puissante, sont d’abord au service de sa propre image auprès d’une population turque très nationaliste. Erdogan, souvent tenté de faire un coup, préjuge régulièrement de sa force.
En juillet 2016, une tentative de coup d’État est organisée par la faction güléniste de l’armée et quelques kémalistes au nom du rétablissement de la démocratie contre la dérive autoritaire d’Erdogan. Celui-ci est sauvé par la loyauté de la majorité de l’armée et des partis d’opposition. Après ce coup d’État manqué, il réagit très fortement en entreprenant une purge massive de l’armée, de la police, de la magistrature, de la fonction publique, de l’enseignement supérieur, ainsi qu’une répression massive contre le mouvement de Fethullah Gülen, l’ex-ami et ancien soutien puissant, désormais accusé de complicité.
La crise politique s’accompagne d’une crise économique. Dans les années 2010-2020, c’est la fin de la croissance turque. La Turquie subit une profonde récession économique marquée par la fuite des investisseurs, la chute de la livre turque, l’inflation galopante et l’augmentation du coût de la vie, illustrée par les doléances sur le prix des oignons, aliment central dans les mezzés et les boulettes de viande.
Le coup d’État de 2016 et l’apparition de la crise économique ont pour conséquence l’accentuation de la dérive autoritaire et népotique du régime d’Erdogan. Si on additionne la présence des proches et amis d’Erdogan et des hommes de l’AKP dans toutes les institutions de l’État, le contrôle des nouveaux juges nommés, les restrictions de la liberté d’information par l’incarcération de nombreux journalistes, la concentration des médias dans les mains d’hommes d’affaires proches du pouvoir, le harcèlement juridique des journaux d’opposition, si on ajoute la réforme constitutionnelle de 2017 adoptant un régime présidentiel, on peut dire que Recep Erdogan, tout en maintenant formellement la démocratie élective et plurielle turque, dérive vers l’établissement d’un régime autoritaire qui lui garantit une certaine assurance de maintien au pouvoir. La Turquie est aujourd’hui ce que certains définissent comme une démocratie « illibérale », accentuée depuis 2016, comparable au régime hongrois d’Orban.
Cela dit, 2018 voit la réélection présidentielle d’Erdogan au premier tour, avec 53 % des voix. Mais la baisse électorale de son parti, l’AKP, l’oblige à faire une coalition à l’Assemblée avec le parti nationaliste d’extrême droite, le MHP. En 2019, c’est le coup de tonnerre de l’élection municipale d’Istanbul avec la victoire du candidat d’opposition kémaliste, Ekrem Imamoglu, sur l’AKP qui tenait la ville depuis 25 ans. C’est une humiliation pour Erdogan, qui perd également Ankara.
E. Les élections législatives et présidentielles de 2023
Après ces élections municipales de 2019 perdues par le pouvoir, alors que la Turquie souffre d’une crise économique qui a fortement appauvri la population et alors que les autorités turques ont très mal géré les effets du tremblement de terre du 6 février 2023 dans lequel près de 10 000 personnes sont mortes, beaucoup d’observateurs, notamment les occidentaux, attendent – ou espèrent – une défaite électorale d’Erdogan et de l’AKP dans le double scrutin présidentiel et législatif du 13 mai 2023. Recep Erdogan fait face à Kemal Kiliçdaroglu, le candidat du parti kémaliste CHP soutenu par une coalition de 6 partis allant des kémalistes aux islamistes. Normalement, la conjonction de l’usure du pouvoir, de la crise économique, de l’effet du tremblement de terre de Maras, du vote des 6 millions de primo-votants et de la « génération Gezi », ainsi que du vote kurde représentant 15 millions d’électeurs, doit conduire Erdogan à la défaite. Or ce n’est pas ce qui arrive lors des deux tours des élections présidentielle et législative des 13 et 27 mai. Erdogan est réélu au second tour avec 52 % des voix et l’AKP demeure largement le premier parti de la future assemblée.
Cela signifie qu’après vingt années d’un pouvoir quasiment absolu d’un homme et d’un parti-État, presque une moitié du peuple turc ne vote pas pour Erdogan alors qu’un peu plus de la moitié du peuple continue de faire confiance à celui qu’elle a choisi en 2002. Pourquoi ce résultat qui a déconcerté nombre d’experts et d’observateurs ? Là encore, la réponse est dans l’histoire.
Il faut replacer Erdogan dans l’histoire moderne de la Turquie et voir en lui celui qui, après Mustafa Kemal, a le mieux fait la synthèse entre les grands courants politiques de la Turquie moderne issus de la matrice des Jeunes-Turcs fabriquée au début du 20e siècle. Alors qu’Atatürk a opéré cette synthèse au profit des courants nationaliste et moderniste, Erdogan, en cela plus proche du « bloc central » du peuple turc, fabrique une synthèse « islamo-nationaliste ». En réalité, le nationalisme « laïc » d’Atatürk et l’« islamo-nationalisme » d’Erdogan sont deux visions nationalistes de la Turquie qui ne sont pas opposées, tant la « laïcité » de Mustafa Kemal était ambivalente et l’islamisme d’Erdogan empirique. La réalité centrale de l’histoire moderne de la Turquie est la continuité nationaliste fondée sur l’exaltation de la turquicité par les Jeunes-Turcs, Atatürk et Erdogan. Le nationalisme turc a toujours intégré l’islam sunnite, de façon implicite avec Atatürk, de façon explicite et flamboyante avec Erdogan. Mais il s’agit d’un islam au service de la nation turque ! L’islam n’est pas le sujet primordial d’Erdogan, son sujet primordial, c’est la Turquie – et son propre maintien au pouvoir.
De ce fait, en deçà de ses difficultés économiques et de sa dérive autoritaire qui alimentent une forte opposition, Recep Erdogan réussit à garder la confiance du « bloc central » de la population turque qui combine la population musulmane sunnite conservatrice et les milieux nationalistes dans une synthèse « islamo-nationaliste » qu’il a forgé lors de sa conquête du pouvoir au début des années 2000 et accru après 2010. Aucun des autres partis turcs, à commencer par le parti kémaliste, trop sclérosé, n’a jamais réussi à opérer une telle synthèse. Cela signifie clairement aussi que le courant politique libéral et occidental est toujours resté minoritaire au sein du peuple turc. L’Anatolie l’a toujours emporté sur Istanbul. Le peuple turc, dans sa majorité, n’est pas un peuple moderniste à l’occidentale, un peuple européanisé.
Il faut le comprendre et l’admettre.
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En conclusion, aujourd’hui, quelle est la nature profonde de ce jeune pays de 80 millions d’habitants ?
La Turquie est devenue une puissance forte de son économie moderne, construite à partir d’une grande industrie et d’un fort secteur agroalimentaire bâtis de concert par tous les dirigeants politiques et une grande bourgeoisie urbaine active et industrieuse. Aujourd’hui, parce qu’elle a bénéficié pendant des décennies d’un taux de croissance de plus de 4 % ainsi que d’un taux d’épargne et d’investissement élevé, la Turquie est la 15e puissance économique mondiale et est membre du G20. Elle est devenue un grand exportateur industriel vers l’Europe pour les textiles, les produits chimiques, l’électronique. Elle est aussi un des principaux producteurs mondiaux d’armements.
La faiblesse de la Turquie est que ce pays est « fou et malade d’histoire ». Il n’arrive pas à gérer une histoire obsédante par ses pages glorieuses et ses pages noires : glorieuses par ses trois empires successifs, par les six siècles de l’Empire ottoman, puissance mondiale entre les 15e et 17e siècles au moment de Soliman le Magnifique, par Atatürk ; mais noires par l’arménocide et les répressions constantes du peuple kurde. Parce que le peuple turc est le seul au monde à avoir bâti successivement trois empires dans trois régions différentes du monde, le premier en Extrême-Orient, le second au Moyen-Orient, le troisième en Anatolie, et parce qu’après la chute de l’Empire ottoman ce peuple turc s’est refabriqué dans une nation crispée sur elle-même, la Turquie est un pays complexe. On pourrait dire qu’il est toujours « nomade » et instable, toujours en recherche de sa place dans le monde et de son destin. La Turquie est pétrie de contradictions. Elle a un régime autoritaire et démocratique, une société traditionnelle et occidentalisée, elle est un monde laïc et religieux. Elle est le peuple turc, mais elle contient des peuples non turcs. Elle est un État non européen et candidate à l’UE, un État héritier de l’Empire ottoman et en délicatesse avec le monde arabe, une diplomatie d’abord neutraliste, puis pro-occidentale, otanienne et amicale avec la Russie de Poutine. Il existe « l’infini mille-feuille turc », superposition historique dans laquelle les nouvelles couches rentrent en conflit avec les couches précédentes, sans créer une synthèse.
Forte de ses conflits internes et souffrant de ses crises récentes, peut-être le pays se rassure-t-il avec un nouvel homme fort pour la gouverner. Peut-être faut-il espérer qu’un jour elle se sente suffisamment forte pour ne plus être le lieu des contradictions douloureuses, mais celui de la résolution des oppositions ; et que sa place idéale de carrefour entre le sud et le nord, l’est et l’ouest en fasse non pas le lieu des conflits stériles, mais le lieu des rencontres fructueuses.