« Mais que fait l’Europe ? » Pour répondre à cette question, lancinante à l’occasion de chaque crise, il faut rappeler le destin de celle-ci.
Qu’a été l’Europe ? Elle a été la maîtresse du monde pendant cinq siècles, entre le 15e et le 20e siècle, autour de quelques puissances. Qu’est-elle devenue au 20e siècle ? Un monde qui s’est suicidé entre 1914 et 1945 et est devenu un « nain ». Qu’est-elle aujourd’hui ? Un grand espace économique sans grande puissance politique…
I. La chute de l’Europe (1914-1945)
Elle est le géant du monde durant cinq siècles, elle devient un nain au 20e siècle.
1914, c’est le début du suicide de l’Europe par sa « guerre civile » qui dure jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’une « nouvelle guerre de Trente Ans » provoquée par « l’ensauvagement » d’une Europe qui combine passions nationalistes et idéologies totalitaires, ce qui débouche sur des guerres barbares. L’Europe, qui a dominé le monde par sa Renaissance des 15e-16e siècles et ses Lumières du 18e siècle, plonge à la fin du 19e siècle dans un climat « anti-Lumières » qui favorise les pensées radicales. La dénonciation du « vide bourgeois, capitaliste, parlementaire » ouvre la voie à la fascination de l’« absolu », absolu du nationalisme ou de la révolution sociale. De ce fait, les grandes puissances européennes se détruisent entre elles de telle façon qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elles sont anéanties ou presque.
En 1945, l’Europe occidentale n’est plus rien. Des cinq puissances qui ont régenté l’Europe et le monde pendant cinq siècles, l’une, l’Autriche-Hongrie, a totalement disparu en 1918, une autre, la Russie, est devenue l’Union soviétique bolchevique, une puissance messianique qui a « divorcé » de l’Europe en 1917, et les trois autres, la France, l’Angleterre et l’Allemagne, sont trop affaiblies pour renaître telles qu’elles étaient.
L’Angleterre, grâce à Churchill et à la résilience du peuple britannique, est dans le camp des vainqueurs, mais, épuisée, elle remplace Churchill par le Parti travailliste et renonce bientôt à son immense empire.
Le général de Gaulle permet à la France d’échapper au projet de Roosevelt d’une tutelle américaine sur son territoire, mais la France, très affaiblie, remplace de Gaulle et cherche à reconstruire son économie tout en préservant son empire par des guerres coloniales perdues d’avance.
L’Allemagne vaincue est occupée et divisée en 4 zones. Oswald Spengler, alors inconnu, a écrit à la veille de la Première Guerre mondiale Le Déclin de l’Occident, ouvrage où il prophétise les ultimes étapes de la décadence de l’Europe et annonce « une ère de guerre d’anéantissement ». Spengler devient d’un coup le prophète de ce qui a semblé inimaginable.
En 1948, le continent européen est coupé en deux par « le rideau de fer », aboutissement du rejet du Plan Marshall par Staline qui veut profiter de sa victoire militaire pour bâtir un nouvel empire en Europe centrale et orientale. Il s’ensuit le blocus de Berlin, la création de l’OTAN et l’atlantisme, c’est-à-dire l’acceptation par l’Europe occidentale de la dépendance américaine par peur de l’URSS. Tous les peuples européens et tous les gouvernements européens sont désormais dépendants des deux puissances que sont l’Amérique et l’Union soviétique.
En 1956, l’échec de l’expédition de Suez menée par la France et l’Angleterre contre l’Égypte de Nasser au lendemain de la nationalisation du canal de Suez, face à la pression conjuguée des deux nouvelles grandes puissances américaine et russe, scelle définitivement la fin de « l’Europe puissance » traditionnelle.
II. L’échec du projet fédéral (1948-1966)
Le projet fédéral européen est né de la conviction que « la guerre civile européenne » est liée à l’existence même des États. Il faut tirer toutes les leçons des quarante années que l’Europe vient de vivre et reconstruire l’Europe non pas sur la base des États, source première des guerres, mais dans un projet fédéral.
Les guerres sont en effet produites par le choc des intérêts nationaux. En conséquence, il faut rejeter l’État et la puissance. Après le désastre des deux guerres mondiales, on assiste à la naissance d’un projet fédéral européen.
Le congrès de La Haye de mai 1948, qui se tient entre le « Coup de Prague » et le blocus de Berlin, rassemble les deux grands courants politiques de l’après-guerre, la social-démocratie et la démocratie chrétienne, tous deux favorables à un projet d’« États Unis d’Europe ». Ce congrès est la rampe de lancement du projet fédéral européen.
En 1949, la question allemande se pose sous la forme du choix des modalités de la reconstruction d’une Allemagne économique et politique. Elle trouve sa solution dans le projet fédéral. Dans le sillage du congrès de La Haye, le « projet Monnet » d’un fédéralisme progressif vers une fédération européenne des « citoyens » prenant la place des États s’impose. La reconstruction de la Ruhr se fait à partir d’un projet franco-allemand porté par les deux dirigeants, Robert Schuman et Konrad Adenauer, tous deux démocrates chrétiens inspirés par Jean Monnet et soutenus par les deux grandes forces politiques de l’époque, les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens. Ce sera la CECA, union industrielle franco-allemande autour du charbon et de l’acier, élargie à l’Italie fédéraliste et au Benelux, gouvernée par une autorité fédérale, la Haute Autorité, dotée de pouvoirs supranationaux. C’est la naissance de l’« Europe de Bruxelles », fédéraliste et antiétatique, portée par les « pères fondateurs » de l’Europe, les fédéralistes Monnet, Adenauer, Schuman, De Gasperi, Spinelli et Spaak.
En1952, dans le contexte de la guerre froide et sous la pression de l’Amérique en faveur du réarmement, se pose la question de l’attitude de l’Allemagne. De nouveau, la solution fédérale apparaît aux gouvernements français et allemands comme la plus pertinente. Il s’agit du projet de la CED, Communauté européenne de défense, issue d’un projet français, encore inspiré de Jean Monnet, d’une armée et d’une industrie militaire européenne, mais placée sous les ordres de l’OTAN. En parallèle, les dirigeants des six pays de la CECA mettent sur le chantier un projet de Constituante européenne qui établirait une fédération politique chapeautant l’ensemble économique et militaire bâti autour de la CECA et de la CED. Le débat de l’Assemblée nationale du 30 août 1954 et le vote négatif qui s’ensuit marque le coup d’arrêt du projet fédéral européen. En réalité, il y a divorce entre le projet fédéral et la résilience de la substance historique des États européens, alors exprimée par la France.
1957 amorce alors une nouvelle stratégie, plus pragmatique, des fédéralistes qui tiennent encore les commandes des principaux gouvernements d’Europe occidentale. C’est le projet d’un Marché commun. Le traité de Rome de 1957 crée la Communauté économique européenne, la CEE, une zone commerciale unique avec l’élimination des règles douanières internes et la libre circulation des produits et des marchandises, mais, en compensation, une forte protection de l’agriculture européenne. Signe du déclin de l’idée fédérale, la CEE, à la différence de la CECA, est une organisation dotée d’un exécutif bicéphale : une Commission supranationale et un Conseil représentatif des États membres.
Il demeure toutefois un « piège fédéral » dans le traité de Rome. Il s’agit de la clause de passage en 1966 au vote majoritaire au Conseil à la place de l’unanimité des États membres, ce qui diminuerait le poids des États, renforcerait mécaniquement le pouvoir exécutif de la Commission et conduirait à faire du président de la Commission une sorte de Premier ministre de l’Europe. La crise de juin 1965 entre le président de la Commission, l’Allemand Hallstein, et de Gaulle, qui refuse la mise en œuvre de la clause du vote majoritaire au Conseil, débouche sur la politique française de la « chaise vide » et, au bout d’une année, sur le compromis de Luxembourg de 1966. Les six États de la CEE négocient entre eux « la clause des intérêts vitaux » susceptible d’être invoquée par chacun d’entre eux en cas de mise en minorité sur un texte jugé essentiel. Le compromis de Luxembourg marque la fin du projet fédéral porté par l’« Europe de Bruxelles » et ouvre la voie à l’« Europe des États ». La mort du projet fédéral européen en 1966 marque une défaite pour Monnet et une victoire politique pour de Gaulle. Depuis lors, aucun État européen n’a relancé le projet d’une Fédération européenne.
III. L’impossible directoire européen
Si l’Europe ne peut se bâtir par un projet fédéral, intellectuellement séduisant mais politiquement irréaliste, peut-elle se reconstruire par ses principales puissances ? Imaginons un instant que les trois grandes puissances européennes aient voulu s’entendre pour unir leurs forces, l’Allemagne devenue la 4e puissance économique mondiale, la France et l’Angleterre, toutes deux grandes puissances ex-coloniales gardant des intérêts et des liens dans le monde entier et toutes deux puissances nucléaires… C’est impossible !
1. Les trajectoires divergentes des trois grandes puissances européennes
A. L’Angleterre en son splendide isolement
L’Angleterre est la seule des trois puissances à être militairement vainqueur en 1945. Pourtant, ni Churchill ni ses successeurs ne veulent reconstruire une Europe occidentale. Pour l’Angleterre, les « relations spéciales » avec le « cousin américain » sont primordiales, alors que leur substance est illusoire. Il y a toujours à Londres une ambiguïté permanente vis-à-vis du projet européen, un pied dedans et un pied dehors. De plus, l’Angleterre de l’après-guerre, gouvernée par les travaillistes, renonce d’elle-même à son statut de puissance mondiale en acceptant la dépendance nucléaire vis-à-vis de l’Amérique et en pratiquant un « retrait » diplomatique et politique de ses ex-colonies, de l’Asie et du Moyen-Orient à l’Afrique. Le Commonwealth n’a jamais eu une substance politique consistante. Aujourd’hui, l’Angleterre du Brexit et son fantasme d’un « Singapour sur Tamise » expriment la continuité de cette assurance que son identité d’exception en fait un éternel vainqueur, ce qui conduit petit à petit à son isolement et à cette sorte de suicide géopolitique d’un pays qui a été la première puissance mondiale tout au long des 18e et 19e siècles.
B. L’Allemagne, une puissance « marchande » sous protection de l’OTAN
L’Allemagne, quant à elle, est de fait « interdite de puissance » par les traités de l’après-guerre, dont le traité de Potsdam. Jusqu’à aujourd’hui, c’est elle-même qui s’interdit largement l’exercice de la puissance. L’Allemagne de Konrad Adenauer de 1949 est totalement dépendante. Elle est européenne pour récupérer la sidérurgie de la Ruhr et retrouver une certaine existence politique ; elle est atlantiste et totalement intégrée à l’OTAN pour assurer sa sécurité face à la puissance de l’URSS. En 1989, l’Allemagne réunifiée de l’après-mur de Berlin devient pas à pas une Allemagne « allemande » défendant ses intérêts, mais continuant à rejeter la puissance classique qui l’a amenée au gouffre de 1914 à 1945.
Elle construit intelligemment ce qu’elle appelle une puissance « civile » sous la forme d’une grande puissance géoéconomique mondiale reposant sur l’industrie et le commerce, une puissance tournée d’abord vers l’Europe centrale et orientale, puis vers la Russie pour son énergie et vers la Chine pour ses exportations et ses délocalisations industrielles. À la place d’une diplomatie active, l’Allemagne est liée à l’Amérique pour sa sécurité, à la Russie pour son énergie, et au monde, dont la Chine, pour son commerce et son industrie. L’Allemagne se veut une puissance riche mais refusant d’être forte, une puissance marchande qui a des intérêts mais pas de politique étrangère et pas de vision stratégique.
C. La France, une « petite puissance mondiale »
La France est un cas unique. Ancienne grande puissance mondiale qui sombre entre 1914 et 1945, elle réussit à redevenir une « petite puissance mondiale », notamment grâce à de Gaulle. Du fait de l’action de résistance incarnée par de Gaulle à Londres, puis à la politique menée après son retour au pouvoir en 1958, la France obtient après la guerre une zone d’occupation en Allemagne et un siège permanent au Conseil de sécurité, préserve ses liens avec l’Afrique, le Maghreb et le Moyen-Orient, entretient la francophonie, acquiert l’arme nucléaire et l’autonomie stratégique vis-à-vis de l’OTAN, et pratique une diplomatie à l’échelle mondiale nourrie d’une vision combinant intérêts bien compris et discours « universaliste ». La politique étrangère française reste jusqu’à aujourd’hui une politique « néogaulliste », associant les intérêts nationaux, la vision d’une Europe politique et autonome, l’appartenance au monde occidental, mais sans dépendance.
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Ce rapide tableau montre l’impossible convergence des trois principales puissances européennes sur un projet européen. L’Angleterre, à la fois atlantiste et attentive à ses propres intérêts, refuse toute intégration dans un projet européen. L’Allemagne, européenne mais atlantiste et redevenue attentive à ses intérêts nationaux, veut une Europe marchande ouverte sur le monde. La France, européenne et toujours attentive à ses intérêts, veut une Europe qui lui ressemble et « néogaulliste ».
2. L’échec du plan Fouchet
La plus forte illustration de l’échec de tout projet d’un directoire européen est le rejet du plan Fouchet.
En 1960, de Gaulle prend une initiative sur l’organisation politique de l’Europe avec le plan Fouchet. La France propose le projet d’une « Union politique » complétant et dominant l’Union économique par une coopération politique entre les six États membres sur les grands sujets de politique extérieure. Il a le soutien du chancelier allemand Adenauer, mais se heurte à l’opposition forte des petits pays, la Belgique et les Pays-Bas. L’échec est acté en 1962.
Pourquoi cet échec ? L’époque est celle de la querelle du fédéralisme opposant les partisans de Monnet et de De Gaulle. Il s’ensuit une double opposition au plan français : l’opposition à une Europe non « bruxelloise » et l’opposition à une Europe dominée par la France gaullienne. Il faut attendre trente ans et le traité de Maastricht de 1992 pour voir naître un embryon d’Europe politique cohabitant avec l’Union économique.
3. Le couple franco-allemand
Le traité franco-allemand de 1963, conclu entre de Gaulle et Adenauer, se veut pour la diplomatie française un projet destiné à bâtir entre les deux grandes puissances de l’Europe le « socle » d’une Europe politique. Mais l’Allemagne, si elle accepte l’idée d’un « couple » franco-allemand, préfère l’« union libre ». Car elle veut préserver deux choses : l’OTAN qui signifie la présence militaire américaine en Allemagne et sa nouvelle puissance économique et commerciale. D’où le blocage par les parlementaires allemands de la dimension politique du traité de 1963. L’opposition manifeste entre l’idée gaullienne d’un bloc franco-allemand distinct de l’OTAN et de l’Amérique et la politique allemande se traduit par le vote du Bundestag d’un préambule au traité se référant formellement à l’OTAN et à l’Amérique. Le couple franco-allemand a toujours par la suite cette double limite : l’atlantisme allemand et les intérêts économiques et commerciaux allemands.
Cela dit, toutes les grandes étapes de la construction européenne sont parties d’initiatives franco-allemandes. Déjà, la CECA et la CEE ont été deux initiatives franco-allemandes. S’ensuivent :
– l’initiative de 1973 de Valéry Giscard d’Estaing et de Helmut Schmidt sur la création d’un Conseil européen des chefs d’État, prélude aux futurs sommets européens ;
– l’accord de 1989 de Mitterrand et Kohl sur une « Union européenne » dotée d’un exécutif (le Conseil européen) et une monnaie unique, l’euro, en contrepartie de la réunification allemande, qui débouche sur le traité de Maastricht de 1992 ;
– puis l’accord Macron-Merkel de 2021 sur le plan de relance post-Covid inclut pour la première fois un budget européen.
IV. L’Union européenne, une Communauté plurielle, pas une puissance
Ainsi, il n’a pu se créer ni une fédération européenne ni un concert européen. L’Europe, en réalité, se bâtit autour de ses États membres et des volontés de leurs chefs d’État et de leurs peuples. Bien plus clairement que le choix des six États signataires du traité de Rome de 1957, le choix des 12 États membres signataires du traité de Maastricht en 1992 est celui d’une « Europe des États », éloignée du modèle fédéral de « l’Europe de Bruxelles ». Il s’agit d’une organisation plurielle, au fonctionnement complexe et à vocation économique.
1. L’Union européenne, une organisation plurielle
L’Europe reconstruite dans le traité de Maastricht est une « Europe des États ». Pas de fédération, pas de directoire, mais l’ensemble des États de l’Europe occidentale progressivement rassemblés dans une organisation inédite et qui évolue.
« L’Europe des États », c’est aujourd’hui 27 États, certains multiséculaires et d’autres plus jeunes. Tous illustrent la renaissance des États-nations de l’Europe occidentale.
En 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale n’est plus rien. Cette Europe occidentale se repolitise par la renaissance successive de l’ensemble des États-nations qui la composent. La France gaulliste ouvre la voie dans les années 1960. L’Espagne postfranquiste de Felipe González suit dans les années 1980 en bâtissant une politique extérieure ambitieuse, de l’Amérique latine au Moyen-Orient. L’Allemagne de l’ouest d’Helmut Kohl, on l’a dit, redevient « allemande » en 1989 par son projet de réunification de l’Allemagne et sa politique à l’Est. Dans les années1990-2000, les anciens États de l’Europe centrale, dont la Pologne et la Hongrie, ainsi que les États de l’Europe baltique, retrouvent leur identité d’État-nation.
La renaissance des États-nations européens a fait ressurgir en Europe le sens des intérêts nationaux et le goût de la puissance, dans une diversité de formes allant de De Gaulle à Orban. Cette dynamique de « l’Europe des États » est actuellement dominante. L’Union européenne actuelle, c’est d’abord les 27 États qui la composent : les deux principales puissances que sont la France et l’Allemagne, les puissances moyennes que sont l’Italie, l’Espagne, la Suède ou la Pologne, et les multiples « petits » États tous accrochés à leurs intérêts nationaux.
En conséquence, parce que l’Europe est plurielle, son action dépend d’abord d’un accord nécessaire entre ses 27 membres.
2. L’Union européenne, une organisation complexe
L’Union européenne n’est pas un gouvernement. Son exécutif est formé de deux têtes, le Conseil et la Commission, qui représentent les deux Europes cohabitant dans l’organisation européenne. Le compromis européen né des crises initiales fait qu’il y a deux Europes dans l’Europe : « l’Europe des États », mais aussi l’héritage de « l’Europe de Bruxelles ». Les institutions de l’Europe sont bâties sur un compromis entre, d’une part, la volonté des États de décider en dernier ressort et, d’autre part, ce qui reste du projet fédéraliste, c’est-à-dire une certaine dose de pouvoir supranational.
Composé des chefs d’État ou de gouvernement, le Conseil est l’organe intergouvernemental en charge des décisions politiques cadrant l’action de l’Union européenne. Son rôle est de fabriquer du consensus à partir des 27 intérêts nationaux des États membres. Il doit tenir compte du poids de « grands » États, France et Allemagne, mais tout autant des intérêts des États « moyens » et « petits ». En fait, chacun défend âprement ses intérêts, par son lobbyisme et la négociation.
Composée de 27 commissaires nommés sur proposition des gouvernements des États membres, la Commission est l’organe politique hérité de « l’Europe de Bruxelles », cette administration indépendante des États créée en 1949 pour gérer la CECA. Administration restée d’inspiration fédéraliste, la Commission a une double compétence : le droit d’initiative en amont du Conseil et l’exécution des décisions du Conseil. La Commission est en quelque sorte en charge de l’intérêt général européen face à l’action des 27 États.
Ainsi, la Commission propose, le Conseil décide et la Commission exécute. Au fil des ans, ces deux Europes, « l’Europe des États » et « l’Europe de Bruxelles », loin de s’exclure et de se combattre, se lient, apprennent à travailler ensemble. Il se forme ainsi une « drôle d’Union » entre les 27 États européens et la Commission européenne. Les politiques européennes sont nécessairement la résultante d’un double accord : d’abord l’accord entre les 27 États, puis l’accord entre le Conseil et la Commission. Si quelques États bloquent, tout est bloqué. C’est le cas aujourd’hui du dossier de la politique énergétique, notamment sur l’hydrogène à partir de l’énergie nucléaire. Si la Commission bloque, tout est freiné. C’est le cas aujourd’hui de l’évolution de Frontex, ainsi que du financement de la construction de murs aux frontières voulue par certains États.
En conséquence, la machine européenne est forcément complexe, tout le contraire d’un exécutif gouvernemental. On a dit d’elle qu’elle était un moteur diesel – forcément laborieux.
La complexité est accrue par le partage des compétences entre les États et l’Europe pour chaque domaine d’activité. Un exemple est le domaine de l’énergie qui combine « mix énergétiques » nationaux et prix communautaires de l’énergie (gaz et électricité). C’est illustré aussi par les domaines de la lutte antiterroriste et des migrations combinant polices et justices nationales et l’espace Schengen. Le suspect ou le terroriste sont libres de circulation dans l’espace européen, mais la juridiction d’un policier s’arrête à la frontière nationale. L’affaire de l’imam Hassan Iquioussen en offre un exemple tout récent.
Ainsi, les politiques européennes ne peuvent avancer qu’à petits pas, lentement et laborieusement. Face aux décisions d’un Biden, d’un Xi Jiping, d’un Erdogan, l’Europe réagit et avance à 27…
3. L’Union européenne, une organisation à vocation économique
L’Union européenne n’est pas une organisation politique et n’a pas vocation à prendre des décisions politiques. Elle est au premier chef une Union économique, une organisation tournée vers la croissance économique et la prospérité, tournant le dos à la puissance politique, à partir de l’idée rémanente de l’époque Monnet que la construction européenne se développe par l’économie. La grande affaire de l’Europe est la construction du Marché unique, initiée dans le traité de Rome de 1957 et achevée en 1986 par l’Acte unique conçu par Jacques Delors. L’Europe, c’est d’abord un espace économique et commercial européen sans frontières reposant sur les quatre grandes libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Cela marche, d’abord grâce aux « trente glorieuses » de la période de la reconstruction de l’Europe, puis grâce à la croissance induite par l’expansion des échanges au sein de l’Union européenne. On assiste dans les années 1960-1990 au grand « bond en avant » d’une Europe libérale, marchande, tremplin d’une prospérité européenne. À tel point que Jacques Delors, dans son mandat de président de la Commission, réussit à faire accepter aux États la gestion du Marché unique par la Commission, un retour en force de « l’Europe de Bruxelles ».
L’Europe est devenue le plus grand marché mondial, fait de 500 millions d’habitants au pouvoir d’achat élevé. Elle est aujourd’hui une très grande puissance commerciale face aux autres puissances, grâce à son marché unique, son pouvoir d’achat et sa politique commerciale extérieure commune.
Mais l’Europe n’est pas seulement un grand marché. Elle a réussi à devenir une « Communauté ». Cette « Communauté » repose sur le principe de la solidarité économique et sociale entre tous les États membres. Il s’agit de la Politique agricole commune, de la gestion communautaire de la pêche, de la politique régionale par les fonds du Feder et les fonds structurels, de la monnaie unique de l’euro et de l’assistance financière aux pays en difficulté, comme l’a démontré l’issue de la crise grecque de 2015. Grâce à ces politiques de solidarité, il s’est bâti un certain « esprit européen », présent tant chez les dirigeants qu’au sein des peuples, ce qui facilite la fabrication de consensus entre les 27 États.
V. Demain, l’Union européenne, une grande puissance mondiale ?
Jusqu’à ces dernières années, l’Europe ne s’est jamais voulue une puissance à l’égale des autres puissances. En absence d’une vision stratégique et géopolitique du monde, à l’image de l’Allemagne et des pays « marchands » de l’Union tels les Pays-Bas ou l’Angleterre avant le Brexit, elle est restée dominée par l’esprit originel de sa vocation « marchande ». Elle n’a jamais construit sa propre vision du monde. De ce fait, il existe au sein du Conseil une pluralité de visions découlant des intérêts nationaux de chaque État membre. L’Europe se définit officiellement dans le traité de Lisbonne de 2007, succédané du projet de Constitution rejetée par referendum, comme « une Union entre les peuples européens ». Il s’agit bien « des » peuples, et non pas « du » peuple. Dans ces conditions, l’Europe peut-elle se doter d’une « boussole stratégique » ?
1. Il existe des politiques extérieures européennes
L’Union européenne a créé, à partir de sa force commerciale et financière, des politiques extérieures dans certains domaines. Ce seront des politiques « douces », « soft power » européen commercial et financier, qui a des effets politiques non négligeables.
L’Union européenne est riche de sa population de 500 millions d’habitants, de son marché intérieur unique représentant 23 % du PIB mondial, d’une économie de la connaissance à l’égale de celles de l’Amérique et de la Chine, d’une aide publique au développement de plus de 50 % de l’aide mondiale. De ce fait, la politique commerciale extérieure de l’Union européenne a un poids certain dans les rapports économiques avec l’Amérique, la Chine ou l’Amérique latine. La politique de coopération d’aide et de voisinage de Bruxelles, exprimée par les accords de Lomé et de Barcelone, est essentielle vis-à-vis de l’Afrique et du bassin méditerranéen.
Surtout, la politique d’élargissement est la « grande politique » extérieure de l’Europe. Le seul domaine dans lequel l’Union européenne a bâti une vision stratégique, sous l’impulsion de l’Allemagne notamment, est son élargissement à l’ensemble de l’Europe centrale et orientale, jusqu’à la Russie. Le projet implicite est que l’Union rassemble toute l’Europe occidentale historique, c’est-à-dire l’ensemble des États européens ayant eu une vie démocratique ou désireux « d’entrer en démocratie ». Cette stratégie se décline selon trois modalités : l’adhésion, le partenariat ou, plus simplement, le « voisinage ». L’histoire récente montre à quel point l’entrée dans l’Union des États d’Europe centrale et orientale, et aujourd’hui le caractère attractif de l’Union auprès de la Géorgie, de l’Ukraine et aussi du peuple de la Biélorussie, est une force considérable qui déstabilise la Russie bien plus qu’une armée. Rappelons que les agressions russes contre la Géorgie en 2008, puis contre l’Ukraine en 2014, se sont produites pour stopper des processus de rapprochement de ces États vis-à-vis de l’Union européenne.
2. Les crises récentes, matrice d’une puissance européenne ?
Ces dernières années, plusieurs grandes crises ont atteint l’Europe et lui ont fait prendre conscience qu’elle peut être contestée, isolée, démunie, contrainte de se défendre par elle-même. L’Union européenne découvre qu’elle est obligée de redéfinir ses relations avec chacune des trois grandes puissances, ce qu’elle n’avait jamais vécu.
En 2016, c’est l’électrochoc du Brexit, signe fort d’un populisme anti-européen et de la contestation de l’Europe par une partie de sa population. La réaction des Européens est forte. À la grande surprise de l’Angleterre et de nombreux observateurs, un front commun, sans fissures, des 27 se constitue tout au long des négociations. De plus, cette crise fait apparaître dans le jargon européen un concept nouveau, celui de l’Europe « protectrice », complémentaire de l’Europe marchande et libérale.
En 2017, l’apparition fracassante du nouveau président américain Donald Trump, ouvrant la voie au déroulement d’un nationalisme agressif, d’une posture ambiguë sur la solidarité atlantique et d’un discours de mépris de l’Union européenne, allant jusqu’à l’attaque de l’Union européenne « ennemie » dans son interview à CBS de juillet 2018, fait prendre conscience à tous les États membres de l’Union, y compris les plus atlantistes et les plus américanophiles, que les Européens doivent « se serrer les coudes ».
En 2020, la pandémie du Covid révèle aux États européens leur dépendance à l’égard de la Chine pour les masques et les médicaments. Après la prise de conscience des pratiques commerciales douteuses de la Chine, après les restrictions élevées contre les industries européennes en Chine, après le coup de force sur Hong Kong et la répression chinoise du peuple ouïgour, la crise du Covid cristallise le changement d’attitude de l’Europe vis-à-vis de la Chine de Xi Jiping.
En 2022, la guerre d’Ukraine lancée par la Russie de Poutine conduit les États de l’Union européenne à réagir vite et fort. Ce sont les sanctions commerciales et financières contre la Russie, puis la solidarité européenne et l’aide militaire apportée à l’Ukraine, puis la décision de sortir de la dépendance gazière russe, jusqu’alors pilier de la politique énergétique européenne.
En 2023, l’Amérique « impériale », sous la forme du leadership économique américain, du nouveau président américain Joe Biden et sa politique de relance de la puissance industrielle américaine basée sur le principe du « Buy America » obligent l’Europe à réagir pour protéger son industrie et sa recherche.
Cette succession de crises bouscule l’Europe de l’intérieur et de l’extérieur. Les États de l’Union commencent à prendre conscience de leurs intérêts communs et à découvrir la nécessité d’une identité européenne. Vont-ils s’efforcer plus qu’auparavant de bâtir leur propre politique mondiale ? Va-t-on assister au passage historique d’une Europe « marchande » à une Europe plus « souveraine » ?
3. Le chantier de la « souveraineté »
Le concept nouveau de « souveraineté européenne », exprimé par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne de septembre 2017, superbement ignoré à l’époque, est devenu aujourd’hui une référence officielle à Bruxelles et dans les capitales européennes. Davantage de « souveraineté » pour l’Union européenne signifie davantage de sécurité économique pour chacun des États membres.
On assiste aujourd’hui aux débuts d’une construction, brique par brique, d’une « souveraineté » commerciale, industrielle et énergétique.
A. « Souveraineté » commerciale
Dans le domaine du commerce extérieur, on observe l’abandon de la naïveté libre-échangiste européenne face aux pratiques commerciales agressives des autres États que sont les embargos déguisés, les tarifs douaniers punitifs comme ceux de la Russie à l’égard des champagnes français, ou les difficultés d’Airbus sur la marché américain. Désormais, l’Union européenne exige des États latino-américains du traité Mercosur le respect des normes alimentaires et environnementales. Bruxelles vient d’adopter le principe d’une « taxe carbone aux frontières » de l’Union européenne pour les produits polluants importés, tel l’acier chinois.
B. « Souveraineté » industrielle
On est en train de passer d’une Europe protégeant ses consommateurs par des normes et le respect d’une stricte concurrence à une Europe protégeant « ses » industries au nom de « l’autonomie stratégique » de l’Europe. C’est le cas du plan européen de février 2022 en matière électronique. La production mondiale de composants électroniques était hier européenne à 40 % et elle n’est plus aujourd’hui que de 10 %. Le secteur de l’électronique s’est complètement mondialisé, dominé qu’il est par l’Amérique avec Intel, par Taiwan avec TSMC et par la Corée. L’objectif de l’Europe est de produire demain 20 % de la production mondiale. Il faut noter le projet européen du « Chips Act » de 2023, mobilisant 50 milliards d’euros d’investissements publics et privés en faveur de la production des semi-conducteurs, afin d’atteindre le quadruplement de la production européenne de puces. Or le « Chips Act » repose sur les aides d’État, hier bannies à Bruxelles. La nouvelle bataille pour la « souveraineté industrielle » ouvre une bataille « idéologique » au sein de l’Union entre les tenants traditionnels du marché et les nouveaux adeptes d’une « politique industrielle ».
C. « Souveraineté » énergétique
L’Europe fait face à un double défi dans le domaine de l’énergie. Elle doit trouver une alternative au gaz russe dont elle ne veut plus dépendre et elle doit éviter une dépendance à l’égard de la Chine et de l’Amérique pour sa transition énergétique vers l’objectif des 45 % de renouvelables d’ici 2030. Elle a pris conscience qu’elle se doit de défendre ses technologies et ses énergies « vertes » futures face à la compétition américano-chinoise, face notamment au récent projet américain d’aide de 1 700 milliards de dollars en faveur d’une industrie verte basée sur son sol, le projet « IRA ». Un grand débat est en cours entre les 27 sur l’autonomie stratégique de l’Union pour son énergie. Le débat est rendu compliqué par le caractère national des mix énergétiques et la profonde divergence d’attitude des États membres sur le nucléaire. Une avancée importante est la toute récente réponse européenne à l’« IRA » américaine avec le « pacte vert industriel » européen de 400 milliards d’euros en faveur de subventions et d’aides d’État aux alliances industrielles vertes européennes.
De plus, les 27 débattent actuellement du projet d’un « fonds de souveraineté » finançant les secteurs stratégiques des batteries, du lithium et de l’hydrogène. Le débat est freiné par l’opposition frontale existant au sein de l’Union entre les États antinucléaires et les États pro-nucléaires sur l’acceptation d’un financement européen de la production nucléaire d’hydrogène. On est actuellement dans un conflit franco-allemand doublé d’une division de la Commission sur le nucléaire à propos de la future directive « énergies renouvelables » et de la place de l’hydrogène bas carbone face à l’hydrogène « vert ».
4. Le chantier de la sécurité
A. L’Europe et le reste du monde
L’Europe s’efforce aussi de se définir face aux menaces stratégiques que représentent la Chine de Xi Jiping et la Russie de Poutine.
La réflexion stratégique européenne menée sur la relation avec la Chine, face à la politique de Xi Jiping, veut s’éloigner de l’angélisme d’autrefois et de la confrontation à l’américaine. L’Europe veut sa propre approche de sa future relation avec la Chine sans être embarquée dans la stratégie de confrontation voulue par l’Amérique. Certes, il s’est créé un nouveau réflexe de méfiance européenne vis-à-vis de Pékin et un débat européen sur la redéfinition de la relation avec la Chine, alors que l’Europe est le premier marché chinois à l’extérieur et que la Chine est le premier marché extérieur pour l’Allemagne, représentant 100 milliards d’euros.
Les 27 ont donc mis au point en 2019 la doctrine du triptyque selon laquelle la Chine est tout à la fois « un partenaire commercial, un concurrent stratégique, un rival systémique ». Il faut donc non pas « découpler » l’Europe de la Chine, comme le souhaite l’Amérique, mais « dérisquer » son rapport à la Chine, selon la formule consacrée. S’ajoute la réaction européenne aux « routes de la soie » chinoises consistant à lancer le « portail mondial », c’est-à-dire la mobilisation à hauteur de 300 milliards d’euros en faveur de projets d’infrastructures (numérique, santé, climat, transports, éducation) dans des pays européens hors Union européenne (Balkans, pays méditerranéens, pays africains).
B. 24 février 2022, la guerre en Ukraine
Vis-à-vis de la Russie, la sidération du choc du 24 février 2022 entraîne un bouleversement de l’esprit européen. Une bonne partie des États européens, dont l’Allemagne, l’Italie, Chypre, la Bulgarie, la Grèce, considérait la Russie comme un partenaire privilégié. L’Allemagne avait bâti, avec les chanceliers sociaux-démocrates Willy Brandt et Gerhard Schröder, un partenariat germano-russe fidèlement géré par la chancelière chrétienne-démocrate Angela Merkel. L’Allemagne était le premier avocat de la Russie au sein de l’Union européenne à partir de la conviction d’une évolution de la Russie par l’économie et le dialogue (le « Wandel durch Handel », le changement par le commerce).
La guerre d’Ukraine est perçue comme une guerre européenne qui peut toucher d’autres pays européens voisins de la Russie. La sidération du 24 février 2022 fait surgir un réflexe de peur générale, suivi d’une solidarité spontanée pour l’Ukraine. La guerre d’Ukraine est-elle un détonateur de l’éveil stratégique de l’Europe ? Oui et non. D’un côté, au fil des mois, presque tous les 27 s’engagent dans une assistance militaire forte à l’Ukraine destinée à l’aider à gagner sa guerre contre la Russie. L’Allemagne, dont toute la politique extérieure était fondée sur une puissance « civile », la construction d’une Europe centrale et orientale pacifiée et prospère, et une relation substantielle avec la Russie, change tous ses « fondamentaux ». Au découplage énergétique vis-à-vis de la Russie s’ajoute la révision totale de la politique allemande par l’exportation d’armes offensives en Ukraine, illustrée par la décision très politique d’envoi des chars Leopard. En parallèle, le chancelier allemand et son gouvernement socialo-écolo-libéral ont adopté la « Zeitenwende », le « changement d’époque », une nouvelle politique de défense conduisant à la programmation de 100 milliards d’euros pour la construction d’une Bundeswehr actuellement sous-équipée, délabrée et incapable de se défendre en cas d’attaque conventionnelle.
De l’autre côté, l’agression russe en Ukraine « booste » les atlantismes européens. La guerre froide des années 1950 et la peur de la Russie stalinienne ont mis l’Europe dans les bras de l’Amérique, par le biais de l’OTAN et de l’atlantisme. Seule, la France gaullienne s’est voulue autonome dans sa défense par l’arme nucléaire et par le retrait du commandement intégré de l’OTAN. D’où l’échec de tous les projets d’un « pilier européen de défense ». Au fond, l’absence d’une Europe « stratégique » convenait parfaitement à presque tout le monde, aux États neutres (Autriche, Finlande, Suède), aux anciens États atlantistes (Allemagne, États du Benelux, Danemark), aux nouveaux États atlantistes de l’Europe centrale et balte. L’agression russe de l’Ukraine de 2022 renforce l’atlantisme par nécessité de l’Allemagne, l’atlantisme frileux de l’Italie et des États du Benelux, l’atlantisme par peur des États européens de la « ligne de front » (États baltes, Pologne, États d’Europe centrale, États scandinaves). La popularité actuelle de l’OTAN se nourrit de la conviction de la quasi-totalité des États européens qu’elle est la seule assurance crédible face à la Russie de Poutine. Personne en Europe n’est capable ou désireux de remplacer l’effort américain actuel.
La Pologne symbolise bien l’image présente de l’Europe. Dès février 2022, la Pologne devient le pilier logistique et politique de l’aide à l’Ukraine, étend son leadership dans l’Europe orientale et balte, exerce une influence forte à Bruxelles, projette la construction de la première armée conventionnelle d’Europe occidentale, tout en se voulant être le partenaire privilégié de l’OTAN et de l’Amérique de Biden.
Entre l’Europe « poutinienne » et l’Europe « atlantique », y a-t-il une voie européenne ? Pas vraiment, actuellement…
VI. L’Europe peut-elle retrouver un rang et un destin dans notre monde actuel ?
L’Union européenne sera ce qu’en feront les 27 États membres. L’Union européenne ne sera jamais une « Europe puissance » car elle n’aura jamais ni un prince unique ni une défense propre. L’Europe, telle qu’elle existe et telle qu’elle fonctionne, fera ce qu’elle pourra. Mais elle peut, si elle le veut, devenir plus « souveraine » dans sa vision du monde et plus active dans la défense de ses intérêts. Cela dépend de la façon dont les 27 États européens vont devenir de plus en plus « européens ». Chacun a son histoire, sa vie politique, ses intérêts. Mais tous ont décidé de mettre en commun certains domaines, ce qui constitue aujourd’hui « l’acquis européen » : le grand marché, l’agriculture, la pêche, la monnaie, les libertés de circulation dans l’espace européen, la politique spatiale. L’« acquis européen » est constitué de ce qui unit les intérêts de chacun et l’intérêt général de l’Europe des 27.
Aujourd’hui, face aux politiques des trois grandes puissances, les 27 sont en train d’ébaucher un nouvel « acquis commun », une vision géopolitique commune fondée sur la nécessité d’une plus grande « souveraineté » industrielle, technologique, mais également diplomatique de l’Europe.
L’Europe occidentale, quel rôle mondial ? Quelle attitude face à la Chine actuelle ? Quelle politique, demain, dans la guerre d’Ukraine et face à la Russie ? Quelle politique vis-à-vis de l’Amérique, tout à la fois alliée militaire et concurrente économique ? Sur toutes ces questions essentielles, le débat entre les 27 ne fait que commencer.
Pour se consoler, on pourrait dire qu’il n’a jamais existé auparavant entre l’ensemble des États membres et qu’aujourd’hui il est perçu comme nécessaire par tous. Ainsi, que se passera-il pour l’Europe et la guerre en Ukraine si, en 2024, l’Amérique fait revenir Donald Trump aux affaires ? Toutes les capitales européennes ont déjà cette question à l’esprit…
Et le fait qu’aujourd’hui, les 27 se posent collectivement cette question, par exemple, en vue d’y trouver une réponse favorable à tous et à chacun, est peut-être l’illustration de l’acquis inattendu que représente l’Europe pour la paix mondiale.
Jacques Huntzinger
14 juillet 2023