Le 24 février 2022, l’offensive de la Russie sur l’Ukraine ébranle le monde. Pour la première fois depuis 1945, le continent européen est en guerre avec lui-même. Cette guerre entre la Russie et l’Ukraine devient très vite une guerre indirecte entre la Russie et le monde occidental rangé derrière la bannière de l’Amérique et de l’Union européenne.
Le 3 août 2022, le voyage de la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan, déclenche l’une des plus fortes réactions chinoises que la crise de Taïwan ait connue depuis ses débuts. Des manœuvres militaires d’envergure se déroulent au-delà de la ligne médiane séparant le détroit de Formose en deux, au risque d’un incident naval sino-américain dans les eaux du détroit. Nancy Pelosi, adversaire acharnée de la Chine communiste et défenseure inconditionnelle du dalaï-lama et des Ouïgours, veut marquer par sa venue officielle la solidarité américaine à l’égard de la démocratie taïwanaise, et ce trois mois avant les élections américaines de mi-mandat de novembre, alors même qu’aura lieu, également en novembre, le 20e congrès du Parti communiste chinois où le président Xi Jinping devra déjà batailler dans un contexte économique difficile pour obtenir un consensus du Parti sur un troisième mandat et en rester le patron incontesté. Cette mini-crise du début août 2022 est une grosse piqûre de rappel de la sensibilité extrême de la crise de Taïwan.
Il faut rapprocher ces deux situations de crise, car elles ont deux points communs. Elles sont les deux crises les plus dangereuses pour la sécurité de notre monde. Et elles sont les révélateurs du monde en train de se former autour d’une nouvelle « guerre froide » entre le monde occidental et le monde « révisionniste ».
Taïwan, Ukraine, même combat ?
Oui, il y a un même combat mené par Pékin et Moscou contre ces deux territoires, tout à la fois si liés à leur histoire et aujourd’hui perçus comme provocants et hostiles. L’île de Taïwan et l’État ukrainien sont devenus des « échardes » de plus en plus douloureuses pour les deux puissances que sont la Chine et la Russie, au moment même où elles ont décidé toutes deux de devenir de grandes puissances aptes à se confronter avec l’Amérique et le monde occidental afin de modifier l’ordre mondial à leur avantage. Mais, plus la confrontation avec le monde démocratique et libéral s’accroît, plus la situation de Taïwan et de l’Ukraine à leurs portes est perçue par la Chine et la Russie comme une provocation permanente. De ce fait, Taïwan et l’Ukraine sont devenues les deux situations les plus sensibles de la politique mondiale actuelle. Elles sont aujourd’hui ce qu’était Berlin durant la guerre froide. Ce sont les deux points de contact, très chauds, de l’affrontement en cours entre le monde occidental et les deux grandes puissances « révisionnistes ».
1. Formose et Ukraine, les deux « échardes » de la Chine et de la Russie
Si elles sont devenues plus aiguës dans la dernière décennie, ces deux crises ont une longue histoire. La crise taïwanaise dure depuis plus de 70 ans, tandis que la crise ukrainienne a une bien plus longue histoire. Il faut rappeler ce qu’est Formose à la Chine et ce qu’est l’Ukraine à la Russie pour comprendre à quel point leurs séparations territoriales et politiques sont devenues des « échardes « de plus en plus douloureuses dans le pied des deux puissances de Pékin et de Moscou.
L’île de Taïwan a une histoire distincte de celle de la Chine. L’île, distante des côtes chinoises de plus de 200 kilomètres, fut peuplée 3000 ans avant notre ère d’une population venue de Chine du sud dont il reste aujourd’hui des traces importantes. Par la suite, elle devint une terre d’émigration pour des paysans et des pêcheurs chinois. Taïwan ne fut jamais vraiment contrôlée et administrée par « l’Empire du Milieu ». L’île avait acquis une sorte d’existence autonome de celle de son « lointain » voisin. Elle devint portugaise au 15e siècle, d’où elle acquit son nom d’Ilha Formosa, « la belle île ». Elle fut ensuite hollandaise au 16e siècle. Puis elle tomba sous la coupe d’un clan de pirates chinois, les Zheng, avant d’être conquise par la dynastie Qing, qui la délaissa. Taïwan devint japonaise après la guerre sino-japonaise de 1895, avant d’être rétrocédée à la Chine en 1945.
La crise de Taïwan est liée à la naissance de la République populaire de Chine en 1949, lorsque près de 2 millions de personnes comprenant les forces et les partisans de l’ancien régime chinois de Tchang Kaï-chek, battus par l’armée populaire communiste de Mao Zedong, se replient sur l’île et les îlots environnants et y installent un régime nationaliste qui revendique la légitimité de la représentation de la Chine toute entière.
Cette séparation de 1949 de deux Chines, la Chine communiste de Pékin et la Chine nationaliste de Taïwan, crée ce que l’on va appeler « la question de Formose ». Dès 1949, la Chine communiste va ouvrir le cycle des tensions, des pressions et des incursions à l’encontre de Taïwan au nom de la réunification du territoire chinois autour de la seule Chine légitime. L’affrontement dure depuis 70 ans, avec des hauts et des bas.
Cette histoire connaît 4 dates importantes : 1955, 1958, 1971, 1996.
On l’a oublié aujourd’hui, trois guerres ont eu lieu entre Pékin et Taïwan et auraient pu devenir des conflits mondiaux. La première guerre, menée en 1955 par Mao Zedong en vue de la « libération » de Formose au moment où prend fin la guerre de Corée, aboutit à la reconquête de l’archipel des Tachen, situé à proximité de la côte chinoise et occupé alors par un corps expéditionnaire formosan. L’Amérique de Roosevelt s’est déclarée neutre dans la crise chinoise et l’Amérique de Truman, tout en faisant patrouiller la 7e flotte dans les eaux environnantes, hésite à s’engager pour assurer la sécurité du régime anticommuniste de Tchang Kaï-chek. Mais au moment où les bombardements chinois commencent, l’état-major américain, qui vient de subir la participation de l’armée chinoise dans la guerre de Corée, recommande l’utilisation d’armes nucléaires contre la Chine de Pékin. À l’unisson, le Congrès américain vote une résolution autorisant l’envoi de forces armées et l’usage de l’arme nucléaire pour assurer la défense de Formose. Le président Eisenhower s’y oppose et laisse faire l’opération chinoise. Mais cette première guerre de Taïwan de 1955 génère l’affrontement entre l’Amérique et la Chine communiste sur Formose et son destin. Au lendemain de cette première guerre, un traité de sécurité mutuelle est signé par l’Amérique avec le régime de Taïwan.

La seconde guerre de Taïwan de 1958 éclate du fait de la volonté de Mao Zedong de tester la solidarité américaine affichée à l’égard du régime de Formose au moment où Eisenhower et Khrouchtchev prennent langue pour sortir de la guerre froide. L’armée chinoise bombarde par 500 000 obus et des missiles les îlots de Quemoy (Kinmen sur la carte) et Matsu, également situés à proximité des côtes mais contrôlés et fortifiés par les forces nationalistes depuis 1949. Cette attaque cause plus de 1 000 morts. Mais, cette fois-ci, l’Amérique déploie immédiatement la 7e flotte dans le détroit et envoie sur les îlots attaqués de l’artillerie susceptible de lancer des charges nucléaires tactiques. Mao Zedong décide d’arrêter les frais. Un cessez-le-feu est établi, mais des bombardements sporadiques sur Quemoy et Matsu se produiront pendant toutes les années qui suivent.
Ces deux premières guerres de Taïwan, intervenues dans le double contexte de la guerre froide et de l’après-guerre de Corée, cristallisent l’engagement américain. L’Amérique, déjà présente auprès du Japon, de la Corée du Sud et des Philippines, tire les leçons des guerres de 1955 et de 1958 et se convainc que la sécurité de l’île de Formose face aux pressions et aux menaces de Pékin est essentielle pour la stabilité stratégique de la région.
En 1971, intervient le tournant diplomatique américain vis-à-vis de la Chine communiste. L’Amérique de Nixon décide de jouer la carte chinoise pour isoler l’Union soviétique en reconnaissant l’existence d’une seule Chine et en établissant des relations diplomatiques avec Pékin. Mais, en parallèle, l’Amérique affirme sa doctrine du « statu quo ». Cette doctrine du « statu quo » signifie le refus d’une indépendance formelle de l’île à partir du principe d’une seule Chine, mais la reconnaissance de la réalité de l’existence de facto du régime de Taïwan et la volonté américaine du maintien de ce « statu quo » par une protection de la sécurité de l’île. Ainsi, lorsque huit ans plus tard, en 1979, Washington établit formellement une ambassade à Pékin, le Congrès américain vote en parallèle la loi sur « les relations avec Formose » qui fixe les éléments de l’assistance militaire américaine à l’île. La doctrine américaine du « statu quo » est la suivante : ni indépendance formelle de l’île de Formose, ni réintégration à la Chine continentale, mais respect et garantie de la situation actuelle de deux entités chinoises, l’État reconnu de la République de Chine et l’île de Formose. Position complexe, équivoque à souhait. Cette ambiguïté diplomatique se double d’une ambiguïté stratégique sur le contenu de la réaction américaine en cas d’attaque de Taïwan par les armées chinoises. Cette double ambiguïté de la doctrine du « statu quo », restée la doctrine constante de l’Amérique jusqu’à aujourd’hui, vint d’être rappelée par le président J. Biden en mai dernier. Pékin l’a toujours critiquée publiquement mais elle en a tenu compte dans les faits, et le régime de Formose, y compris les « indépendantistes » actuellement au pouvoir, n’a jamais jusqu’ici déclaré l’indépendance formelle de l’île. Ainsi, de fait, les trois parties prenantes de la crise de Taïwan, l’Amérique, la Chine de Pékin et le régime taïwanais, ont tous pris en compte et respecté la doctrine du « statu quo ».
La troisième guerre de Taïwan se produit en 1996 dans un contexte tout différent de celui des deux premières. À cette époque, Pékin, conscient que l’incorporation de Formose ne peut pas se faire par une conquête militaire, se lance dans un processus de négociation discrète sur la réintégration de l’île à la mère patrie avec les derniers représentants du Kuomintang, le parti nationaliste créé par Tchang Kaï-chek, installé au pouvoir à Taipei depuis 1949 et resté nostalgique de la réunification de la Chine. Mais Formose a changé depuis 1949. La société et la classe politique de l’île se sont modernisées et ont pris leur distance vis-à-vis du combat nationaliste de 1949. Les élections de 1996 se préparent à porter au pouvoir de nouveaux dirigeants politiques tenants de la ligne d’une Formose démocratique et coupée de la Chine continentale. Ceci est insupportable pour Pékin. À « l’écharde » d’une Chine séparée viendrait s’ajouter « l’écharde » d’une Chine adepte du régime politique honni, la démocratie libérale. Il s’agit alors pour le Parti communiste chinois et son dirigeant de l’époque, Jiang Zemin, d’empêcher la transformation de Taïwan en une démocratie reposant sur des élections libres conférant à celle-ci une légitimité particulière et rendant encore plus compliquée sa réintégration à la Chine communiste. Comme le dira l’expert F. Godement, « La Chine lance son offensive contre Taïwan parce que la démocratie faisait à elle seule échapper l’île au dogme d’une seule Chine ». Cette offensive, manifestée par l’organisation de manœuvres militaires à proximité de l’île et l’envoi de missiles aux environs de la capitale de Formose, Taipei, destinée à effrayer les électeurs taïwanais, échoue. Taïwan est bel et bien devenue depuis 1996 une démocratie aux portes de la Chine communiste.
La guerre de 1996 est une parenthèse vite refermée. Depuis lors, et jusqu’à la crise d’août 2022, tant Washington que Pékin respectent – presque – toujours le « statu quo ».
L’Ukraine est une « écharde » dans le pied russe depuis que la Grande Catherine a décidé d’intégrer le territoire de la « Petite Russie », qui n’avait jamais été russe, au territoire de la Grande Russie. La lettre géopolitique consacrée à « la guerre d’Ukraine » a rappelé les épisodes douloureux et sanglants qui ont jalonné la relation entre Kiev et la Russie tsariste puis bolchevique. Étouffement tsariste de la langue et de la culture ukrainiennes au 19e siècle, suppression par les bolcheviques de la « Rada » de Kiev instituée en février 1917, répression stalinienne sanglante par la famine organisée, le « Holodomor » en 1932-1933.
En 1990-1991, l’implosion de l’Union soviétique, portée par les populations de plusieurs Républiques, dont le peuple ukrainien, et finalisée par les dirigeants de ces Républiques, dont le dirigeant russe B. Eltsine et le dirigeant ukrainien L. Kravtchouk, fait que la Russie entre dans cette situation paradoxale d’une indépendance retrouvée mais d’un empire perdu. La Russie ne s’est pas remise de cette amputation.
2. Poutine, Xi Jinping, un même combat « révisionniste »
Poutine arrive au pouvoir en 2000 et Xi Jinping en 2012. Dans nos lettres précédentes consacrées à la Russie et à la Chine, on a décrit ces deux personnalités comme étant, l’une, l’artisan de la restauration d’une grande Russie revenue à ses « fondamentaux » culturels et à sa puissance « néotsariste » et, l’autre, le bâtisseur d’un « nouvel empire céleste », solide à l’intérieur et puissant à l’extérieur, une Chine grande puissance mondiale sortie définitivement de son « zhongguo », de son « entre-soi » millénaire.
Pour Poutine, il s’agit de restaurer une grande puissance qui permette à la Russie de se préserver de l’influence occidentale et de pérenniser la « voie russe » construite par les premiers tsars moscovites. Il l’a exprimé maintes fois depuis son discours retentissant de Munich de 2007 jusqu’à ses déclarations toutes récentes sur le fait que la Russie a une civilisation différente de celle du monde libéral occidental. Poutine est armé de deux convictions : l’identité slavophile de la Russie, rappelée en son temps par Soljenitsyne, et le déclin irréversible de l’Occident et des « dégénérés » décrits récemment par Medvedev. Pour restaurer la « Grande Russie », en elle-même, autour d’elle et dans le monde, Poutine a engagé le combat contre l’Occident qui, dans sa vision, est tout à la fois en déclin, agressif et bien décidé à abaisser la Russie.
Deux lectures estivales éclairent à vif la Russie actuelle. D’une part, le livre de G. da Empoli, Le Mage du Kremlin, décrit la formation de la pensée de V. Poutine qui, porté au pouvoir sous les auspices conjugués du clan d’Eltsine et du KGB, va s’en affranchir et former sa propre vision de la Russie. D’autre part, une interview de Sergueï Karaganov, un conseiller très proche de Poutine qui a été l’un des architectes de la nouvelle politique étrangère russe, a été publiée dans le numéro d’été de la revue Politique internationale.
Résumons le propos de Karaganov. La Russie souffrira, ce sera long et difficile, mais la Russie gagnera à terme. La Russie a fait fausse route en se rapprochant de l’Occident et du modèle démocratique et libéral. L’acte Russie/OTAN de 1997 a été une erreur catastrophique. La Russie a failli sombrer et perdre son âme. L’Occident a déclaré à la Russie une guerre hybride totale et la Russie doit livrer une bataille historique contre l’Occident. C’est une guerre existentielle pour la Russie qu’elle ne peut pas perdre. Car, en fait, l’Occident est en déclin. Il s’accroche à son rôle mondial et a profité de la faiblesse russe passagère pour s’installer à son voisinage et sur sa terre. Mais cette époque est terminée. La roue a tourné, car la Russie se redresse tandis que l’Occident s’affaisse. Si la Russie est sortie du communisme, ce n’est pas pour entrer dans le libéralisme occidental qui n’est pas son monde. On le voit, si l’Occident semble pouvoir se passer de la présence d’un ennemi pour se construire, ce n’est pas le cas de la Russie. D’où l’incompréhension entre les deux mondes.
Pour Xi Jinping, il s’agit de bâtir un « Empire du Milieu » qui soit non seulement au moins aussi puissant que la puissance américaine tant dans les domaines économique et technologique que dans les domaines militaire et stratégique, mais devienne aussi un contre-modèle autoritaire et nationaliste au modèle démocratique occidental, contre-modèle à exporter en Asie, en Orient, en Afrique et en Amérique latine. De son discours du 19e congrès de 2017 (« Le vent souffle en faveur de l’Asie et l’Ouest décline, il faut rapprocher la Chine du centre de la scène mondiale ») à ses propos de 2019 (« Il faut que l’Empire du Milieu se dote d’un esprit combattant pour combattre les forces du mal »), officialisant ainsi le mot d’ordre nouveau de « l’esprit combattant », le dirigeant chinois tient un discours clair et constant.
La conséquence logique de cette double ambition des nouveaux dirigeants russe et chinois est leur « révisionnisme ». Qu’est ce révisionnisme commun à Poutine et Xi Jinping ?
Après les deux décennies des années 1990-2000 qui ont été celles de la chute de l’Union soviétique et de la progression du monde occidental aux portes de la Russie par l’extension de l’Union européenne et de l’OTAN, Poutine et Xi Jinping se sont convaincus qu’il faut renverser le cours de l’histoire, stopper l’avancée du démocratisme libéral, antinomique des sociétés et des histoires russe et chinoise, et agir avec détermination pour réviser un ordre mondial géopolitique, militaire, économique, juridique, construit et dominé depuis 1945 par le monde occidental avec l’Amérique à sa tête. Dans les années 1950, l’Union soviétique et la Chine populaire ont été unies par leur fraternité idéologique et leur adversité commune vis-à-vis du monde « impérialiste ». Dans les années 1960-1980, elles ont été désunies, voire en confrontation après 1965, du fait du choix de la politique de détente opérée par Khrouchtchev et ses successeurs. Aujourd’hui, la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping sont de nouveau unies, non plus sur une idéologie mais sur quelque chose de bien plus essentiel pour les deux États : la préservation de leur identité civilisationnelle, de leur histoire propre, qui passe par la reconstruction pour l’un, la construction pour l’autre, de leur statut de grande puissance dans le monde de demain. Poutine et Xi Jinping sont tous deux convaincus de l’opposition radicale entre les mondes russe et chinois et le monde occidental. Certes, il faut maintenir les « principes de précaution » bâtis avec l’Occident en matière nucléaire (contrôle des armements et non-prolifération) et, bien sûr, il faut commercer avec les pays occidentaux, leur acheter leurs technologies et leur vendre du gaz ou des produits élaborés, pénétrer leurs marchés et racheter leurs entreprises.
Mais il faut élever une barrière imperméable avec les cultures occidentales, les régimes démocratiques et les idéologies libérales. Et si l’opportunité s’en présente, il faut « culbuter » les pays occidentaux, de la Syrie au Mali et au Venezuela, du soutien au Brexit à l’encouragement aux divers populismes européens.
La Russie et la Chine contemporaines combinent toutes deux un « business as usual » néo-capitaliste et un « révisionnisme » anti-occidental affirmé. Les pays occidentaux ont perçu la première partie du programme, mais n’ont pas saisi de suite la seconde. Or le combat « civilisationnel » contre un monde qui risque de devenir unipolaire et dominé par l’Occident libéral et démocratique est au cœur de l’action des dirigeants russe et chinois actuels, déterminés à tout faire pour que le monde devienne un monde « tripolaire ».
Ce sera un combat de très longue durée avec un monde occidental que Poutine et Xi Jinping affirment à l’envi comme aujourd’hui fragilisé par le début de son déclin, illustré aussi bien par ses défaites en Irak, en Syrie, en Afghanistan que par sa « déliquescence morale » interne. Ce combat est perçu comme « existentiel » par les dirigeants des deux pays.
En raison de leurs objectifs identiques de conquête de puissance aux fins de préservation de leur identité, la Russie et la Chine ont bâti une « coalition idéologique » contre un « ordre mondial occidental hostile et décadent » et pour un nouvel ordre mondial moins « occidentalo-centré ». Tous deux ont officialisé cette alliance dans leur déclaration commune de février 2022 à l’occasion de leur rencontre à la fin des Jeux olympiques d’hiver de Pékin. L’établissement par la Russie de la liste des « pays inamicaux » incluant l’Amérique, les principales puissances européennes, le Japon et la Corée du Sud, la charge de Poutine contre « les actions déstabilisatrices » de l’Occident en Afrique au lendemain du retrait des derniers soldats français du Mali, la déclaration chinoise de sortie des universités chinoises du « classement de Shanghai » sont les dernières illustrations de la volonté commune des deux puissances « révisionnistes » de marquer leur différence d’avec le système occidental et de définir la lutte contre l’Occident comme la mère de toutes les batailles.
C’est dans ce contexte de « la grande bataille » menée par les deux puissances russe et chinoise contre le monde occidental qu’il faut lire aujourd’hui les crises d’Ukraine et de Formose. Parce qu’elles ambitionnent de conquérir une influence nouvelle dans le monde aux dépens de l’Occident, elles sont d’autant plus sensibles à ce que l’Occident ne se manifeste pas ouvertement dans leur voisinage. Pour les deux dirigeants, le combat contre l’ordre mondial occidental passe par un combat essentiel dans leur « étranger proche » qui doit redevenir une zone sous leur contrôle. De ce fait, aux yeux du nouveau tsar qu’est V. Poutine et du nouvel empereur qu’est Xi Jinping, les deux « échardes », que sont depuis longtemps l’Ukraine pour la Russie et Taïwan pour la Chine, sont d’une toute autre sensibilité, beaucoup plus vive et beaucoup plus insupportable.
Aujourd’hui, l’Ukraine et Formose constituent les deux crises les plus aiguës de l’affrontement organisé par les deux grandes puissances « révisionnistes » contre le monde occidental. Pour l’un, le « combat » contre l’Occident passe par la reconquête de l’Ukraine, et pour l’autre, par l’intégration de Taïwan.
Mais ces deux combats sont menés de façon tout à fait différente. Alors que Poutine a osé la guerre pour l’Ukraine, Xi Jinping n’a pas osé – et n’osera pas – la guerre pour Formose.
3. Xi Jinping et « l’écharde « de Formose, la tension contrôlée
Il y a un peu plus de six mois, avant le 24 février 2022, personne ne s’attendait à la guerre en Ukraine. Si une nouvelle guerre mondiale devait être envisagée, la grande majorité des experts et des stratèges était convaincue qu’elle ne pourrait survenir que de l’Asie et en Asie. Car, depuis des années, le monde vivait obnubilé par la montée de la compétition tous azimuts entre l’Amérique, première puissance mondiale établie, et la Chine, nouvelle grande puissance mondiale et prétendante affichée au statut de « co-première puissance mondiale » rivale et interlocutrice privilégiée de l’Amérique.
Cette compétition globale était mise en avant dans les discours et les politiques de tous les présidents américains, d’Obama à Trump et Biden. Ce nouvel affrontement bipolaire qualifié par certains de « nouvelle guerre froide » était devenu un marqueur essentiel de toutes les diplomaties et des états-majors. Le scénario d’une guerre mondiale provoquée par la crise de Taïwan occupait les chancelleries diplomatiques et les experts de géopolitique.
Ce scénario a été théorisé en 2014 par l’expert américain G.T. Allison avec le concept du « piège de Thucydide ». L’historien grec de la guerre entre Athènes et Sparte avait observé que l’affrontement était devenu inévitable entre la puissance ascendante, Athènes, et la puissance descendante, Sparte. G.T. Allison a vu dans l’affrontement global, économique, politique, régional, qui se développait entre la Chine, puissance émergente, et l’Amérique, puissance établie, un processus de même nature qui déboucherait mécaniquement sur une guerre. Ce que l’on a appelé « le théorème d’Allison » allait faire florès. Le moindre incident qui se produisait autour de Taïwan engendrait les angoisses les plus fortes.
Car « l’étranger proche » du nouvel « empereur de Chine », c’est la mer de Chine. La politique de grande puissance menée par Xi Jinping passe en priorité par la prééminence chinoise dans la région asiatique jusqu’alors massivement dominée par la puissance américaine installée depuis le 19e siècle. Il faut que « l’Empire du Milieu » retrouve l’influence qui était la sienne du temps des grandes dynasties.
La réannexion du Tibet et la guerre d’influence menée contre l’Inde dans l’Himalaya et le Cachemire sont le point de départ de cette politique asiatique. Les étapes suivantes sont, d’une part, la réintégration des derniers comptoirs ex-coloniaux, Macao et Hong Kong, dont le statut d’autonomie politique est vidé de tout sens après les révoltes démocratiques ouvertes en 2014, d’autre part, la pénétration commerciale dans la zone du Grand Mékong, substitut moderne de l’ancienne occupation du Vietnam et, enfin, le déploiement de sa puissance économique et financière auprès de tous ses voisins de l’Asie du Sud-Est, Singapour, Thaïlande, Birmanie, Indonésie, Philippines, tous alliés de l’Amérique du temps de la guerre froide.
Une nouvelle étape est franchie lorsque la Chine de Xi Jinping déclenche le conflit de la mer de Chine méridionale, en violation du droit international, qui aboutit à l’extension de sa zone maritime à plusieurs centaines de milles marins et à l’annexion, aux fins de militarisation, des deux groupes d’îlots inhabités des Paracels et des Spratleys, également revendiqués par le Vietnam, la Malaisie, les Philippines et l’Indonésie. Ce coup de force de Pékin vise à assurer le contrôle chinois non seulement sur les riches ressources de pêche, de gaz et de pétrole de la mer méridionale, mais aussi le contrôle de l’accès par la mer de Chine aux espaces maritimes du Pacifique et de l’océan Indien, ce qui est vital pour ses sous-marins nucléaires et sa nouvelle flotte de guerre, notamment ses porte-avions destinés à faire face dans les eaux de la mer de Chine à ceux de la 7e flotte. « Aujourd’hui, déclare Xi Jinping en 2018, la marine chinoise s’est levée à l’est avec une toute nouvelle image. »
La Chine de Xi Jinping est déterminée à modifier l’équilibre d’influence Chine/Amérique dans la mer de Chine et au-delà. Face à cette politique de puissance menée dans toute l’Asie, « l’écharde » de Formose plantée dans le cœur des dirigeants chinois de Pékin est d’autant plus douloureuse et provocante. Formose est triplement provocante. Elle est une « autre » Chine, elle est devenue une démocratie libérale, elle est un territoire protégé par les forces américaines présentes dans le détroit.

La doctrine constante de Pékin a été de faire des piqûres de rappel aux gouvernements successifs de Formose et à leurs alliés américains pour rappeler l’objectif chinois de la réunification de la Chine. Bien plus que ses prédécesseurs, Xi Jinping affirme sa volonté de récupérer l’île. Régulièrement, il évoque l’objectif du rattachement de Formose au continent au plus tard en 2049, date anniversaire du centenaire de la Chine populaire, et déclare que la question de Taïwan « ne peut être laissée aux générations futures ». Parfois, il va plus loin et menace. Ainsi, dans son discours de janvier 2019 consacré à Formose, il déclare, pour la première fois de son règne, qu’il n’écarte pas un recours à la force pour mettre fin à l’indépendance de l’île. La tension s’accroît encore depuis 2016 lorsque les élections portent au pouvoir à Taipei la présidente Tsai Ing-wen, partisane déclarée de l’indépendance de l’île. « La Chine doit être réunifiée et le sera », menace Xi Jinping. Parce que l’un des combats primordiaux de Xi Jinping est la réduction de la présence économique, militaire et politique américaine dans la zone asiatique, le destin de Taïwan est devenu aujourd’hui un enjeu ultra sensible dans l’affrontement Amérique/Chine. En faisant monter les enjeux, Xi Jinping a fait de Formose une question beaucoup plus dangereuse qu’auparavant.
Si la Chine de Xi Jinping est en tension permanente sur la question formosane, il apparaît que Xi Jinping est bien plus prudent et plus pragmatique que Poutine. Rappelons que la crise de Formose a conduit à trois guerres décidées par les prédécesseurs de Xi Jinping en 1955, 1958 et 1996, et que ces trois guerres n’ont pas été à l’avantage de la Chine de Pékin, entraînant un engagement politique et militaire accru de l’Amérique auprès de Taïwan et une volonté renforcée des Taïwanais de vivre de façon autonome dans un régime démocratique.
La campagne de manœuvres militaires autour de Formose décidée en août dernier par Pékin, en réponse au séjour de N. Pelosi à Taipei, a déclenché les commentaires les plus alarmistes, y compris sur une possible guerre mondiale. Mais ces manœuvres, bien que très spectaculaires car accomplies au-delà de la ligne médiane du détroit et empiétant à certains moments sur les eaux territoriales de Formose, ont été une opération psychologique classique, sans aucun risque militaire, que la Chine de Pékin ne pouvait pas ne pas entreprendre au moment de la venue du troisième personnage de l’État américain et alors que de plus en plus d’États démocratiques affichent leur soutien à Formose. Face au camp des « ultra-nationalistes » chinois qui s’est manifesté immédiatement, Xi Jinping se devait de gesticuler à quelques semaines d’un Congrès très important pour lui. Mais il n’a pas prolongé ces manœuvres au-delà de quelques jours et s’est interdit d’organiser un blocus de l’île.
En fait, la ligne constante de la Chine de Xi Jinping est d’exercer une pression permanente sur la population et le gouvernement de Formose par des déclarations et des avertissements répétés, par des attaques informatiques, par des exercices militaires à proximité de la ligne médiane ou au-delà. En réalité, Xi Jinping a parfaitement conscience qu’une guerre destinée à subjuguer l’île de Formose est pratiquement impossible. Il lui est interdit de déclencher une « grande guerre » nucléaire ou classique contre Formose sous peine de détruire un territoire et une population qui sont « chinois ». D’autre part, il est certain qu’une invasion terrestre de Formose par les forces armées de Pékin ne serait pas une partie de promenade mais deviendrait une guerre « asymétrique » douloureuse pour la Chine. Surtout, Pékin courrait un risque énorme de confrontation militaire avec la 7e flotte américaine stationnée dans le détroit sans avoir du tout la certitude de la victoire militaire dans l’état actuel du rapport des forces maritimes dans la région. Enfin, la Chine aurait la certitude de devenir un « paria » commercial, économique et politique dans tout le monde occidental du fait d’une telle guerre d’agression, ce qui ruinerait la grande ambition de Xi Jinping de faire de la Chine tout à la fois le pays le plus développé au monde et la première puissance économique mondiale, voie considérée par Pékin comme étant la plus efficace pour faire évoluer demain l’ordre mondial.

Qui plus est, Xi Jinping a observé la leçon de la guerre d’Ukraine subie par la Russie. Cela ne durera peut-être pas, mais, à l’heure présente, la crise ukrainienne tourne en faveur du monde occidental et non du côté de la Russie. Le monde occidental, réveillé par la guerre d’Ukraine, ne resterait pas passif face à une guerre d’agression chinoise contre Formose.
Le « théorème d’Allison » sur l’inévitabilité d’une guerre américano-chinoise, pour séduisant qu’il soit, n’était déjà pas très crédible avant la guerre d’Ukraine. Il l’est encore moins aujourd’hui. Sauf un énorme dérapage non contrôlé, la guerre mondiale n’éclatera pas par Formose. Car Formose, à la différence de l’Ukraine, est protégée par l’Amérique depuis 1955. Et la Chine de Xi Jinping ne veut aucunement d’une guerre avec l’Amérique. Xi Jinping tient à Taïwan. Mais il tient plus encore au rang mondial de « l’Empire du Milieu ».
4. Poutine et « l’écharde » de l’Ukraine, le choix de la guerre
Vingt années durant, la Russie « révisionniste » de Poutine a beaucoup joué, et a beaucoup gagné. La Géorgie, la Syrie, l’Afrique noire, la reconquête de la Crimée et de Sébastopol, le projet du gazoduc Stream 2, les liens noués avec de nombreux partis populistes de droite européens sont autant de succès de la Russie. Cette fois-ci, il a misé très gros en s’attaquant à la reconquête de l’Ukraine. Et il a perdu la première manche.
Le 24 février 2022 a été le révélateur de la nouvelle doctrine russe appliquée à l’Ukraine. Cette dernière était devenue une « écharde » par trop gênante pour l’organisme russe. Il fallait en passer par la reconquête de l’Ukraine, la « première Russie » devenue une « anti-Russie ». Il fallait agir brutalement pour arracher l’écharde qui faisait courir un risque trop grave aux yeux de la Russie.
La Russie de Poutine s’était déjà inquiétée de l’émancipation de l’Ukraine amorcée par l’élection présidentielle de 2004. La majorité des Ukrainiens avait alors manifesté son hostilité au candidat présidentiel soutenu par Moscou, rejeté les résultats truqués et poussé par la « révolution orange » à faire gagner le candidat pro-européen Iouchtchenko. Poutine avait alors pratiqué la politique du chantage au prix du gaz pour stopper le rapprochement voulu par les nouvelles autorités ukrainiennes vis-à-vis de l’Union européenne et de l’OTAN. « L’écharde » est devenue encore plus vive en 2014 lorsque le projet de l’Union eurasienne voulu par Poutine pour réintégrer l’Ukraine dans l’orbite de la Russie s’est heurté frontalement au projet d’accord d’association UE/Ukraine souhaité par le gouvernement ukrainien et soutenu par les amis de l’Ukraine que sont la Pologne et l’Amérique. C’est la séquence de la volte-face du gouvernement ukrainien pressé par Poutine, l’explosion de la révolte populaire du Maïdan, la fuite de Ianoukovitch à Moscou, la formation d’un gouvernement pro-européen à Kiev, le déclenchement par la Russie de la première guerre d’Ukraine débouchant sur la conquête éclair de la Crimée, le soutien aux forces indépendantistes des Ukrainiens du Donbass et l’établissement des deux Républiques autoproclamées du Donetsk et de Louhansk.
En quelques jours, par le recours à la force, la Russie récupère sans coup férir la Crimée et Sébastopol et prend pied en Ukraine orientale, dans le Donbass. Il est clair que cette première guerre d’Ukraine, victorieuse dans tous ses objectifs, renforce précisément la conviction de Poutine non seulement de la faiblesse politique et militaire de l’Ukraine mais aussi de la « mollesse » d’un Occident « décadent ». La seconde guerre d’Ukraine est inscrite en pointillé dans la première. En 2014, Poutine se convainc qu’il peut extirper complètement « l’écharde » ukrainienne, y compris par la guerre.
En février 2022,Poutine ouvre donc contre l’Ukraine une guerre ouverte préparée depuis l’été 2021. Il décide de mener cette « opération militaire spéciale » contre Kiev et le régime de Zelensky au nom de la lutte contre le « nazisme ukrainien ». Cette expression du langage politico-diplomatique russe est mal comprise en Occident. Le concept de « nazisme » est devenu à Moscou un terme générique pour désigner toute xénophobie exacerbée et spécialement la « russophobie » que les Russes ressentent en Occident. Or, aux yeux de Poutine, ce « racisme » anti-russe est depuis de longues années le moteur de l’action politique et diplomatique de l’Ukraine. La Russie ne peut pas supporter de voir se développer à son voisinage un pays qui a été le cœur historique de la Russie, qui est toujours « la petite Russie » liée aux deux autres Russies, la « Grande » et la « Blanche », mais qui aujourd’hui se montre foncièrement hostile, accumule forces et armements, et déclare vouloir entrer dans l’espace de l’OTAN où la Russie redevient l’ennemi déclaré. Selon Karaganov, l’Ukraine « nous posait un défi stratégique majeur, qui nécessitait une intervention ». L’Ukraine ne peut pas devenir un bastion occidental sous peine de faire courir le risque mortel pour la Russie d’une « porosité » démocratique et libérale. Ce ne serait plus la Russie. Pour Poutine, cette guerre est « existentielle » pour la Russie.
En 2014 de façon hybride, puis en 2022 de façon ouverte, la Russie de Poutine a fait le choix de la force armée pour « casser » l’Ukraine avant qu’il ne soit trop tard. Par deux fois, Poutine s’est engagé dans une guerre éclair. Cela a marché en 2014. En 2022, ce fut l’échec de la conquête éclair.
L’actuelle guerre d’Ukraine est l’addition de deux surprises de taille.
On le sait aujourd’hui, la guerre ouverte déclenchée par la Russie le 24 février ne fut pas une surprise pour les services de renseignement américains alertés dès l’été 2021 par les mouvements de troupes et d’armements russes autour de l’Ukraine, ainsi que par l’écoute des transmissions militaires russes. Elle ne fut pas non plus une surprise pour les dirigeants et les militaires ukrainiens informés dans les semaines qui ont précédé le 24 février par les Américains, ce qui leur permit de neutraliser à temps l’opération commando russe chargée de neutraliser le président Zelensky ainsi que son entourage et de procéder à la mise en place d’un gouvernement ukrainien pro-russe. Ce fait de guerre fut décisif.
La première surprise fut la résistance de l’armée, du peuple et des dirigeants ukrainiens. Cette résistance, forgée dans le traumatisme de l’humiliation subie en 2014, réussit à provoquer la défaite de l’offensive russe contre Kiev. La seconde surprise de taille fut la mobilisation sans précédent de l’Occident. Les peuples et les dirigeants européens et américains, sidérés et effrayés par l’agression russe, sortirent de leur « mollesse » et de leur pacifisme, réagirent vigoureusement contre la Russie, et décidèrent d’assister militairement l’Ukraine de façon substantielle.
Si la crise de Formose dure depuis 70 ans sans une grande guerre ouverte, la crise ukrainienne a démarré de suite par une guerre classique d’une intensité que le monde n’a pas connue depuis 1945, produisant un électrochoc dans le monde occidental comparable à celui produit par le blocus de Berlin de 1947 et provoquant le retour spectaculaire de l’ancien monde bipolaire de la guerre froide. À une Russie brutalement perçue comme grande puissance menaçante a répondu en quelques semaines le grand réveil de l’OTAN, élargi ces dernières semaines aux pays scandinaves historiquement neutres, Suède et Finlande.
Ces deux surprises additionnées ont conduit à faire de la guerre d’Ukraine un événement inédit dans l’histoire mondiale en ce qu’elle est la combinaison d’une guerre directe de haute intensité entre la Russie et l’Ukraine et d’une guerre indirecte menée par un certain nombre de pays de l’OTAN contre la Russie par le biais d’une assistance militaire très développée à l’Ukraine, dont 70 % proviennent de l’Amérique.
Du coup, la question de savoir si on risque une guerre mondiale à cause de l’Ukraine ne se pose pas. De fait, début mars 2022, on est entré dans une guerre mondiale qui ne dit pas son nom : une guerre mondiale qui combine une grande guerre classique, une guerre économique et une guerre psychologique impliquant de façon concrète la Russie, l’Ukraine et nombre d’États membres de l’OTAN. Dans cette guerre qui met face à face les matériels de guerre les plus sophistiqués, chaque protagoniste est aujourd’hui déterminé à gagner la bataille sur le terrain. Cette guerre est devenue tout à la fois une grande bataille territoriale au cœur de l’Europe entre forces russes et forces ukrainiennes et une grande bataille « idéologique » mondiale entre la Russie « révisionniste » et le camp occidental rassemblé.
Nul ne peut prédire les prochains développements de cette guerre, mais on peut formuler quelques affirmations.
La guerre d’Ukraine va durer. La Russie, l’Ukraine et l’Occident sont désormais allés trop loin pour s’arrêter maintenant et perdre la face. Une guerre de longue durée s’est installée au cœur du continent européen.
La guerre d’Ukraine comporte des risques sérieux.

Le risque qui pèse sur la centrale nucléaire de Zaporijia en est l’illustration la plus forte. Celle-ci, établie sur la rive gauche du Dniepr pour alimenter en électricité tout le sud de l’Ukraine, est occupée par les forces russes. Devenue une base d’artillerie contre les forces ukrainiennes situées sur la rive droite du Dniepr, elle constitue un bouclier tactique russe dans une zone de combat devenue aujourd’hui la plus stratégique pour les deux parties belligérantes. La Russie veut absolument garder la tête de pont qu’elle a conquise dans le sud-est de l’Ukraine et Kiev proclame depuis des semaines qu’elle veut reconquérir Kherson. Le risque est double. Il est celui de l’atteinte directe par un missile d’un des bâtiments des réacteurs ou des fûts en béton de stockage des combustibles usés, mais il est également celui de l’arrêt du refroidissement des réacteurs à l’arrêt du fait de la coupure des lignes électriques. La visite de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a permis de constater l’absence de dégâts subis par la centrale mais ne règle pas le problème de fond : la militarisation de la zone de Zaporijia par les deux protagonistes.
Mais, surtout, on est entré dans un scénario de « crise cubaine de longue durée », comme le dit le conseiller de Poutine, Karaganov. Autrement dit, l’amplification de la guerre entraînerait un scénario de « Cuba à l’envers » : la Russie menacée à ses portes par l’Amérique ouvrant la voie au risque d’une riposte nucléaire. Si l’Amérique accroît son engagement militaire au profit de l’Ukraine, Poutine ne sera-t-il pas confronté au dilemme de l’usage de l’arme nucléaire dissuasive ?
Pas à pas, les protagonistes de cette guerre ébauchent des principes de précaution destinés à éviter les dérapages, tels le refus de la présence directe de forces de l’OTAN en Ukraine, l’interdiction faite à l’Ukraine d’utiliser les armements reçus des pays de l’OTAN vers le territoire russe, le refus actuel de fourniture d’avions.
Nul ne peut prédire l’issue de cette guerre, car la guerre d’Ukraine ne pourra évoluer que si l’une des parties transforme à son avantage le rapport des forces militaires actuellement engagées.
Depuis la prise par les Russes début juillet des villes de Severodonetsk et de Lysychansk dans le Donbass, il n’y a plus eu de grands combats, mais des duels d’artillerie. L’été a vu se mettre en place une guerre de position. Les deux belligérants sont épuisés par les mois de combats acharnés et meurtriers du printemps. Chacun reconstitue aujourd’hui ses forces, ses troupes, ses armements. La Russie a besoin de reconstituer une nouvelle armée mais hésite à faire appel à la conscription par peur des réactions de la population. C’est la crainte du syndrome afghan. L’Ukraine a besoin d’hommes formés au combat et d’armements occidentaux en quantités supplémentaires. Il y a aujourd’hui la contre-offensive ukrainienne pour franchir le Dniepr et reconquérir Kherson. Il y aura peut-être demain une poussée russe vers Odessa ou une nouvelle bataille dans le Donbass pour la conquête des villes de Kramatorsk et de Sloviansk.
Ce qui est certain est que la Russie ne pourra pas conquérir la totalité de l’Ukraine. Mais la guerre d’Ukraine focalise toute la politique russe. Poutine est en train de jouer à quitte ou double. Il est entièrement concentré sur la recherche d’une « victoire » en Ukraine destinée à effacer toute trace de la défaite initiale. Quelle serait cette victoire sur le terrain ?

Poutine semble aujourd’hui s’être rabattu sur le scénario d’une partition de l’Ukraine dans lequel les forces russes occuperaient l’est avec le Donbass et le sud-est en contrôlant la région comprise entre le Dniepr et la Crimée, incluant Kherson et la centrale nucléaire de Zaporijia. Ce scénario devrait conduire à un affaiblissement substantiel du pays dont il pourrait espérer à terme la chute du régime actuel de Zelensky. C’est, semble-t-il, le sens de sa conversation en août avec R. Erdogan.
Poutine sait aujourd’hui que la guerre sera longue et reste convaincu d’en sortir vainqueur s’il la gère avec méthode et détermination. Poutine reste sûr de sa force qui repose, selon lui :
– sur la « longue durée » de son régime comparée à la « courte durée » des régimes démocratiques ;
– sur la résilience du peuple russe habitué aux privations ;
– sur sa conviction d’un Occident « affaibli » et d’une Union européenne fragile et divisée qui engendreront une « fatigue » occidentale sur l’Ukraine ;
– sur la disparition politique de deux de ses principaux adversaires, B. Johnson et M. Draghi ;
– sur le poids arithmétique de ses forces armées ;
– sur son gaz, son pétrole et le blé, armes de pression ou d’échange avec le monde entier ;
– sur sa diplomatie mêlant habilement anti-occidentalisme et pragmatisme, de l’Inde au Moyen-Orient et à l’Afrique ;
– sur son réseau d’alliés, d’obligés et de nouveaux amis, ceux que l’on appelle « les poutiniens de l’ouest » ;
– sur sa « coalition idéologique » avec la Chine.
Mais les choses peuvent tourner autrement. La guerre d’Ukraine peut devenir demain un champ de mines explosif pour Poutine. Ce que l’on observe en cette fin d’été 2022 est l’accroissement de l’engagement militaire occidental en Ukraine, le flottement et l’hésitation de la Russie quant à son action sur le terrain de la guerre, les décisions inédites des pays européens de s’affranchir du gaz et du pétrole russes.
Poutine est peut-être en train de se fracasser sur la guerre d’Ukraine dans laquelle il est actuellement enlisé.
Si Poutine n’arrive pas d’ici la fin de l’année à redresser la situation militaire à son profit par l’extension du contrôle russe dans l’Ukraine orientale et méridionale, du Donbass à Odessa, il s’affaiblira grandement. Il aura contribué à révéler les faiblesses structurelles de l’armée russe. Il aura entraîné la Russie dans une impasse. Il aura, à rebours de ses objectifs, renforcé et valorisé la démocratie ukrainienne et le camp occidental. L’économie russe subira de plus en plus les effets des sanctions occidentales. Du coup, il est certain que les critiques internes, encore voilées mais déjà présentes, s’amplifieront. Poutine a peut-être joué avec le feu en faisant basculer la Russie dans une ère radicale et policière, qui favorise un peu plus chaque jour, au détriment du « parti de la paix » qui existe toujours au sein de l’élite économique et sécuritaire, les acteurs et les groupes du « parti de la guerre », dont l’ancien président D. Medvedev s’est fait le porte-parole et le chef du Conseil de sécurité russe N. Patrouchev la cheville ouvrière. Ce « parti de la guerre » est partisan d’aller plus loin et plus fort en Ukraine, notamment par la mobilisation générale.
L’assassinat de la fille d’Alexandre Douguine, qui visait en fait l’idéologue proche de Poutine, est probablement une provocation interne. Rappelons que les deux prédécesseurs de Poutine, Gorbatchev et Eltsine, ont été débarqués au moment de leur plus grand état de faiblesse…
5. Le choc des civilisations, le retour
Depuis le quadruple choc historique constitué par la chute du mur de Berlin de 1989, la chute de l’Union soviétique de 1991, l’attentat d’Al-Qaïda contre les tours du World Trade Center de New York de 2001 et l’échec de la politique américaine en Irak de 2003, on sait qu’on est sorti d’un monde bipolaire est/ouest ainsi que de l’illusion des années 1990 d’un monde unipolaire américain. Mais quel monde va se dessiner au 21e siècle ?
Toutes ces dernières années, on considérait, à l’instar de G. Allison, que le paramètre central du 21e siècle serait cette bipolarité de la nouvelle guerre froide pour « le gouvernement du monde » qui se dessinait entre la Chine, grande puissance en construction, et l’Amérique, grande puissance établie. En dehors des troubles que le monde connaîtrait du fait du terrorisme et de l’islamisme radical au Moyen-Orient et en Afrique, l’avenir géopolitique du monde se déplacerait vers l’Asie où se mettait en place une formidable bataille d’influence politique et économique.
Même si on a assisté en Syrie, en Afrique Centrale, en Géorgie, en Crimée, dans les attaques cybernétiques contre les pays baltes, à un certain retour de la « Grande Russie » impériale, la Russie n’était plus perçue comme une grande puissance « centrale » de la scène mondiale.
L’année 2022 a brutalement confirmé une double réalité que le monde occidental ne voulait pas voir.
La première réalité est le retour de la Russie comme grande puissance mondiale, active par tous les moyens, y compris la guerre, sur les différents théâtres de la scène mondiale. La Russie tente de restaurer son ancienne puissance.
De ce fait, notre monde assiste à l’apparition d’un triangle, et non d’un duo sino-américain. Notre monde, aujourd’hui, se structure autour de cette nouvelle configuration « tripolaire » dans laquelle chacune des trois grandes puissances – Amérique, Russie, Chine – a la volonté de préserver ou d’accroître sa propre « part de marché » dans le gouvernement du monde.
La Chine a une histoire et des intérêts propres, distincts de ceux de la Russie. Tandis que la Russie tsariste, après avoir construit le transsibérien, colonisait la Sibérie jusqu’aux confins chinois, « l’Empire céleste » continuait de vivre sur lui-même et allait se méfier de ce nouveau grand voisin. La nouvelle Chine est une grande puissance émergente qui découvre le monde, alors que la Russie est une vieille puissance, forte aussi bien de son histoire diplomatique que de son arsenal nucléaire. Pékin a privilégié la géoéconomie, la puissance commerciale et technologique, alors que Moscou est restée fidèle à ses fondamentaux, la diplomatie et la force armée. La Chine est riche de son industrie, de sa recherche, de ses banques, de ses multinationales, alors que la Russie est « pauvre », à l’exception de son gaz et de son pétrole. Tandis que la Russie tente de restaurer sa puissance perdue de façon « hard », y compris par la guerre, la Chine développe sa puissance mondiale de façon « soft », par « l’entrisme », la pénétration des économies occidentales, le rachat d’entreprises, les accords commerciaux, les partenariats régionaux, les « routes de la soie », la diplomatie des vaccins, la présence accrue dans les institutions internationales. La Chine ambitionne de bâtir une nouvelle puissance mondiale concurrente de celle de l’Amérique. Bref, la Chine n’a aucunement besoin de la Russie pour accomplir sa trajectoire vers la grande puissance mondiale qu’elle ambitionne. L’avenir montrera, d’ailleurs, que la Sibérie deviendra le vaste champ d’une compétition politico-économique entre Moscou et Pékin.
Mais il est une seconde réalité mise en évidence par l’année 2022. C’est celle de la montée en puissance d’une « grande bataille » menée en commun par la Russie et la Chine contre le monde occidental.
On présente souvent la politique mondiale actuelle comme étant l’affrontement des régimes autoritaires contre les régimes démocratiques. C’est bien plus que cela. On est entré dans une « guerre civilisationnelle », totalement en phase avec la célèbre analyse de Samuel Huntington, l’auteur du Choc des civilisations, fondée sur la négation d’une civilisation universelle et sur le choc inévitable lié au réveil des identités des différentes cultures et civilisations.
En ce début de 21e siècle, il s’est cristallisé un grand conflit « civilisationnel » voulu et bâti par la Russie et la Chine. Russie et Chine sont aujourd’hui unis par trois éléments forts. Ce sont toutes deux de grandes et vieilles civilisations très « denses ». Elles n’ont connu pratiquement que des régimes autoritaires par le tsarisme, le régime impérial mandarinal et confucéen, puis le communisme. Elles sont toutes deux devenues au 20e siècle de grandes puissances mondiales, l’une cherchant actuellement à restaurer sa puissance ébranlée en 1991 et l’autre aspirant à devenir la première puissance mondiale.
La Chine de Xi Jinping a un intérêt commun essentiel avec la Russie de Poutine. Cet intérêt commun est de nature « existentielle ». Les princes actuels de la Russie et de la Chine ont aujourd’hui la même obsession, celle d’éviter l’occidentalisation de leurs pays liée à la « porosité » des valeurs occidentales jugées mortelles car synonymes de dissolution. Poutine et Xi Jinping veulent sauver leurs régimes car ils sont convaincus que c’est de cette façon qu’ils sauveront leurs pays. L’un veut garantir l’intégrité de « l’âme russe » et l’autre veut préserver le « zhongguo » chinois traditionnel et sa civilisation confucéenne. Et, pour ce faire, il faut tout à la fois éloigner le plus possible le monde occidental de leurs frontières et affaiblir l’Occident de l’intérieur, par la déstabilisation ou par « l’entrisme ». Ils ont donc décidé de mener cette grande guerre « civilisationnelle ».
La Chine n’entrera pas en guerre pour Taïwan, elle tiendra à préserver ses relations économiques avec le monde occidental, mais elle aidera la Russie à ne pas perdre sa guerre d’Ukraine.
Il ne faut pas s’y tromper. Poutine et Xi Jinping, tout autoritaires qu’ils soient, ne sont pas des dirigeants coupés de leurs peuples et agissant contre leurs peuples. Ils ont actuellement le soutien explicite ou implicite dans leur combat contre le monde occidental d’une bonne partie de leurs peuples. En Russie, les cadres dirigeants, une partie de l’élite intellectuelle et l’Église orthodoxe sont convaincus du danger de la civilisation occidentale pour la Russie et soutiennent Poutine, y compris dans la guerre d’Ukraine.
Au-delà de la guerre d’Ukraine, qui peut s’enliser, au-delà de V. Poutine, qui peut disparaître, ce « révisionnisme » commun à la Russie et à la Chine est appelé à durer. Le « choc civilisationnel » bipolaire entre le monde occidental et le duo russo-chinois ne fait que commencer.
Le monde occidental, qu’il le veuille ou non, est affronté à cette guerre civilisationnelle du 21e siècle. Taïwan est depuis longtemps l’un des « frottements » les plus sensibles de cette guerre. L’Ukraine est devenue un nouveau « frottement », bien plus dangereux et risqué.
Le 7 septembre 2022.