L’Europe…

Quand on s’est posé la question du « Qui gouverne le monde ? », on a parlé de l’Amérique, de la Russie, de la Chine, on a évoqué les anciennes et nouvelles puissances régionales de l’Inde, de l’Iran, ou du Brésil. Mais on n’a dit mot de l’Europe occidentale. Car celle-ci, aujourd’hui, apparaît comme un « objet non identifié ».

Il convient une fois encore de retourner à la longue histoire. Le continent européen est fait depuis dix siècles de deux mondes historiques et culturels, la Russie et l’Europe occidentale. Qu’a été, et qu’est aujourd’hui l’Europe occidentale ?

1. La longue histoire de l’Europe occidentale : essor, apogée, chute

Dès le 6e siècle, il y a une première Europe occidentale. Elle est faite des peuples « barbares », les Francs, les Goths, les Burgondes, les Lombards, les Saxons, qui se sont tous intégrés au sein de l’Empire romain et ont été christianisés par l’Église romaine. Avant même que les peuples d’Europe occidentale ne soient fixés au sein de leurs territoires, bien avant que les premières formes d’États ne viennent s’établir, une civilisation est née dans cette partie occidentale de l’Europe à partir de cet amalgame particulier formé entre les peuples « barbares », leur romanisation et leur christianisation. Par ses menées politiques et militaires, Clovis a fait des Francs le peuple dominant de cette première Europe occidentale. Ce sera la source du futur royaume de France, allié privilégié de la papauté romaine. À l’extrême ouest du continent, de l’autre côté de la Manche, l’ancienne province romaine de Bretagne abandonnée par l’Empire sera conquise par les Pictes ainsi que par des populations d’origines franque et saxonne. Il en sortira au 7e siècle les premiers royaumes anglo-saxons, ce qui permettra au moine Bède le Vénérable d’écrire en 732 son Histoire ecclésiastique du peuple anglais. Ainsi sont nés les deux plus vieux États de cette Europe occidentale, la France et l’Angleterre.

Au 8e siècle, la dynastie carolingienne de Charlemagne donnera la première forme établie à cette Europe occidentale, sous la forme d’un empire. Charlemagne dilatera l’ancien royaume franc à l’échelle de toute l’Europe de l’Ouest, de l’Italie lombarde et de l’Espagne aux territoires saxons non encore christianisés. En se dotant en 800 de la dignité impériale, avec l’accord de la papauté romaine désireuse d’établir un « empereur d’Occident » plus proche et plus efficace que l’empereur byzantin, ce « coup de force » opéré par le duo formé de Charlemagne et du pape de Rome contre la légitimité formelle de l’Empire byzantin va accélérer le décentrement géopolitique opéré depuis le 6e siècle. L’Europe occidentale « barbare » dominée par le peuple franc est devenue le centre d’un nouveau monde. L’empereur Charlemagne voulait bâtir un ordre régional à partir de l’Occident européen, fondé sur une communauté de foi et de culture, à l’image de la « pax romana ». Cet empire franc sera trop fragile et trop peu organisé pour durer bien longtemps. Il ne naîtra pas une « Europa nostrum » comparable à la « mare nostrum » romaine.

Mais le partage de Verdun de 843 bâtira les premières briques politiques de la future Europe occidentale, la Francie, la Germanie et la Lotharingie. Les trois siècles, du 11e au 13e, seront l’apogée d’une « Europe chrétienne » forgée par l’Église et la papauté. Celles-ci seront animées d’une vision grandiose d’une Europe théocratique unie autour d’une synthèse de la foi et de la raison, une synthèse professée par Thomas d’Aquin, le conciliateur de la pensée chrétienne avec la philosophie d’Aristote. Ce moment où l’ouverture du christianisme occidental vient dessiner un paysage culturel absolument différent de celui de tous les autres mondes, byzantin, russe et autres, est essentiel pour l’Europe à peine sortie de sa « barbarité ». Il lui fait faire un saut intellectuel incomparable qui ouvrira la voie à sa future « modernité ».

Cinq siècles durant, entre la découverte de l’Amérique par Colomb en 1492 et 1914, l’histoire du monde sera complètement « européo-centrée ». L’Europe occidentale va façonner le monde par la combinaison exceptionnelle d’une grande civilisation et d’une grande puissance. L’Europe « barbare » va générer une civilisation « dynamique » née deux fois, d’abord dans les siècles de sa romanisation et de son Moyen Âge chrétien, puis une seconde fois dans les siècles de son histoire moderne, entre le 16e et le 18e siècle. Elle fabriquera alors l’État moderne laïc et souverain, l’humanisme, l’autonomie de la raison par rapport à la croyance, la tolérance, la sécularisation, le capitalisme moderne.

Forte de ces atouts, et notamment de la puissance de l’État moderne, l’Europe occidentale partira à la conquête du monde. Elle deviendra, à partir du 16e siècle, « l’Europe monde » et imposera « l’arrogante centralité » de sa puissance mondiale, d’abord par le Portugal et l’Espagne, puis par les Pays-Bas et, à partir du 17e siècle, par l’Angleterre et la France. L’« Europe monde » colonisera et fécondera les mondes latino-américain, asiatique, arabo-islamique, africain. Les puissances européennes peupleront et créeront les États de l’Amérique latine, décideront des « traités inégaux » de 1842 imposés à la Chine après la guerre de l’opium, fixeront le statut du monde africain par la conférence de Berlin de 1890, et fabriqueront les futurs États du Proche-Orient en 1920 par les accords Sykes-Picot et la déclaration Balfour.

Pour la première fois dans l’histoire, un monde a établi une domination planétaire. De gré ou de force, par ouverture ou par violence, par acceptation ou par rejet, tous les continents ont été fécondés par l’Europe occidentale. Il reste des traces de cette ancienne « centralité européenne » dans l’ADN du monde actuel, par ce que l’on appelle les « valeurs universelles » des libertés, de l’État de droit, de la démocratie, des droits de l’homme.

Mais l’Europe occidentale va connaître la chute, au 20e siècle. Après avoir été « tout » cinq siècles durant, elle ne sera « plus rien ». Son double suicide, celui de ses cinq années de la Première Guerre mondiale et celui de la montée des totalitarismes fasciste et hitlérien des années 1930, aboutira au crépuscule de l’Europe de 1945. L’« Europe monde » s’est effondrée à tout jamais, faisant place aux nouveaux Grands du 20e siècle, l’Amérique et la Russie bolchevique, ainsi qu’aux nouveaux États issus de la chute des empires coloniaux.

2. La Russie, l’autre Europe devenue une grande puissance

En 1945, dans les décombres de la chute du 3e Reich et les ruines de l’Europe, la Russie bolchevique surgissait comme grande puissance au côté de l’Amérique. Après avoir libéré du régime nazi l’Europe orientale et centrale jusqu’à Berlin, Staline, sous le regard négligent de l’Amérique de Roosevelt et malgré les avertissements de Churchill, mettait en place dans toute cette Europe de l’Est un bloc formé de régimes communistes inféodés à Moscou et devenait alors maître d’un empire s’étendant jusqu’à l’Allemagne. La Russie bolchevique venait de couper en deux le continent européen.

De Gaulle, à Strasbourg, en 1959, va parler de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Cette expression forte affirmait son rejet d’un continent européen coupé en deux blocs par le « rideau de fer » et dominé par les deux superpuissances américaine et soviétique, et sa vision d’une Europe faite de l’ensemble des États qui la composent historiquement, la France, l’Allemagne, la Russie et non plus l’Union soviétique, mais également tous les autres États européens orientaux et occidentaux porteurs chacun d’une histoire et tous dotés d’une identité.

1989 et 1991 ont en un sens donné raison à de Gaulle en rendant le continent européen à lui-même. L’effondrement de l’empire soviétique de 1989 a libéré les anciens États d’Europe centrale, orientale et baltique, lesquels ont repris leurs cours historiques respectifs. La liquéfaction de l’Union soviétique de 1991 a ramené la Russie à une configuration restreinte faite de l’ancienne principauté de Moscovie du 12e siècle et des territoires sibériens, mais amputée des terres historiques de l’Ukraine et de la Biélorussie ainsi que du Caucase et de l’Asie centrale conquis par la dynastie des Romanov.

Mais l’Europe de l’Atlantique à l’Oural rêvée par de Gaulle ne naîtra jamais. On l’a vu, la Russie, bien qu’amputée et diminuée, est restée une grande puissance vivant sa propre vie. Le monde russe, vieux de dix siècles, est l’héritier d’une double histoire. La Russie actuelle est d’abord l’héritière de la longue histoire de l’ancienne « Rus tsariste » d’Alexandre Nevski et d’Ivan le Terrible, une terre n’ayant jamais été une province de l’Empire romain ni liée à l’Empire carolingien. Elle s’est constituée comme terre de religion orthodoxe et de caractère despotique, longtemps fermée à tout ce qui a construit l’Europe occidentale, la Renaissance, la bourgeoisie, le capitalisme, la philosophie des Lumières, le libéralisme, la démocratie. Le second héritage de la Russie est la courte histoire du régime bolchevique et de l’empire soviétique, une histoire qui a accouché au forceps de la grande puissance russe. La Russie est un monde en soi qui non seulement ne se fondra jamais dans le monde européen occidental, mais s’arcboutera sur sa spécificité et se défendra avec énergie des influences et des initiatives menées par l’autre Europe.

3. Chute de l’Europe occidentale, naissance de la « Communauté européenne » (1945-1965)

Quand on parle aujourd’hui de l’Europe, de quoi parle-t-on ? Indistinctement de l’Europe occidentale et de l’Union européenne. Or, en réalité, il s’agit de deux entités proches, certes, mais distinctes, l’une ayant une longue histoire et la seconde une très courte histoire.

L. Van Middelaar, ce jeune philosophe et historien néerlandais, dont l’ouvrage Le Passage à l’Europe est aujourd’hui la meilleure analyse de l’Europe, voit l’Europe occidentale d’aujourd’hui comme l’interpénétration de deux « sphères », la sphère traditionnelle de la longue histoire de « l’Europe des États » et la sphère nouvelle de « l’Europe des traités », encore appelée « l’Europe de Bruxelles », siège des institutions de cette Europe des traités. L’Europe occidentale actuelle est donc faite de l’association étroite des deux « sphères », la « sphère externe » des États et la « sphère interne » des traités. Ces deux sphères sont en rapport dynamique entre elles, mais sans se confondre. Ceci permet notamment de comprendre pourquoi la longue histoire de l’Europe des États soit venue impacter, parfois accélérer et souvent freiner, la courte histoire de l’Europe de Bruxelles.

Les 80 années qui se sont écoulées depuis 1945 ont connu deux phases au cours desquelles s’est élaborée une alchimie inédite entre les deux sphères de l’Europe des États et de l’Europe de Bruxelles.

La première phase couvre les années allant de 1945 à 1965.

Dans cette période, l’Europe occidentale a connu sa totale disparition politique, mais, en parallèle, a accompli les premiers pas d’un projet européen révolutionnaire, celui de « l’Europe communautaire ».

Les tragédies européennes du 20e siècle ont mis fin à la toute-puissance mondiale de l’Europe occidentale. Au sortir de la guerre, le continent européen tout entier a failli devenir un total condominium américano-soviétique, voulu par Staline et caressé par Roosevelt. Tandis que l’Europe centrale et orientale était intégrée au nouvel empire soviétique, l’Europe d’en deçà du rideau de fer, devenue la nouvelle Europe occidentale, allait quasiment être mise sous tutelle par la subordination économique au Plan Marshall, par la subordination militaire aux troupes américaines et à l’Otan, par la subordination politique au libérateur américain. Après le double choc de 1948 du « coup de Prague » et du blocus de Berlin, la peur de l’« ogre soviétique » a convaincu l’ensemble des États d’Europe occidentale qu’il n’y avait pas d’autre choix que celui de leur reconstruction économique et de leur sécurité militaire sous la houlette américaine. C’est la naissance de l’atlantisme, c’est-à-dire l’acceptation délibérée d’une dépendance vis-à-vis de l’Amérique à partir de la double conviction, d’une part, de l’identité des intérêts entre la grande puissance libératrice et l’Europe « libre » et, d’autre part, de l’impossible gestion de sa sécurité par elle-même face à l’autre grande puissance qu’est devenue l’Union soviétique. L’atlantisme postule que l’Amérique est mieux placée que l’Europe occidentale pour assurer les intérêts fondamentaux de cette dernière. L’Europe occidentale toute entière se mettait sous la tutelle de Washington.

Anciennement maîtresse du monde par sa puissance militaire et économique et ses empires, l’Europe occidentale disparaissait de la carte géopolitique. Qu’allaient devenir les anciennes puissances européennes ?

Les trois principales puissances que furent l’Allemagne, l’Angleterre et la France vont connaître des trajectoires très différentes après 1945.

L’Allemagne allait être « interdite de puissance » et le demeure largement aujourd’hui. Le traité de Potsdam de 1945 établit le démantèlement de sa partie orientale par la perte de la Prusse-Orientale et de la Haute-Silésie, organise la division du territoire restant en quatre zones d’occupation ainsi que l’application des 5 D : démilitarisation, dénazification, décartellisation, décentralisation et démocratisation. Il s’agit d’anéantir à tout jamais les assises d’une puissance allemande. Certes, du fait de la guerre froide entre les anciens alliés, il renaîtra en 1949 deux États allemands, l’Allemagne de l’Ouest sous contrôle américain et occidental et l’Allemagne de l’Est sous férule soviétique. Mais l’Allemagne occidentale de K. Adenauer échangera sa légitimité politique et son réarmement au sein de l’Otan contre la poursuite de la politique de « non-puissance ». Tant la majorité du peuple allemand que ses différents dirigeants sont encore aujourd’hui traumatisés par le souvenir de l’ancienne Allemagne démiurgique et demeurent habités par le rejet de toute « volonté de puissance » et d’engagement actif dans les affaires du monde. Certes, après la chute du mur de Berlin de 1989, l’Allemagne sera réunifiée. Mais le nouvel État allemand, devenu la première puissance de l’Europe occidentale, n’est pas devenu pour autant une vraie puissance géopolitique. Elle reste profondément marquée par son passé. L’Allemagne actuelle continue de rester sur la ligne d’une puissance purement géo-économique reposant sur l’industrie et le commerce international. Elle se bat durement face à Washington pour l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et son territoire ainsi que pour le maintien de ses échanges commerciaux avec la Chine, mais elle demeure totalement fermée à une autonomie militaire et stratégique, y compris européenne car celle-ci serait en partie allemande. Elle est plus otanienne que l’Amérique elle-même et reste très frileuse pour l’envoi de ses troupes sur tel ou tel théâtre d’opérations extérieures. L’Allemagne, en étant interdite et en s’interdisant le plein exercice de la puissance, interdit par là même toute possibilité d’une Europe politique puissante.

L’Angleterre, seule puissance européenne à avoir résisté au rouleau compresseur hitlérien, aurait pu vouloir devenir le moteur d’une Europe occidentale en reconstruction. Mais ni W. Churchill, pourtant défenseur acharné des intérêts de l’Europe occidentale face à Roosevelt et Staline, l’homme du célèbre discours de Zurich sur les « États-Unis d’Europe », ni ses successeurs travaillistes, ne songeront un instant à arrimer l’Angleterre au destin de l’Europe occidentale. Fidèle à sa politique traditionnelle de distanciation vis-à-vis du continent européen, cette ancienne grande puissance coloniale et maritime, désormais l’alliée privilégiée de l’Amérique, non seulement ne se verra jamais comme un moteur de l’Europe occidentale mais elle continuera, comme dans le passé, à agir pour prévenir un pôle européen dominé par la France ou l’Allemagne. L’Angleterre a toujours eu vis-à-vis de l’Europe occidentale un pied dedans et un pied dehors.

Mais, au surplus, l’Angleterre, sortie de la guerre victorieuse mais épuisée, prendra des décisions par les gouvernements succédant à Churchill qui conduiront à la perte de son statut de puissance mondiale. Elle choisira au début des années cinquante la dépendance stratégique vis-à-vis de l’Amérique au nom de la « relation spéciale » anglo-saxonne et placera son arsenal nucléaire au sein du commandement américain, sans se rendre compte que l’Amérique ne la considérera jamais comme un véritable partenaire. Et, de plus, après avoir cédé en 1956 à l’ordre du président Eisenhower d’arrêter l’expédition militaire engagée contre l’Égypte nassérienne à la suite de la nationalisation du canal de Suez, elle choisira en 1967, par H. Wilson, la politique du « retrait de l’est de Suez ». Certes, l’armée britannique reste la seconde armée de l’Europe occidentale après l’armée française, et le Commonwealth continue d’exister dans ses rituels et certains liens affectifs avec la Couronne britannique. Mais l’Angleterre, première puissance mondiale sous l’ère victorienne sur qui « le soleil ne se couchait jamais », a bel et bien renoncé à toute politique mondiale, de l’Afrique à l’Orient et à l’Asie. Quant à l’Angleterre du Brexit rêvant d’un « Singapour sur Tamise », cela relève d’un pur fantasme. L’Angleterre semble avoir perdu sa boussole stratégique, comme l’a dit le directeur de l’IFRI, Th. Gomart.

La France est un cas unique. Elle est le seul État européen à avoir eu la longue histoire d’une puissance mondiale durant quatre siècles, puis à avoir sombré comme les autres dans le suicide européen du 20e siècle, mais à être redevenue une « petite puissance mondiale ». Grâce à de Gaulle, la France a obtenu un siège permanent au Conseil de sécurité. Grâce à quelques dirigeants de la IVe République aujourd’hui oubliés — Antoine Pinay, Pierre Mendès-France, Guy Mollet, Félix Gaillard, Gaston Defferre —, la France a reconstruit et modernisé son économie. En dépit des éprouvantes guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, elle a géré avec succès les liens historiques noués dans les siècles précédents en Afrique, en Orient, au Maghreb. Elle a surtout adopté une diplomatie et une défense conformes à une politique de puissance, notamment par une posture de non-alignement inconditionnel vis-à-vis du grand allié américain et par la mise en route, décidée secrètement en 1954 et officialisée par de Gaulle en 1958, d’une force nucléaire indépendante de l’Otan.

La France sera la seule ancienne puissance européenne qui continuera d’avoir une vision mondiale et de jouer un rôle non négligeable sur différents théâtres du monde, du Maghreb au Pacifique. En fait, la France a cette particularité d’être un vieux pays non fatigué, ayant un peuple et des princes tous acquis à l’idée d’une puissance française forte, active et « déclarative ». Il est donc logique que la France, comme on le verra, soit le seul pays européen à porter à différentes époques, par R. Schuman, Ch. de Gaulle, V. Giscard d’Estaing et F. Mitterrand, un projet politique pour l’Europe, ce qui fera d’elle un moteur ou, au contraire, un repoussoir selon les circonstances.

L’Allemagne est « interdite de puissance », l’Angleterre s’est repliée sur ses relations avec l’Amérique et le Commonwealth, tandis que la France a reconstruit une puissance adaptée à sa propre vision du monde et ses intérêts. Ces fortes divergences quant à l’exercice de la puissance entre les trois grands États de l’Europe occidentale, toujours persistantes aujourd’hui, suffisent à expliquer l’impossible retour d’une Europe puissante dans notre monde. Imaginons à l’inverse une Europe occidentale dans laquelle l’Allemagne, quatrième puissance économique et industrielle mondiale, l’Angleterre et la France, toutes deux dotées d’un arsenal nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de sécurité, seraient l’assise d’une puissance européenne garante de la sécurité de cette Europe occidentale. Une telle perspective est techniquement possible, mais politiquement inconcevable.

C’est dans cette Europe occidentale en ruine et devenue dépendante de l’Amérique pour sa reconstruction et sa sécurité qu’il naîtra un projet européen inédit et révolutionnaire, un projet de reconstruction d’une Europe occidentale tournant le dos aux États, aux intérêts nationaux et à la puissance, un projet d’une Europe fédérale gouvernée de façon dépolitisée et technocratique. Ce projet européen sera en fait une réponse française à la question allemande.

La question allemande est celle de la reconstruction voulue par l’Amérique en 1948 d’un État ouest-allemand sur les zones d’occupation occidentales, destiné à être le contrefort du bloc occidental face à l’Union soviétique et, conséquemment, du retour du poumon industriel de la Ruhr dans cet État de l’Allemagne de l’Ouest. Cette perspective est un double cauchemar pour une France encore traumatisée qui n’accepte ni la renaissance d’une Allemagne ni le transfert pur et simple de la Ruhr au profit du nouvel État allemand. Elle a l’impression de revivre la désillusion de l’entre-deux-guerres sur l’abandon des clauses du traité de Versailles. Sous la pression de Washington, l’accord se fait entre l’Amérique et la France sur l’acceptation de la création d’un État allemand contre la mise en place d’une autorité internationale sur la Ruhr. C’est alors que naît tant à Paris qu’à Bonn l’idée révolutionnaire d’une union économique entre les deux anciens adversaires face au danger nouveau que représentait l’Union soviétique. Ce projet sera porté par un duo catholique, R. Schuman et K. Adenauer, et soutenu avec enthousiasme par les deux grandes forces politiques de l’époque, les démocrates-chrétiens et les socialistes, lors du congrès de l’Europe de La Haye de 1948. Il se reconstitue ainsi une Europe « carolingienne », à l’image de l’union du royaume franc et de la Germanie au sein de l’Empire de Charlemagne. Cette fois-ci, la France et l’Allemagne sortent d’un siècle d’affrontement suicidaire et décident une réconciliation historique définitive par le lien de leurs économies. Cette nouvelle « Europe carolingienne », bâtie sur la réconciliation franco-allemande et les initiatives prises par ce nouveau couple au sein de l’Europe occidentale, est ainsi devenue en 1948 le socle de l’Europe. Il en sera par la suite son moteur.

Décidé à innover à propos de la future autorité internationale en charge de la Ruhr, le couple dirigeant franco-allemand formé par Schuman et Adenauer va alors se tourner vers le projet européen présenté par un groupe de hauts fonctionnaires emmenés par J. Monnet. Commerçant de cognac charentais devenu secrétaire général adjoint de la Société des Nations, puis banquier international en Amérique, puis, pendant la guerre, agent de liaison entre l’Angleterre et l’Amérique de Roosevelt, il est nommé premier commissaire au Plan par de Gaulle après la guerre. Monnet, marqué par sa double expérience au sein des organisations internationales et des milieux économiques internationaux, est convaincu que les deux guerres mondiales ont sonné le glas des États-nations, porteurs d’intérêts trop étroits et donc porteurs de conflits et de guerres, et qu’il faut « dépolitiser » les relations européennes par le rejet de la puissance et la construction d’un fédéralisme progressif se substituant par étapes aux États et aux diplomaties. L’unification économique et la gouvernance technocratique doivent faire naître pas à pas une fédération de citoyens européens qui se substituera au « politique » des États appelé à disparaître. Ce projet européen, tout à l’inverse d’une « Europe puissance », est celui d’une fédération pacifique, prospère et « dépolitisée ».

Or l’occasion est offerte par la question de la Ruhr de commencer ce processus fédéral par un transfert des domaines clés du charbon et de l’acier français et allemand à une autorité « supranationale » dotée d’une autorité propre et indépendante des États. Ce projet fédéraliste porté par J. Monnet allait séduire tant la majorité de la classe politique française enthousiaste devant l’idée européenne que le nouveau gouvernement allemand qui y voyait une occasion unique de faire revivre d’une nouvelle façon une Allemagne disparue. R. Schuman présentera le projet français comme « une première assise concrète d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix », confirmant qu’il s’agit « d’un saut dans l’inconnu ». Ce fut la création de la CECA, à laquelle adhéreront quatre autres États, l’Italie sous l’impulsion de ses dirigeants fédéralistes que sont le démocrate-chrétien de Gasperi et le socialiste Spinelli, et les trois États du Benelux sous l’impulsion du socialiste fédéraliste Paul-Henri Spaak, tous devenus les « pères fondateurs de l’Europe ». La CECA sera faite d’une autorité supra-étatique composée de hauts fonctionnaires, d’un droit « communautaire » propre s’imposant aux États et d’une Cour fédérale veillant au respect par les États membres des règles imposées par les traités.

Pour reprendre la terminologie de L. van Middelaar, ce fut l’apparition de l’« Europe de Bruxelles », une Europe dépolitisée et dénationalisée tournant le dos à l’État et à la puissance, une Europe bureaucratique et administrative en marche vers le fédéralisme. Cette Europe nouvelle remplaçant le politique par l’économie, les intérêts et la puissance par le droit, les États par une autorité supérieure aux États, va s’appeler officiellement l’Europe « communautaire ». Mais l’Europe « historique » va revenir pas à pas.

Dans la foulée de la création de la CECA, lorsqu’il s’agira de prendre une décision sur le réarmement de l’Allemagne exigé par les Américains pour contribuer à leurs côtés à la défense de l’Europe occidentale, J. Monnet convaincra le gouvernement français de R. Pleven de faire un nouveau bond en avant par la création d’une armée européenne sur le modèle CECA, la Communauté européenne de défense (CED). Il s’agira de nouveau d’une réponse française à la question allemande. Le plan Pleven sur la CED sera basé sur le transfert de la quasi-totalité des forces armées nationales des futurs États membres à la Communauté, des forces revêtues d’un uniforme communautaire. En parallèle, les politiques nationales de défense et les industries nationales de défense disparaissent au profit d’institutions communautaires. Un commissariat européen établi sur le modèle de la Haute Autorité de la CECA devra former les troupes et fournir les matériels de guerre. Mais si l’armée devenait européenne dans son statut, ce qui apparaissait comme une solution alternative à la renaissance d’une armée allemande, elle recevait ses instructions et ses plans stratégiques du commandement américain de l’Otan. Si les États membres de la CED dénationalisaient leurs armées au profit d’une armée européenne, ils ne créaient pas pour autant une défense européenne.

En 1952, le traité de la CED est signé entre les six États membres de la CECA. Les courants fédéralistes des six pays, enthousiastes, vont alors se convaincre que la voie est ouverte à la réalisation de la Communauté politique européenne, l’étape ultime du projet européen initié par J. Monnet, qui marquerait la fin des États-nations en Europe occidentale. L’assemblée de la CECA se lance avec enthousiasme dans la rédaction d’un projet de Constituante européenne.

Mais la France, initiatrice de tout ce processus, décidera d’y mettre fin. La CED, initiée par la mouvance fédéraliste française en 1950, après de longs atermoiements et des débats passionnés comparables à ceux de l’affaire Dreyfus, sera jetée aux oubliettes par l’Assemblée nationale le 30 août 1954 par une coalition formée des députés gaullistes, des communistes et d’une partie des socialistes et des radicaux, les uns étant hostiles à tout réarmement allemand et les autres étant opposés à toute perte de souveraineté en matière de défense.

La « querelle française de la CED » est un point tournant de l’histoire de l’Europe communautaire. Cette date révèle le décalage qui existe entre les convictions et le projet des fédéralistes européens et la réalité résiliente des États-nations européens, que vient exprimer au premier chef la France, demeurée malgré sa chute un État marqué par la puissance. Mais, en réalité, l’intérêt national se retrouve également en pointillé chez les fédéralistes du Benelux et de l’Italie, dans la mesure où ces « petits » États rejettent toute domination franco-allemande sur le destin de l’Europe occidentale et voient dans le fédéralisme la voie privilégiée pour peser davantage dans les affaires européennes. Toujours est-il qu’en août 1954, un trait semble être tiré sur le projet d’une fédération politique européenne.

Le courant fédéraliste va prendre acte du blocage du projet de la Communauté politique européenne. Sous l’impulsion du Belge Paul-Henri Spaak, il va alors se tourner vers l’élaboration d’un projet plus pragmatique, celui d’une politique économique commune devant conduire à une union douanière et un marché commun. Ce sera de nouveau le couple franco-allemand qui sera à la manœuvre. Le socialiste français Guy Mollet et le démocrate-chrétien K. Adenauer s’entendront dans leur rencontre de Paris de 1956 sur un projet, le futur traité de Rome, créant les bases d’un grand marché unique reposant sur l’abolition des droits de douane et l’établissement d’un tarif extérieur commun, et complété par une politique agricole commune, une exigence française acceptée par l’Allemagne. À la différence de la CECA, la Communauté économique européenne, la CEE, est de nature mixte. Elle est mi-fédérale avec une Commission composée de hauts fonctionnaires dotés d’un droit d’initiative et d’un droit d’exécution, un droit communautaire et une Cour de justice garante de son respect. Elle est mi-étatique avec un Conseil des ministres formé des représentants des États membres et doté du pouvoir de décision.

Échaudées par la crise de 1954, la France et l’Allemagne, suivies par les quatre autres États fondateurs, ont délibérément fait de cette nouvelle Communauté une institution floue, sans dessein politique, sans perspective précise sur l’avenir. La CEE affiche exclusivement des objectifs économiques — liberté de circulation des produits, règles de concurrence, soutien aux produits agricoles — intéressant les entreprises, les marchands, les agriculteurs. Mais la chance politique qu’aura la CEE sera d’être créée au moment même des « trente glorieuses ». La CEE sera très profitable pour tous, notamment pour l’économie française jusqu’alors très frileuse et habituée au confort d’un certain protectionnisme. Il n’est pas encore question à cette époque de la concurrence japonaise, encore moins chinoise. Le marché élargi offert aux entreprises et aux producteurs des six États l’emportera rapidement sur la concurrence accrue du fait de la disparition des barrières douanières et réglementaires. C’est pourquoi de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, comprendra de suite l’intérêt pour la France de rester au sein de la Communauté européenne, d’autant plus qu’elle y est doublement bénéficiaire, pour son industrie mais aussi pour son agriculture.

Mais le traité de Rome contenait un « piège » qu’y avaient glissé ses inspirateurs fédéralistes. Il était en effet établi qu’à partir de la huitième année, le Conseil des ministres se prononcerait non plus à l’unanimité mais à la majorité sur toutes les grandes questions, tels les prix des produits agricoles, le budget européen ou les accords commerciaux.

L’Europe bureaucratique de Bruxelles attendait ce moment avec impatience, car un tel changement de règle rouvrait la voie au processus fédéral. Une confédération d’États repose sur la règle de l’unanimité car chaque État reste souverain, tandis qu’une fédération fonctionne sur la majorité car la souveraineté est transférée à l’instance fédérale. Les bureaucrates de Bruxelles, dont le porte-parole sera le président de la Commission, Walter Hallstein, vont se convaincre que, dès lors que les États membres du Conseil des ministres pourront se voir appliquer des décisions prises à leur encontre, la CEE évoluera vers un fédéralisme au sein duquel la Commission prendra un rôle décisif. En 1962, Hallstein, reprenant à son compte la vision de Monnet, avait déjà affirmé que la Communauté européenne permettrait la suppression de la distinction entre politique et économie et refonderait un nouveau « politique dépolitisé » qui serait l’économie intégrée, les États-nations faisant place aux économies intégrées les unes aux autres. En 1965, quelques mois avant la date clé du 1er janvier 1966 du passage au vote majoritaire, Hallstein et plusieurs de ses collègues de la Commission n’hésitent pas à évoquer le « pouvoir exécutif » de la Commission et à qualifier le président de la Commission « de sorte de Premier ministre de l’Europe ». La Commission, soutenue par l’Italie et une Allemagne sortie de l’ère francophile d’Adenauer, va alors pousser les feux afin de faire adopter un « paquet » qui ferait entrer la CEE dans une voie fédérale gérée par la Commission et son président. Mais la France de De Gaulle va s’y opposer net. Ce moment de juin 1965 aurait pu être celui de la relance décisive de l’Europe de Bruxelles vers la voie fédérale. Il en sera tout autrement. Il ouvrira la voie d’une transformation profonde de la Communauté européenne, au moment où l’on assiste à la renaissance de l’Europe occidentale.

Charles de Gaulle et Jean Monnet, vrais « pères fondateurs » de l’Europe
Charles de Gaulle et Jean Monnet, vrais « pères fondateurs » de l’Europe

4. Renaissance de l’Europe occidentale, naissance de « l’Union européenne » (1966-1991)

Les vingt-cinq années qui vont s’écouler entre le compromis de Luxembourg de 1966 à la suite de la décision de la chaise vide prise par de Gaulle et le traité de Maastricht de 1991 voulu par le couple franco-allemand formé de F. Mitterrand et d’H. Kohl à la suite de la chute du mur de Berlin seront celles du retour de l’Europe occidentale dans la vie politique mondiale. Et ce par un double mouvement qui va s’accomplir en parallèle : la renaissance des États-nations de l’Europe occidentale et la politisation de l’Europe « administrative » de Bruxelles.

En 1945, au sortir de la guerre, l’Europe occidentale n’était plus rien. Cette Europe occidentale, après avoir réussi sa reconstruction économique, va redevenir politiquement « quelque chose ». Elle s’est repolitisée par la renaissance successive de l’ensemble des États-nations qui ont fait son histoire.

Cette repolitisation de l’Europe occidentale s’est amorcée en 1960 avec la France gaulliste, puis s’est accrue en 1989 avec l’Allemagne réunifiée bâtie par H. Kohl, et s’est élargie dans les années 1990-2000 avec les États d’Europe baltique et centrale revenus à eux-mêmes, dont la Pologne et la Hongrie. Elle est alors entrée dans une seconde phase, qui se poursuit aujourd’hui.

La renaissance des États-nations européens a fait ressurgir en Europe le sens des intérêts nationaux et le goût de l’exercice de la puissance, de De Gaulle à Orban. Mais ce qui est essentiel à comprendre est que, contrairement à ce qui a souvent été dit et écrit, la dynamique nouvelle de l’Europe des États s’est développée non pas en opposition mais en complémentarité avec l’Europe de Bruxelles. L’histoire de ces dernières décennies n’a jamais été celle d’un affrontement brutal entre l’Europe des États et l’Europe de Bruxelles. Tout au contraire. Tous les États européens ont accompagné leur renaissance politique par une appropriation progressive de l’Europe de Bruxelles instituée par les traités, mais au prix d’une adaptation du projet européen initial des fédéralistes. Comme l’a parfaitement analysé L. Van Middelaar, les États membres ont accompli le « passage » de la Communauté européenne à l’Union européenne.

L’Union européenne d’aujourd’hui n’était absolument pas inscrite dans le projet européen initial ni dans les traités fondateurs. Pour employer une formule, disons que si l’Europe de Monnet et l’Europe de De Gaulle étaient aux antipodes et se sont durement affrontées, au bout du compte, l’histoire a été celle d’une complémentarité qui s’est fabriquée entre les deux Europes, de Monnet et de De Gaulle. D’où d’ailleurs la complexité du fonctionnement actuel de l’Union européenne liée à la multiplicité de ses strates inscrites depuis quatre-vingts ans.

Cette seconde phase de l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale s’est faite par quatre moments et quelques hommes, tous français et allemands. Il s’est agi de la crise de la chaise vide ouverte par de Gaulle en 1966 et conclue par le compromis de Luxembourg, de l’initiative de V. Giscard d’Estaing de 1974 sur le Conseil européen, du projet de J. Delors de 1985 de l’achèvement du marché commun par l’Acte unique, du compromis entre F. Mitterrand et H. Kohl sur l’unité allemande aboutissant au traité de Maastricht de 1992 et à la création de la monnaie unique.

On a l’habitude d’employer l’expression de « pères fondateurs de l’Europe » à propos de Monnet, Schuman, Adenauer, de Gasperi, statufiés tous les quatre devant la maison de R. Schuman en Lorraine. En réalité, de Gaulle a été tout autant un « père fondateur » de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. De Gaulle sera le grand artisan de la combinaison de la renaissance de l’Europe occidentale et de l’Europe de Bruxelles en liant de façon forte et définitive l’Europe des États et l’Europe de Bruxelles.

Dès 1945, de Gaulle a eu une vision forte et élargie de ce que doivent redevenir la France et le continent européen, une France puissante et indépendante dans sa politique extérieure et un continent européen sorti de la dépendance des blocs et redevenu une Europe des États. Revenu aux affaires en 1958, il va faire de la France une « petite puissance mondiale » en officialisant l’acquisition de l’arme nucléaire lancée discrètement par quelques dirigeants de la IVe République. Il va déclarer une solidarité atlantique avec l’Amérique mais sans atlantisme, en sortant de l’Otan. Il va développer une politique de présence mondiale française, de Phnom Penh au monde arabe et à Mexico. Mais, en parallèle, il réalise les avantages économiques et financiers que la France tire de l’Europe de Bruxelles, notamment par les aides et subventions considérables versées aux agriculteurs français. Il affirme très vite qu’il ne veut pas détruire l’Europe de Bruxelles bâtie sur les traités de 1951 et 1958, et il ratifie les institutions de l’Europe de Monnet, dont les compétences supranationales de la Commission. Mais il veut compléter et amender cette Europe de Bruxelles.

Il sera l’initiateur du premier projet d’une « Union politique » qui compléterait l’Europe économique par le « Plan Fouchet » de 1961 qui propose une coopération politique hors du cadre de la communauté économique entre les six États membres sur les grands sujets de politique extérieure. Mais, s’il a le soutien du chancelier allemand K. Adenauer, de Gaulle heurte frontalement les Pays-Bas et la Belgique hostiles à l’idée d’une table ronde politique sortie de l’Europe de Bruxelles et, qui plus est, dominée par la France. Il faudra attendre trente années et le bouleversement européen issu de la chute du mur de Berlin pour que les États membres s’entendent sur le principe d’une politique extérieure commune, la future PESC établie par le traité de Maastricht.

En 1965, de Gaulle ouvre la crise avec la Commission européenne et son président W. Hallstein sur le passage au vote majoritaire. Le non français au passage à une Communauté économique fédérale, exprimé par la politique de la chaise vide six mois durant, débouchera sur le compromis de Luxembourg de janvier 1966, une règle hors traité devenu un accord essentiel dans l’histoire de l’Europe. Cet accord met fin définitivement aux prétentions de la Commission à devenir une sorte d’« exécutif européen » et, d’autre part, écarte le principe du vote majoritaire au profit de la recherche du consensus en cas d’invocation par un État membre d’« intérêts très importants ». Ainsi est né le droit de veto, par le recours possible par tout État membre à un « intérêt vital ». L. van Middelaar a parfaitement résumé les choses en indiquant que par le compromis de Luxembourg, les Cinq, sous la pression de De Gaulle, ont reconnu que l’autorité d’une décision européenne reposait sur les États. Le compromis de Luxembourg est venu créer un « corps politique », une autorité politique au sein de l’Europe de Bruxelles, et l’a confié aux États qui se retrouvent au sein du Conseil des ministres.

Aujourd’hui, la clause des « intérêts vitaux » est toujours virtuellement présente. Et les États, rassurés par leur droit de veto, ne vont pratiquement pas l’utiliser, seulement une dizaine de fois. Ils vont désormais, soit décider à la majorité lorsqu’ils le voudront ainsi, ce qui sera formalisé dans le futur traité de l’Acte unique de 1987 pour ce qui est de différents domaines liés au fonctionnement du marché commun, soit, en cas de vote jugé « important pour les intérêts vitaux », rechercher à fabriquer du consensus au-delà de leurs divergences et de leurs intérêts propres. La recherche du consensus est aujourd’hui la règle d’action au sein de l’Europe. Il va ainsi se développer un pouvoir politique européen inédit, non prévu par les traités. Il s’agit d’un pouvoir politique « mou » et « lent », qui s’exerce non par la rapidité de la réaction à l’évènement mais au contraire par la longue négociation, les séances nocturnes, les déambulations dans les couloirs de Bruxelles, l’arrêt de la pendule, tout à l’inverse du pouvoir politique d’un État. Précisément parce que le poids politique de la décision européenne repose sur la volonté collective des États membres de l’Europe. Il a découlé du compromis de 1966 que, si l’acteur Europe ne pouvait exister en tant que tel et ne pouvait être joint par téléphone, selon la célèbre formule de Kissinger, une Europe politique pouvait apparaître à partir du « collectif » des États membres. C’était la seule alternative à un pouvoir fédéral détenu par l’institution dépolitisée et technocratique qu’est la Commission. L’Europe politique ne peut être qu’une Europe « molle » et « lente », mais est un moteur diesel, robuste et infatigable.

Au lendemain de la crise pétrolière de 1973, ce sera un autre couple franco-allemand, formé du président V. Giscard d’Estaing et du chancelier H. Schmidt, qui lancera l’initiative et fera adopter au forceps face à la réticence des petits États le principe de la réunion régulière d’un Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement. Cette toute nouvelle institution politique du « sommet européen » est devenue le lieu prééminent du pouvoir politique européen, la superstructure de la machine de l’« exécutif européen » qui descend des chefs d’État et de gouvernement aux ministres réunis dans les Conseils des ministres, puis, au quotidien, aux ambassadeurs des États membres réunis dans le Coreper, le Comité des représentants permanents des États fonctionnant à Bruxelles.

Puis, en 1985, l’ancien ministre français des finances J. Delors, choisi par les États membres pour devenir le nouveau président de la Commission, va accomplir un coup de maître en relançant, avec le soutien des États soucieux de retrouver une croissance devenue stagnante, l’Europe communautaire et l’Europe bureaucratique de Bruxelles. En s’appuyant sur le duo franco-allemand Mitterrand-Kohl, il fait adopter l’Acte unique. Celui-ci doit parachever en sept ans le marché unique, prévu dans le traité de Rome de 1968, par la création d’un espace économique sans frontières et par les quatre libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Ainsi, Delors faisait avaliser par les États un bond en avant de l’Europe communautaire libérale et redonnait à la Commission et à la bureaucratie bruxelloise un certain lustre disparu depuis 1966 en faisant accepter par les États la gestion du marché unique par la Commission et la pratique élargie du vote majoritaire.

En 1989, la chute du mur de Berlin est le prélude du bouleversement du continent européen. Le monde occidental, Amérique et Europe de l’Ouest, assiste avec sidération à la chute de l’empire soviétique, à la renaissance des États d’Europe centrale et orientale, puis à l’implosion de l’Union soviétique. La fin du bloc communiste marque le début de la renaissance des nations européennes et, fort logiquement, remet au premier plan la question allemande, celle de la réunification d’un peuple divisé entre deux États depuis 1945, et donc la résurrection d’une grande puissance allemande au milieu du continent européen. Ce double bouleversement de l’Europe qu’est la renaissance de l’Europe baltique et centrale ainsi que la perspective d’une grande Allemagne réunifiée va conduire les États membres de l’Europe communautaire désormais réunis dans le Conseil européen à faire de la « grande politique ».

Une nouvelle fois, l’Europe avancera à partir d’une réponse du couple franco-allemand à la question allemande. L’Allemagne d’H. Kohl souhaite sa réunification ainsi que l’élargissement de l’Europe communautaire à l’ensemble des États de l’ex-Europe de l’Est. Le chancelier allemand veut profiter de la roue de l’histoire pour être l’artisan d’un retour de l’Allemagne à son unité, sans pour autant déstabiliser l’Europe et inquiéter ses voisins, notamment la France. Mais la France de F. Mitterrand craint fort qu’une Allemagne réunifiée vienne déséquilibrer par sa force économique et démographique l’Europe occidentale ainsi que le pilier de celle-ci, le couple franco-allemand. De plus, la perspective de l’élargissement de l’Europe aux États renaissants de l’Europe baltique et centrale était ardemment souhaitée par une Allemagne revenue à sa tradition diplomatique de l’Ostpolitik, mais était crainte par la France qui y voyait tout autant une dilution de l’Europe existante qu’une expansion de la puissance allemande sur le continent.

Il fallait résoudre cette double divergence franco-allemande par une réponse commune. Dans le Conseil européen de décembre 1989, Mitterrand convaincra Kohl d’échanger l’unification de l’Allemagne contre l’abandon par celle-ci de sa monnaie, le deutschemark, et l’acceptation d’une monnaie européenne, le futur euro. Celui-ci sera mis en place en 2002 avec, en parallèle, l’établissement de règles communes de stabilité budgétaire exigées par l’Allemagne pour s’assurer que la nouvelle monnaie européenne sera aussi stable que l’ancien deutschemark. De plus, Kohl va convaincre Mitterrand de prendre ensemble une initiative, face à la perspective souhaitée par l’Allemagne d’un élargissement de l’Europe des douze aux États de l’Europe de l’Est. Cette initiative commune franco-allemande vise à accélérer la construction politique de l’Europe par une « Union politique européenne » qui soit tout à la fois démocratique et efficace, avec le Conseil européen des chefs d’État comme clé de voûte de cette nouvelle Union européenne, un Parlement européen renforcé dans ses pouvoirs de contrôle, et la création d’un embryon de politique étrangère commune, la PESC, autour d’un haut représentant de l’Union doté d’un service diplomatique propre.

Le projet franco-allemand sera adopté par les douze, malgré les fortes réticences des petits États emmenés par les Pays-Bas, toujours partisans d’une Europe communautaire et fédéraliste centrée sur la Commission et le Parlement européen. Ce sera le traité de Maastricht de 1992. Celui-ci vient refonder profondément l’architecture européenne en complétant la « Communauté européenne » issue des traités précédents par une « Union européenne ».

Maastricht vient donc bâtir une architecture européenne à deux sphères, pour reprendre le langage de L. van Middelaar. L’Union européenne est la « sphère politique » des États et des gouvernements qui est en charge de la définition des décisions politiques sur les grandes lignes d’action, tant au sein de l’Union qu’à l’extérieur. Cette sphère de l’Union européenne vient « chapeauter » l’autre sphère, la « sphère interne » de la Communauté européenne, faite de compétences précises et des règles instituées par les traités, gérant notamment le fonctionnement du marché unique.

C’est cette nouvelle Union européenne qui mettra au point, à la fin des années 1990, une stratégie d’adhésion dont l’objectif politique sera l’accueil par vagues successives de tous les États ayant été liés ou influencés par leur histoire et leur culture à l’ancienne Europe occidentale.

Ainsi, l’« Union européenne », loin d’être une construction artificielle éloignée de la réalité géopolitique de la nouvelle Europe occidentale, s’est construite au diapason de la lente renaissance des États de cette Europe occidentale. Elle est le point d’arrivée politique et institutionnel de cette renaissance de l’Europe occidentale amorcée par la France de De Gaulle, poursuivie par l’Allemagne et accomplie aujourd’hui par la renaissance des vieux États européens libérés du joug soviétique ou l’apparition des vieux et nouveaux États issus de l’ex-Yougoslavie. Elle s’est politisée par la mise en place d’un « gouvernement politique », dont la tête est le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, et par le choix d’une stratégie d’élargissement à toute l’ancienne Europe occidentale.

5. Aujourd’hui, l’Union européenne

Il faut comprendre à quel point il est absurde et illogique de se poser à chaque événement mondial la question du « Que fait l’Europe ? ». Car si l’Europe est plus qu’une simple organisation internationale comme le sont les Nations unies, elle est moins qu’un État comme le sont les principaux acteurs de la vie internationale, l’Amérique, la Russie, la Chine ou la France.

L’Europe, née d’un traité il y a soixante-dix ans, est depuis lors un objet mouvant, sans forme encore définitive. L’Europe s’est construite de façon improvisée, par à-coups, par des actions allant en sens contraire, débouchant souvent sur des crises. On l’a vu, l’Europe actuelle n’a rien à voir avec l’Europe initiale, ni dans sa configuration, ni dans ses institutions, ni dans ses compétences et ses moyens d’action. En réalité, toutes ces années passées ont été celles du « passage à l’Europe », de la construction inédite, progressive et chaotique d’une « machine » qui n’est ni un État, bien sûr, ni une fédération, ni une confédération. Mais, au fil des années et des décennies, un socle d’abord économique, puis politique et social s’est construit.

Cette Union européenne des vingt-sept est toute neuve. L’Europe, si elle est sortie de sa gestation, est encore dans son commencement. Les vingt années qui se sont écoulées depuis Maastricht et la création de sa forme actuelle qu’est l’Union européenne vont être celles de sa maturation au travers de nombreuses crises. Et, dans chacune de ces crises, faute de boîte à outils et d’instruments à sa disposition du fait de son extrême jeunesse, elle va improviser une politique. Elle va chercher à construire un point d’équilibre entre les trois sphères que sont les intérêts nationaux pleinement reconnus de chaque État membre, les « intérêts communs » de cette Europe dont l’ensemble des États membres réunis se sentent investis et responsables, et les règles juridiques qu’elles s’est fixée pour le fonctionnement de son marché et de sa monnaie. D’où son fonctionnement nécessairement chaotique et flou, toujours tiraillé entre les trois réalités que sont le national, les intérêts communs du « club » des vingt-sept et les règles communautaires.

L’Europe en mouvement : la Grande-Bretagne se retire en 2020 et les États balkaniques sont engagés dans un processus d’adhésion (Albanie, Bosnie, Macédoine, Monténégro, Serbie).

Mais, de crise en crise, l’Union européenne va grandir en marchant. Les crises ne seront pas des crises de faiblesse ou de faillite, mais bien des crises de croissance.

Crise politique de 2005 provoquée par le rejet français et néerlandais du projet de Constitution européenne élaborée par la Convention animée par V. Giscard d’Estaing, et résolue par l’initiative de N. Sarkozy acceptée par les autres États membres d’en reprendre les principaux éléments dans un nouveau traité, le traité de Lisbonne de 2007.

Crise de l’euro de 2010-2015, ouverte par le conflit entre une Grèce dont la dette publique a explosé après avoir camouflé des années ses violations des règles budgétaires et les États « frugaux » emmenés par l’Allemagne et les Pays-Bas, raidis sur le strict respect des règles de la rigueur budgétaire. Une crise débouchant sur la décision politique de mai 2010 prise par l’ensemble des États membres d’un dépassement des règles budgétaires inscrites dans le traité de Maastricht et d’une action politique utilisant « toute la gamme des moyens disponibles », ce qui aboutira à la création au forceps de plans d’aide à la Grèce gérés par une troïka Commission-Banque centrale européenne-FMI. Puis à l’été 2012, devant l’aggravation de la crise de confiance mondiale face à l’euro du fait des crises bancaires et financières de l’Irlande, de l’Italie et de l’Espagne, une nouvelle « improvisation politique » est décidée par les États membres de l’Union au nom de leur vision politique nouvelle d’une « responsabilité partagée » quant à la stabilité économique et financière de la zone euro, vision partagée malgré les profondes divergences entre les États du nord et ceux du « club Méd » jugés dispendieux et laxistes, par la création d’un mécanisme européen de stabilité, le MES, reposant sur le prêt d’argent aux États en difficulté et le renflouement des banques en crise en échange de la supervision des grandes banques de la zone euro, ce qui sera le point de départ du projet d’édification d’une union bancaire.

Et puis la crise grecque refait surface en janvier 2015 du fait de l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement de gauche radicale d’A. Tsipras. Celui-ci, au nom du rejet exprimé par le peuple grec de la rigueur, se refuse à poursuivre le plan d’austérité imposée par la troïka en échange de l’aide financière accordée. Un vif affrontement est ouvert entre Berlin, qui contribue pour la plus large part à l’aide financière à la Grèce, et Athènes. Mais cet affrontement va déboucher une nouvelle fois sur un compromis politique à l’été 2015 reposant sur la volonté commune de Tsipras, de Merkel et de la France de F. Hollande de sauver tout à la fois la zone euro et le maintien de la Grèce dans la zone euro.

Crise ukrainienne de 2014 mettant aux prises l’Union avec la Russie, dans un désordre stratégique entre une Pologne et des États baltes très antirusses et partisans d’une adhésion rapide de l’Ukraine et un duo franco-allemand Merkel-Hollande bien plus pondéré et conscient des risques d’un clash avec la Russie, conduisant à l’accord au sommet de Minsk de 2015 rassemblant la Russie, l’Ukraine, la France et l’Allemagne.

Crise de 2015 des migrants syriens et irakiens, conduisant à l’opposition ouverte entre les États d’Europe centrale, à la proposition de la Commission de quotas d’immigrés « obligatoires » et, finalement, au fiasco du projet de la Commission. Depuis lors, un vif débat est toujours en cours au sein de l’Union européenne sur une politique commune d’accueil des migrants et des réfugiés, ainsi que sur la perspective de sociétés multiculturelles dans des États n’ayant jamais connu cela et à peine sortis de l’occupation soviétique.

Crise ouverte le 24 juin 2016 par le choc du Brexit, première manifestation d’un État membre et de son peuple de vouloir quitter l’Union en raison des désavantages qu’elle procure par rapport à ses avantages. Ce choc résonne d’autant plus fort qu’elle survient sur fond de climat populiste anti-européen croissant dans toute l’Europe, conduisant les vingt-sept autres États et la Commission à se rendre compte de la vulnérabilité historique de l’Union, à vaciller entre effroi et bravoure, développant une panique existentielle face à un éventuel enchaînement d’autres retraits signifiant la fin de l’Union européenne. Mais la bravoure va l’emporter au sommet informel du 28 juin 2016 lorsque les vingt-sept États membres vont décider de rester totalement unis, de la France aux Pays-Bas, face aux entreprises britanniques en vue de leur division. Les vingt-sept vont alors organiser avec détermination la procédure du divorce britannique de façon à interdire une séparation à la carte. C’est cette fermeté des vingt-sept qui l’emportera finalement à l’issue des négociations achevées à l’automne 2020.

Cette crise proprement existentielle ouverte par le Brexit, accentuée en 2017 par l’attaque brutale du nouveau président américain D. Trump contre l’Union européenne traduisant sa volonté de saper cette dernière, va faire prendre conscience aux dirigeants des vingt-sept qu’il faut impérativement créer du lien entre leurs peuples et une Union trop perçue, malgré l’élection du Parlement européen au suffrage universel, comme une entité administrative lointaine faite d’un marché et d’un droit.

La crise du Brexit, signe fort du populisme anti-européen qui anime alors les démocraties européennes et américaine, va faire naître une nouvelle vision de l’Union, une Union qui ne se contente pas de « libérer » mais qui « protège » ses membres et « défend » un mode de vie par sa politique sociale, sa maîtrise de l’immigration et de la mondialisation, sa stratégie face au terrorisme, une Union moins « ouverte et libérale » et plus « protectionniste » d’elle-même. Ces thèmes nouveaux apparus en 2017 dans les cercles politiques européens vont conduire à l’émergence d’un concept révolutionnaire par rapport au langage classique de Bruxelles, celui de « souveraineté européenne », utilisé pour la première fois par E. Macron alors candidat à l’élection présidentielle française, et repris par celui-ci dans son discours référence de la Sorbonne de septembre 2017 sur une Europe « souveraine et démocratique ». La bataille ouverte entre le populisme anti-européen et l’Union sera doublement remportée par cette dernière, par les échecs électoraux répétés de ces dernières années des partis anti-européens en Autriche, aux Pays-Bas, en France, en Italie, puis par les dernières élections européennes de 2019 qui ont révélé par leurs résultats un sursaut du sentiment européen, une « envie d’Europe ». Le traumatisme suscité dans toute l’Union par les convulsions du Brexit britannique ont fait disparaître des programmes populistes le thème du retrait de l’Union. En fait, bien plus qu’on ne le pensait, l’Europe de l’Union est soutenue par les peuples européens.

La dernière crise vécue par l’Union est celle liée à la pandémie du Covid apparue en 2020. Jusqu’alors, la santé n’a jamais fait partie du domaine de l’Union et est restée une stricte compétence nationale des États membres. Dans une trajectoire typique qui lui appartient, l’Union est passée dans les quelques mois du printemps 2020 de la désunion égoïste la plus totale du « chacun pour soi », chaque État se procurant masques et médicaments comme il pouvait et fermant ses frontières comme il voulait, à l’ébauche d’une politique se voulant plus solidaire et plus puissante à partir de la prise de conscience de la dépendance sanitaire totale de l’Europe vis-à-vis de l’Asie, notamment de la Chine. Puis, face au risque du surgissement d’une nouvelle crise nord/sud au sein de l’Union comparable à celle de l’euro du fait du poids financier considérable du fardeau sanitaire subi par l’Italie et l’Espagne, tous les États membres y compris l’Allemagne et les Pays-Bas ont décidé d’abandonner provisoirement les règles d’équilibre et de rigueur budgétaire en autorisant les États membres à créer de la dépense publique au-delà de ce que les règles de Maastricht permettaient. Mais le plus révolutionnaire allait être la conversion spectaculaire de l’Allemagne de Merkel, le porte-parole traditionnel de la rigueur budgétaire de chacun, à la solidarité budgétaire entre les vingt-sept par le projet franco-allemand Merkel-Macron d’un fonds de relance de 500 milliards d’euros de subventions directes et non de prêts aux États membres, financé par une dette commune de l’Union et dépensé par le biais du budget européen, mutualisant ainsi la dette des États européens, chose impossible à imaginer jusqu’alors. Autrement dit, l’Allemagne de Merkel a accepté que le contribuable allemand paie pour aider les finances déficientes de l’Italie sinistrée par le Covid. L’initiative franco-allemande d’une solidarité budgétaire, acceptée par l’ensemble des États membres, s’est mise en route depuis lors.

L’Europe de l’Union a vécu ces vingt dernières années de crise en crise. Mais, précisément, ces crises n’ont pas été mortelles, ni même propres à l’affaiblir. Tout au contraire, chacune d’entre elles a été féconde. Il s’est agi en réalité de crises de jeunesse qui l’ont fait grandir.

Encore une fois, c’est la seule façon de faire fonctionner un ensemble qui n’est ni un État, ni une fédération, mais une « drôle d’Union » rassemblant de vieilles nations tout à la fois souveraines et désireuses d’avoir au-delà de leurs intérêts propres un destin commun, une « drôle d’Union » qui est faite de deux faces, une face semi-fédérale d’intégration économique et monétaire et une face intergouvernementale à vingt-sept d’action politique commune sur la « grande politique » qu’est la politique étrangère, la sécurité, la justice.

Il faut prendre acte de l’ambiguïté nécessaire de l’Union européenne des vingt-sept. Celle-ci est une communauté « pluraliste », à la différence des communautés « homogènes » devenues des États, telle la Fédération américaine. Ce ne sera pas le cas de l’Union européenne en tant que telle tant que celle-ci ne fera pas le saut historique du passage à une fédération politique. Or cette perspective n’est pas du tout envisageable actuellement. Le préambule du traité de Rome affirme « une union entre les peuples européens ». Le pluriel fait toute la différence. Les limites de la « méthode européenne » sont les limites de la « réalité européenne », une réalité qui est celle de la pluralité culturelle et de la diversité historique des peuples de l’Europe occidentale réunis au sein de l’Union.

6. Les acquis et les chantiers de l’Union européenne

Cela dit, l’Union européenne est forte de ses acquis et vivante de ses chantiers ouverts par les crises de maturité qu’elle a connues ces vingt dernières années.

Si l’Union européenne est devenue attractive aux yeux des peuples européens, c’est grâce à ses acquis. L’Union est largement perçue aujourd’hui comme un espace privilégié de liberté, de prospérité et de vie commune. Les points de croissance hérités du grand marché de 500 millions d’habitants, la protection de l’agriculture et de la pêche européennes, le développement des régions défavorisées grâce aux fonds du Feder, les échanges d’étudiants par Erasmus, sont autant de « success stories » bien perçues par les peuples de l’Union. Et, aujourd’hui, ces peuples et leurs princes ont de plus en plus conscience que la solution du dérèglement climatique, du contrôle de l’immigration illégale, de la compétition commerciale avec l’Amérique et la Chine, de la maîtrise de secteurs clés de l’économie de demain, passeront nécessairement par l’Union européenne.

L’autre acquis essentiel de l’Union, moins visible depuis l’intérieur de celle-ci, mais très visible de l’extérieur, est son expansion à l’Europe occidentale toute entière. Si l’Union n’est pas puissante en tant que telle, elle est attractive. Par sa stratégie différenciée d’adhésion, de partenariat et de voisinage, l’Union européenne est en train d’unifier une Europe occidentale morcelée depuis la fin de l’Empire carolingien. D’abord, les ex-États neutres situés hors des deux blocs qu’étaient l’Autriche, la Suède et la Finlande, puis les anciens États européens libérés du joug de l’ex-empire soviétique — les États baltes, ceux de l’Europe centrale dont les vieux peuples de Pologne, de Tchéquie et de Hongrie, ceux de l’Europe balkanique apparus au 19e siècle, la Roumanie et la Bulgarie — et, enfin, certains de ceux issus de l’éclatement au début des années 1990 de l’ex-Yougoslavie, Slovénie et Croatie. Il s’agit d’un acquis géopolitique considérable. L’Union européenne est devenue une formidable machine très attractive qui est en train d’infuser sur l’ensemble du continent européen, de l’Ukraine et de la Géorgie à la Biélorussie et à l’Arménie. La politique de l’élargissement a renforcé la « puissance douce » de l’Union et a déstabilisé un peu plus la Russie.

Forte de ses acquis, l’Union européenne est vivante de ses chantiers. L’Union a pris conscience qu’elle a quatre grands chantiers devant elle, mais elle ne sait pas encore comment elle les résoudra. Il s’agit des chantiers de sa frontière, de son identité, de sa puissance et de sa sécurité.

Le chantier de sa frontière a une double dimension, celle de sa configuration territoriale et celle de sa protection frontalière. Amputée de la Grande-Bretagne, elle a toujours sur les bras le vieux dossier de la demande d’adhésion de la Turquie, datant de 1987, ouvert officiellement en 2005, actuellement gelé, toujours officiellement candidate mais faisant l’objet d’un vif débat tant au sein de l’Union qu’auprès du gouvernement islamiste d’Erdogan. C’est poser la question de la compatibilité de l’appartenance à l’Union européenne d’un État islamique, et actuellement islamiste, historiquement adversaire de l’Europe mais partiellement européanisé. Et, quant à l’est du continent, le débat est toujours ouvert sur l’Ukraine et la Biélorussie entre les États partisans de leur intégration à l’Union et ceux qui privilégient une relation apaisée avec la Russie.

Le chantier de la protection frontalière, surgi avec le doublement du flux des migrants africains vers l’Europe à partir des années 1990, s’est cristallisé en 2015 avec le choc de l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés syriens dans l’espace européen. L’Union doit résoudre la contradiction qu’elle a elle-même créée entre le principe de la libre circulation sans contrôle établi au sein de l’espace Schengen recouvrant la quasi-totalité de celui de l’Union et le caractère national des politiques migratoires, policières et judiciaires.

Le chantier de son identité a surgi récemment, de façon aiguë, dans le bras de fer entre l’Union et les membres récents d’Europe centrale, dont la Pologne et la Hongrie. Ces vieux peuples ballottés dans leur histoire entre les Empires russe et austro-hongrois, plus ou moins coupés des révolutions démocratiques et culturelles européennes du 19e siècle, marqués pendant tout le 20e siècle par une continuité dictatoriale de leurs dirigeants nationaux puis de l’occupant soviétique, n’ont pas tous les codes politiques et juridiques de la démocratie occidentale. Et comme ces vieux pays, tout juste sortis de leur servitude communiste, ont un nationalisme à fleur de peau, il faudra du temps pour qu’ils accèdent à l’esprit et aux pratiques démocratiques auxquels sont habituées les vieilles démocraties européennes. On est actuellement dans un débat interne de l’Union sur le caractère libéral ou « illibéral » des démocraties polonaise, hongroise, voire slovaque.

Qui plus est, ces pays d’Europe centrale sont encore très imprégnés de religiosité chrétienne alors que toute l’Europe occidentale de l’ouest s’est laïcisée à une vitesse accélérée, ce qui provoque notamment des querelles passionnées sur la famille, le statut de la femme, les droits des minorités sexuelles. Le débat sur les « valeurs européennes », apparu début 2000 au moment de la préparation de la Constitution européenne avec l’âpre discussion suivie de son rejet final à propos de la référence aux « traditions et valeurs chrétiennes », a ressurgi aujourd’hui au sein de l’Union, avec l’accusation de plusieurs pays d’Europe centrale empreints d’un « catholicisme défensif » d’un abandon de l’« héritage chrétien » par l’Europe occidentale.

Le chantier de la puissance est posé depuis toujours, par le fait que la France de De Gaulle l’a mis sur la table dans les années 1960 par le biais du plan Fouchet. Il demeure presque entier aujourd’hui. L’Europe communautaire de Monnet et de ses successeurs gérants du système bruxellois se voulait un grand marché, et pas du tout une grande puissance. On l’a vu, la création en 1973, d’inspiration française, du Conseil des chefs d’État et de gouvernement, puis le passage à l’Union européenne accompli par le traité de Maastricht, ont introduit l’Europe dans la « grande politique ». Mais cette introduction a été très timide. Elle ne pouvait que l’être entre des États dont les intérêts et les traditions diplomatiques étaient si divers. Or l’Europe occidentale demeure par elle-même la « fille aînée » de la civilisation occidentale, bien plus que l’Amérique. Sur le dossier irakien en 2003, sur le dossier iranien aujourd’hui, sur le multilatéralisme, sur le climat, sur l’aide à l’Afrique, l’Union européenne est la seule porte-parole d’un Occident substantiel, la « rare lumière démocratique » selon la belle expression de D. Giulani.

Mais voilà, l’Union européenne n’a jamais cherché à se doter d’une vision stratégique du monde, cette courroie de transmission nécessaire pour le passage à l’acte de puissance. L’Union reste dominée par sa dimension marchande. Or un marchand n’a pas une stratégie, il a des intérêts. Ce n’est pas la même chose. Les intérêts obligent à la « neutralité » à l’égard des affaires mondiales. La vente de ses voitures en Amérique et en Chine ainsi que l’achèvement du gazoduc russe Nord Stream 2 obéreront toujours la vision stratégique d’une Allemagne d’abord marchande. Mais les guerres économiques lancées par les grandes puissances ont percuté une Union européenne désarmée, car ingénue dans son esprit libre-échangiste et libéral. C’est ce grand chantier de « l’autonomie stratégique » reposant sur un égoïsme à construire face aux égoïsmes des autres mondes que l’Union a commencé à défricher depuis quelques années, au rebours de toute la culture traditionnelle de l’esprit bruxellois. Marqués par les coups reçus tant de l’Amérique de Trump que de la Chine conquérante, les hauts fonctionnaires des administrations bruxelloises ont commencé à comprendre que la norme sans la force est inefficiente.

Le chantier de la sécurité est le corollaire de celui de la puissance. Peut-on être une puissance morale et culturelle, comme le voudrait l’Union, sans aucune capacité stratégique ? Le droit et les principes démocratiques ont besoin de la force pour être efficients. Or, par deux fois, au moment de la CED et au moment du plan Fouchet, l’idée d’une puissance politico-militaire européenne a échoué. L’Europe occidentale est toujours restée « otanisée ». Et, aujourd’hui, c’est le cas plus que jamais. Malgré les rebuffades et l’arrogance d’un Trump qualifiant l’Union européenne du titre d’« ennemie » et l’égoïsme effectif pratiqué par J. Biden, l’atlantisme traditionnel des anciens membres de l’Union se double de l’atlantisme engagé de ses nouveaux membres, les pays d’Europe centrale et baltique, ces États voisins de la Russie entièrement convaincus de la nécessité absolue pour eux de la sécurité du « parapluie » américain. La France n’y peut mais. Cela dit, un certain chantier stratégique peut se développer pour l’Europe, précisément dans les zones et les dossiers importants pour elle et négligés ou abandonnés par l’Amérique. On pense à la sécurité du Sahel, ou à celle de l’Afrique noire, face à la menace terroriste.

Alors, qu’est-ce que l’Europe ?

D’abord, il s’agit d’une entreprise toute neuve, à peine plus de soixante-dix ans, apparue dans le contexte de la disparition de l’Europe occidentale de l’après-1945 mais qui s’est développée en parallèle à la renaissance politique des États de cette Europe occidentale.

De ce fait, durant ces soixante-dix années, ses membres anciens et nouveaux ont vécu dans une tension permanente entre la volonté de chacun à exister pour lui-même et une volonté collective bâtie au fil des décennies de se donner un destin commun. Ils ont consacré la majeure partie de leur temps et de leur énergie à construire une « drôle de machine », l’Europe communautaire du traité de Paris de 1949 devenue l’Union européenne du traité de Maastricht de 1992. Il s’est ainsi construit quelque chose qui est bien plus qu’une simple organisation internationale, comme le sont le Conseil de l’Europe ou l’Organisation des États africains, mais bien moins qu’une puissance classique, celle dont sont dotés les 200 États existants, petits moyens et grands. L’Union européenne est « autre chose », une sorte d’ovni, un acteur totalement inédit combinant actuellement 27 acteurs, un objet extrêmement résilient ayant résisté à toute une série de crises en dépit de ses profondes divisions, mais un objet mutant à la configuration encore en évolution et fait d’un mélange non encore fixé de fédéral et d’intergouvernemental.

Le Conseil européen réunit les chefs d’État ou chefs de gouvernement des 27 États membres.

L’exploit est permanent puisqu’il s’agit de construire entre 27 États membres « hétérogènes » des politiques « homogènes ». Mais qui eût dit qu’en 2015 un gouvernement radical grec aurait accepté les conditions exigeantes du maintien dans l’euro, qu’en 2020 l’Allemagne aurait accepté une dette commune mutualisée et la sortie des règles d’austérité budgétaire, que la Commission jusqu’alors dominée par le respect des règles de libre concurrence se mette à élaborer des stratégies industrielles dans la perspective de « l’autonomie stratégique européenne », ou encore que l’Estonie aurait décidé d’envoyer des troupes au Sahel ?

Nous sommes vraiment aujourd’hui dans le commencement d’un passage à l’Europe.

De ce fait, si par définition « l’Europe puissance » est inconcevable, car elle n’aura jamais un seul prince disposant d’une diplomatie et d’une armée, si l’Union européenne ne sera jamais une puissance classique, elle a acquis de la puissance, plus qu’on ne le dit, et elle peut, si les 27 le veulent, développer celle-ci.

Sa stratégie d’adhésion reposant sur sa richesse économique et son mode de vie démocratique ont fait d’elle un pôle d’attraction incomparable au sein du continent européen redouté de la Russie. Sa politique d’aide au développement assise sur ses capacités financières ont fait d’elle le premier pourvoyeur mondial en la matière, plus de 50 % de l’aide mondiale, ce qui lui permettrait de peser sur de nombreux dossiers régionaux en Afrique, au Maghreb, au Moyen-Orient. L’Union européenne est devenue la seule puissance « tribunitienne » mondiale dans le monde très fracturé qui est le nôtre par son discours affiché sur le primat de « l’universel », sa défense des intérêts généraux de l’humanité contre les égoïsmes étatiques, de l’universalité des droits de l’homme contre les arbitraires des princes, du multilatéralisme contre l’unilatéralisme. C’est un rôle ingrat, parfois moqué, mais essentiel à tenir.

L’Union européenne n’est pas une grande puissance, mais elle est parfaitement capable d’exercer demain une grande influence. Aujourd’hui, c’est le cas sur le continent européen. Demain, si elle le veut, elle peut « exister » entre l’Amérique et la Chine dans certaines régions du monde. Alors, on pourrait parler des « 3 + 1 », les trois grandes puissances classiques et l’Union européenne dotée d’une force autonome venant en soutien de la force de ses États membres.

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One Reply to “L’Europe…”

  1. Merci de cette analyse approfondie qui renforce mon gout pour l’Europe et mon optimisme sur son devenir.
    Quid de l’Europe « sociale » ? ne faut-il attendre qu’un « ruissellement » pour soutenir les personnes qui subissent des difficultés économiques ? le Non des français au projet de constitution de 2005 était en partie lié à son absence de projet sur ce thème.
    Vivement le 26 octobre à Le Palais.
    Christian

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