L’Amérique, une puissance « exceptionnelle »

À l’aube de la nouvelle présidence de Joe Biden, avant de s’interroger sur ce qu’il va en faire, il importe de comprendre ce qu’est l’Amérique, ce qu’est la puissance américaine dans le monde d’aujourd’hui. En Amérique, à moins qu’il n’accomplisse un second mandat, un nouveau président succède au précédent tous les quatre ans. Quant au Congrès, les majorités démocrate et républicaine sont renouvelées tous les deux ans. Mais ce qui est pérenne est l’Amérique, son histoire et son identité. Le slogan affirmé par le nouveau président est « America is back ! ». Il succède au slogan de Trump, « America first ! », lequel succédait au slogan d’Obama, « Yes ,we can ! ». C’est dire si tout président se veut le champion de cette Amérique placée au plus haut par chacun d’entre eux. Mais qu’est au juste la puissance américaine ?

1. La nation américaine s’est forgée autour de la trilogie « Dieu, Démocratie, Dollar »

L’histoire de l’Amérique, née il y a près de trois siècles, est celle d’une nation qui s’est forgée dans la révolte contre la tutelle anglaise au nom de la Bible, de la démocratie et du « business » réunis.

Les treize colonies britanniques établies à partir du 17e siècle par les puritains anglais et bataves sur la côte atlantique de l’Amérique du Nord vont forger une nation tout à fait particulière. La jeune nation américaine consacrée par les représentants des treize colonies au Congrès de Philadelphie de 1776 va se construire autour d’une culture marquée par le protestantisme, fondée sur le rejet de l’ancien monde européen affublé de tous les défauts et sur la conviction d’être le peuple élu de Dieu pour construire un monde nouveau purifié. Ce monde parfait combinera un profond respect de Dieu, la promotion du bien contre le mal, et la conviction intime que l’homme doit vivre en ce monde pour assurer son salut par sa réussite personnelle. La formule « In God, we trust » inscrite sur chaque dollar en est la parfaite illustration. Les trois facettes du nouveau monde américain sont l’amour de Dieu, le travail et la recherche de la fortune, et la démocratie, ce régime politique révolutionnaire reposant pleinement sur la volonté des individus et le primat de la société sur l’État. « God, Gold, and Democracy. » D’emblée, la jeune Amérique, affirmant une foi religieuse et civique dans la démocratie libérale et le capitalisme, considérera que la force doit être mise au service du droit, de la démocratie et des intérêts commerciaux américains réunis.

Verso du billet d’un dollar américain
« In God we trust »
Entourant l’Œil de la Providence : « Annuit cœptis » (« Il-Elle approuve notre entreprise ») ;
« Novus ordo seclorum » (« Nouvel ordre des siècles »)
(Source : Wikipedia)

Cette culture politique particulière, étrangère aussi bien à l’absolutisme qu’au révolutionnarisme, profondément libérale, restera la marque du peuple américain durant toute son histoire. Elle est demeurée la clef de l’identité américaine. Tout Américain est élevé dans le sentiment qu’il fait partie d’un peuple pas comme les autres, un peuple « élu » pour construire une société nouvelle exemplaire reposant sur la liberté, le droit et la démocratie.

La formule célèbre de son premier président, George Washington, selon laquelle « le peuple américain est exceptionnel et exemplaire » sera reprise par tous ses successeurs, quelles que soient leurs affiliations politiques.

2. Le « siècle américain » a commencé au 19e siècle

Le « siècle américain » est l’expression forgée pour parler de la domination des États-Unis sur le 20e siècle. En réalité, l’avènement de la puissance américaine a commencé bien plus tôt. L’Amérique s’est d’abord construite en faisant un rêve sur elle-même, la construction « d’une nation sous le regard de Dieu accordant la liberté et la justice à tous », selon les termes mêmes du serment d’allégeance récité chaque jour à l’école par les jeunes Américains, la main sur le cœur.

Mais l’Amérique s’est également construite en bâtissant dès ses débuts une puissance commerciale, agricole, industrielle, financière, qu’elle a projetée au 19e siècle bien au-delà d’elle-même, vers l’Amérique latine, le Pacifique et l’Asie. Le peuple américain va très vite faire montre d’une « volonté de puissance » nourrie de deux convictions, celle d’être un peuple fait pour les grands espaces et celle d’être le seul peuple capable d’agir « au nom de l’humanité », à l’inverse des puissances européennes corrompues et égoïstes.

L’Amérique va construire sa puissance par trois grandes aventures : l’aventure du « Far West », l’aventure d’un nouveau capitalisme et l’aventure impériale.

L’aventure du Far West, ouverte par la « Grande Charte de l’Ouest » de 1787, va exprimer la volonté d’un peuple américain confiné sur la côte atlantique de devenir maître de la « vastitude » des grands espaces intérieurs, d’une terre à l’Ouest toujours à conquérir. Au prix d’un génocide de masse des tribus indiennes installées depuis plus de dix mille ans et de guerres multiples menées contre le Mexique, l’Amérique va se rendre maîtresse d’un continent immense allant de l’Atlantique au Pacifique. Les hommes de l’Ouest, travailleurs, brutaux et profondément religieux, seront l’ossature de cette Amérique « profonde » habitée par la confiance en soi et la conviction de son juste droit.

La nouvelle vastitude du territoire américain va permettre à l’esprit d’entreprise qui anime les populations américaines, celles qui ont hérité de l’éthique protestante comme celles des différentes populations immigrées avides de réussite, de mener l’aventure d’un nouveau capitalisme. « L’esprit animal » américain, selon l’expression très parlante du grand économiste J. Keynes, engendrera un capitalisme « géant ». Celui-ci reposera d’abord sur l’exploitation de l’immensité des ressources naturelles agricoles et minières du continent, le blé dans le Middle West, le coton dans le Sud, le pétrole au Texas, le fer dans les Appalaches, l’or en Californie. Mais, surtout, au lendemain de la guerre de Sécession, la reconstruction de l’économie américaine se fera par l’édification d’un capitalisme de type nouveau combinant un protectionnisme affiché, à l’inverse du capitalisme anglais libre-échangiste, la révolution du machinisme industriel et de l’innovation technologique, tels le bateau à vapeur de Fulton, le téléphone de G. Bell, l’aviation à vapeur des frères Wright, la moissonneuse mécanique de McCormick, l’automobile et l’invention du trust, un capitalisme très concentré regroupant chaque branche de l’économie.

Le capitalisme américain rattrapera les deux grandes économies européennes de l’Angleterre et de l’Allemagne avant de les dépasser et de devenir, dès le début du 20e siècle, la première économie mondiale.

Mais, plus encore, l’Amérique deviendra le temple sacré du capitalisme. La formule de Rockefeller, « Dieu m’a donné mon argent », aurait pu être reprise par de très nombreux Américains de toutes les époques. Elle exprime bien la sacralité du capitalisme américain. Le libéralisme et l’individualisme foncier de la culture américaine, illustrés par les mythes de « l’aventurier de l’Ouest » et du « self made man », ont traversé l’histoire de l’Amérique et constamment légitimé le système capitaliste, quelles que soient les crises récurrentes et les tares du système dont les fortes inégalités financières et sociales.

La troisième aventure sera l’aventure impériale. L’Amérique va inventer une toute nouvelle forme d’empire.

L’Amérique, contrairement à ce qui a souvent été dit, ne sera jamais isolationniste. L’Amérique n’a jamais été isolée du monde mais simplement de l’Europe, dont elle a décidé de se tenir à l’écart après s’être coupée d’elle de façon violente et avec laquelle elle ne tient pas à renouer, ce qui ne conduirait qu’à des « empêtrements », comme le disait leur premier président George Washington. Par contre, l’Amérique sera, très tôt dans son histoire, interventionniste.

La jeune Amérique va se découvrir très vite des intérêts commerciaux et politiques dans son voisinage. Elle n’hésitera pas un instant à intervenir en soutien de Bolivar contre l’Espagne de façon à se faire une place sur le nouveau continent latino-américain, et elle théorisera cette politique par la doctrine anti-européenne de « L’Amérique aux Américains », élaborée par Monroe en 1823. Puis elle regardera vers l’Asie, au large de sa côte pacifique. Elle s’aventurera au Japon avec l’expédition de 1853 du commodore Perry, chantée par Puccini dans Madame Butterfly. Ce sera le début de la présence américaine dans les mers du Japon et de Chine.

En 1898, l’Amérique franchira une étape historique qui la conduira à réinventer ce que peut être un empire en forgeant l’empire sans empire ni colonies. Sous couvert de soutien aux luttes anticoloniales, l’Amérique mènera contre l’Espagne une guerre sur deux fronts en soutien des populations révoltées contre leur occupant, à Cuba, dont la production de sucre est largement financée par les capitaux américains, et aux Philippines. Si le soutien à Cuba va permettre à l’Amérique de prendre le contrôle des Caraïbes, de Cuba à Porto Rico, l’expédition aux Philippines aboutira à une guerre meurtrière entre les forces américaines et le peuple philippin. Le traumatisme sera immense dans une Amérique pétrie de bons sentiments et de la justesse de sa cause.

Au début du 20e siècle, Theodore Roosevelt sera le premier président à affirmer que l’Amérique doit non seulement être la meilleure mais la plus forte, au nom de ce qu’elle est. Mais la tragique expérience philippine l’a tout autant convaincu que la puissance de l’Amérique ne doit pas prendre la forme d’un empire classique à l’européenne. La puissance, pour être efficace et acceptée, doit être diversifiée, multiple, souple. Elle combinera une présence économique et financière en Amérique latine, une présence navale en Asie, une influence politique à Panama, un arbitrage entre le Japon et la Russie après leur guerre de 1905, une médiation entre la France et l’Allemagne dans leur différend sur le statut d’Algésiras au Maroc en 1909. Il s’agit en l’occurrence de la toute première incursion de l’Amérique sur le continent européen.

Voilà comment, par ces trois grandes aventures, la jeune nation américaine est devenue de façon foudroyante la première puissance mondiale. Cette puissance impériale américaine inédite, toute différente de celle des grands empires classiques, va changer d’amplitude au 20e siècle. Mais elle ne changera pas de nature. L’Amérique est restée jusqu’à aujourd’hui un empire non territorial mais de dimension mondiale, animé par le couple particulier de sa foi démocratique et de ses intérêts économiques, sûr de sa puissance et de sa légitimité morale. L’Amérique est « la République impériale » analysée par Raymond Aron en 1973, une grande puissance alliant dans sa politique une vision idéaliste sincère d’un ordre mondial démocratique et une vision réaliste de ses intérêts. La ligne de conduite de l’Amérique sera « l’idéalisme pragmatique ». Cette expression vient signifier que le « peuple élu » peut se permettre d’accomplir des actions immorales — soutien à des régimes dictatoriaux, interventions armées, enlèvements, assassinats — au nom même de la morale, de la défense de la liberté et de la démocratie.

3. Au 20e siècle, l’Amérique est devenue l’« hyperpuissance » du monde

Le 20e siècle va s’emboîter dans l’histoire de l’Amérique comme le siècle de la mondialisation de son rêve et de sa puissance. L’Amérique faisait auparavant un rêve sur elle-même et y appliquait sa puissance. Elle va construire un rêve pour le monde et y projeter une puissance considérablement agrandie. L’Amérique va se convaincre qu’elle a une mission universelle à remplir dans un monde rongé par le mal. Cela se fera en trois étapes.

La mondialisation de l’Amérique va d’abord se faire par sa conversion forcée à l’Europe. Celle-ci, devenue au 20e siècle « l’homme malade », va se suicider dans deux guerres mondiales et perdre totalement son hégémonie des siècles précédents. Après deux siècles de désintérêt profond à l’encontre d’un continent quitté et « déchu », l’Amérique va prendre conscience que, quoi qu’elle fasse, les « empêtrements européens », rejetés par George Washington, l’ont atteint désormais.

En 1917, le président Wilson, après avoir affirmé en 1914 la traditionnelle neutralité de l’Amérique, va se convaincre qu’elle ne peut plus rester inerte face à une guerre barbare animée par une Allemagne qui viole le droit international en torpillant les navires neutres américains dans l’Atlantique. L’Amérique se doit de reprendre le flambeau de la liberté, du droit et de la démocratie, à la place d’une Europe décadente et affaiblie. Deux millions de GI’s et 120 000 morts américains feront la décision dans la guerre.

En 1941, le président Roosevelt va de nouveau trancher en faveur d’un engagement militaire mondial de l’Amérique face au risque d’extension des « empires du mal », l’Allemagne nazie et le Japon impérial qui vient de détruire la flotte américaine à Pearl Harbour. S’appuyant sur sa puissance industrielle, technologique, et financière, l’Amérique va bâtir une formidable armada navale, terrestre, aérienne, dont le point d’aboutissement sera la bombe nucléaire. En l’espace de quelques années, l’Amérique, qui n’avait jamais été une grande puissance militaire, deviendra la première armée du monde, une armée dotée d’un potentiel sans égal jusqu’à aujourd’hui. Mais, de plus, après la guerre, Roosevelt fera ce que Wilson aurait voulu faire en 1918 si le Congrès des États-Unis ne l’avait pas empêché, à savoir la construction d’un nouvel ordre mondial et européen mais, cette fois-ci, avec l’autre grand vainqueur qu’est la Russie de Staline. Cette entreprise de Roosevelt s’accomplira dans une certaine naïveté inhérente à une Amérique encore peu expérimentée dans la politique mondiale.

En 1948, le Président Truman, marqué par la politique de Staline du détournement des traités de paix au profit de la construction du nouvel empire communiste au cœur de l’Europe, va profondément réorganiser la nouvelle puissance mondiale dont dispose désormais l’Amérique. Pour la première fois dans son histoire, l’Amérique va se sentir une véritable « sensibilité » européenne. Face au nouvel empire de la Russie bolchévique, Truman va affirmer la solidarité et la proximité entre l’ensemble des pays démocratiques, Amérique et Europe réunies. Il va se mettre en place, par l’Amérique et autour de l’Amérique, le « camp occidental », dont les deux piliers initiaux seront l’aide économique du plan Marshall et l’Alliance Atlantique. Ce camp occidental se mondialisera au cours des années de la guerre froide par les alliances nouées avec le Canada, l’Arabie Saoudite, Israël, le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, l’Australie.

Dès lors, l’Amérique n’est plus seulement la première puissance économique et financière mondiale produisant 50 % de la richesse mondiale, de même que la première puissance militaire mondiale présente par ses flottes et ses bases sur tous les océans et sur tous les continents. Elle est devenue plus qu’un simple empire. Elle a construit son expansion politique et « idéologique » au 20e siècle, par sa volonté de défense du droit et de la démocratie face aux « empires du mal » prussien, nazi, japonais, soviétique. Et, du coup, elle est devenue, en cette seconde moitié de 20e siècle, le « gendarme du monde », pour le meilleur et pour le pire. Elle est la puissance qui vient garantir la sécurité du « monde libre » face aux menées soviétiques, à Berlin en 1948 comme à Cuba en octobre 1962, mais elle est aussi la puissance qui intervient sans états d’âme contre des régimes politiques jugés indésirables, en Iran en 1953 contre le gouvernement nationaliste de Mossadegh comme au Chili en 1970 contre le président socialiste Allende. L’Amérique est devenue, bien avant la chute du bloc communiste, « l’hyperpuissance » dont a parlé Hubert Védrine.

Cette hyperpuissance de l’Amérique atteindra son apogée par l’effondrement du bloc soviétique en 1989 suivi de la désintégration de l’Union soviétique en 1991. On le sait maintenant, la compétition Est/Ouest a été la lutte du pot de terre soviétique contre le pot de fer américain. L’image d’une grande puissance soviétique égale de la puissance américaine est fausse. En réalité, l’Amérique avait tout le potentiel économique, financier et technologique pour épuiser son adversaire à courir sans fin derrière elle afin de garder prise. Ainsi, la course aux armements classiques et nucléaires a obligé l’URSS à consacrer à cet objectif près de 20 % de son PIB tandis que l’Amérique n’y consacrait que 8 %. L’Amérique a tout simplement fait tomber l’URSS en faillite, l’obligeant avec Gorbatchev à réformer son système, ce qui a été le début de sa chute.

En 1991, L’Amérique triomphait par K-O. La puissance américaine allait alors « s’emballer ». Les présidents américains de l’époque, George Bush père, Bill Clinton, George Bush fils, dans le sillage d’historiens tel Francis Fukuyama parlant de « la fin de l’histoire », ne vont pas hésiter à parler du « nouvel ordre mondial » fondé sur la démocratie libérale et le marché, ou d’un « empire global » construit autour de l’Amérique et destiné à préserver la nouvelle hégémonie occidentale face aux futurs rivaux russe et chinois. George Bush fils n’hésite pas à professer le « Avec nous ou contre nous ». Dans les esprits américains, le monde allait devenir unipolaire autour de « l’Amérique monde ». C’était ne pas voir que, derrière l’énorme écran de fumée du monde Est/Ouest, la marche du monde s’était accélérée dans le sens de la mondialisation globale.

4. À l’aube du 21e siècle, le déclin américain ?

Tous les empires sont mortels. Est-ce actuellement le cas de l’empire américain ?

Beaucoup en sont convaincus et pourraient reprendre à leur compte les formules choc de l’essayiste E. Todd, « Après l’empire, la décomposition du système américain », ou de l’écrivain P. Bruckner, « Le 21e siècle ne sera pas américain ».

Notre réponse à la question du déclin, voire de l’extinction de « l’empire américain », sera normande : oui et non.

Depuis que l’Amérique est surpuissante, elle a régulièrement vacillé et douté d’elle-même. Elle a connu de nombreuses vagues de « déclinisme ». Mais, à chaque fois, elle a surmonté les challenges. À chaque fois, son « déclinisme » a débouché sur le retour de l’« America back again » ! La « fin du siècle américain », décrite par H. Luce au lendemain de Pearl Harbour en 1941, a donné naissance à l’hyperpuissance de 1945. Le lancement du Spoutnik soviétique en 1957, la montée fulgurante des économies européenne et japonaise dans les années 1960, le choc pétrolier de 1973, ont conduit une Amérique se sentant à chaque fois en déclin à remonter sur son cheval, tel un éternel cow-boy. La débâcle de la guerre du Vietnam des années 1970 et l’humiliation de la prise d’otages de l’ambassade américaine de Téhéran de 1979 ont fait réapparaître la thèse du déclin américain, mis en scène par l’historien P. Kennedy dans son célèbre ouvrage Naissance et Déclin des grandes puissances. Or, jamais la puissance américaine n’a paru aussi impressionnante que dans les années 1990, au lendemain de l’effondrement de l’empire soviétique et de la perception d’un monde devenu unipolaire autour de Washington.

Mais une nouvelle vague de « déclinisme » est apparue ces dernières années. Elle est alimentée par la séquence du choc de l’attaque islamiste du 11 septembre 2001, du bourbier irakien de 2004, de la crise financière des subprimes de 2008 et de la montée en puissance spectaculaire de la Chine en passe de ravir à l’Amérique, dans quelques années, le statut de première puissance économique mondiale. Ce nouveau « déclinisme » a joué fortement dans la montée de la vague du nouveau populisme américain qui a porté en 2017 à la Maison-Blanche Donald Trump, l’homme qui avait dénoncé le « désastre américain » et affirmé sa volonté de rendre la grandeur à l’Amérique dans son slogan « Make America great again ».

En fait, cette fois-ci, le déclin américain est sérieux. Mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un déclin de la puissance américaine.

Ce qui a pris fin est la chimère de l’hégémon américain, de « l’Amérique monde », du monde unipolaire. Car ce qui a d’abord changé est le monde. Derrière l’apparente immobilité de l’époque du système Est/Ouest, le monde s’est transformé. Il se mondialise. Il s’opère une formidable redistribution de la puissance détenue autrefois par quelques-uns au profit d’une multitude d’acteurs étatiques et non étatiques. Une multitude de « petits », petits États, organisations terroristes, ONG, détiennent et exercent une puissance « minimale », tandis qu’une vingtaine de puissances moyennes anciennes et nouvelles accroissent leurs ambitions et leurs domaines d’action. Du coup, les grandes puissances, y compris la plus grande, ne peuvent plus avoir qu’une puissance « relative ». C’est exactement ce qu’a expérimenté l’Amérique, tel un Gulliver empêtré, dans la guerre perdue du Vietnam, en Iran en 1979, le 11 septembre 2001 à New York, dans l’échec de son intervention en Irak en 2004, dans l’enlisement de son action en Afghanistan ces vingt dernières années, mais également dans la perte de sa domination économique et commerciale au profit des puissances « émergentes » — Brésil, Mexique, Inde — et de la Chine. Et elle en a subi les conséquences internes, l’apparition des friches industrielles et l’appauvrissement des classes moyennes américaines révélées par la crise financière de 2008.

Bill Clinton et George Bush fils ont été les deux derniers présidents qui ont fonctionné dans le cadre d’un hégémon américain jugé « naturel ». Barack Obama et Donald Trump ont par contre tous deux été élus et ont gouverné sur un fond de grand malaise d’une Amérique se percevant comme affaiblie et victime du monde, révélant alors ses clivages et ses failles internes, notamment la désespérance d’une partie de la classe moyenne blanche victime de la crise financière et du chômage. Ils ont été tous deux des « gestionnaires » du « déclin » américain. Ils ont voulu tous deux préserver la puissance américaine. Mais leurs stratégies et leurs styles ont été aux antipodes.

Présence militaire américaine dans le monde (2003)
Sous Obama et Trump, les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan.

Affirmant que « l’Amérique doit être toujours le leader dans le monde, car si nous ne le sommes pas, personne ne le sera », Obama a pratiqué une politique subtile d’adaptation à la nouvelle diversité du monde mondialisé en distinguant ce qui est essentiel aux intérêts de l’Amérique et ce qui ne l’est pas. Cet arbitrage le conduira à relancer la modernisation de l’arsenal nucléaire américain mais à retirer les GI’s de l’Irak et à rester en dehors des crises de Syrie et de Libye, à négocier un grand deal avec l’Iran sur sa politique nucléaire, mais à mener une politique déterminée contre al-Qaïda, notamment par une guerre de drones et la neutralisation de Ben Laden au Pakistan. Cette vision sélective et graduée des intérêts américains amènera Obama à tenter de contrer la nouvelle puissance de la Chine, mais par la voie indirecte de l’alliance des petites et des moyennes puissances asiatiques conte le nouveau « Grand », et ce dans le cadre d’un accord commercial multilatéral, le TPP (Trans-Pacific Partnership). Si l’Amérique veut rester le leader dans le monde tel qu’il est devenu, elle ne le peut plus en étant un « gendarme » intervenant partout par elle-même dans chaque conflit. Elle doit faire elle-même ce qu’elle juge essentiel, déléguer à ses alliés et ses amis ce qu’ils veulent et peuvent faire dans leurs régions respectives et ne pas intervenir du tout dans les dossiers jugés secondaires.

Mais Obama était le président du pays au moment de la crise financière de 2008 et des effets dramatiques de celle-ci sur les classes moyennes américaines. La candidate démocrate Hillary Clinton allait payer cher à l’élection présidentielle de 2016 son indifférence à l’égard de la profonde crise sociale vécue notamment par les États du nord-est du pays, traditionnellement démocrates.

Le candidat surprise victorieux des primaires du Parti républicain et vainqueur de l’élection présidentielle, Donald Trump, va surfer sur la vague d’inquiétude et de désarroi de la population. Dans un style populiste présent dans l’histoire américaine depuis le 19e siècle, d’Andrew Jackson à Theodore Roosevelt, Trump martèle son slogan de campagne « America first ! » Il promet aux Américains de les sortir des « ravages » subis par l’économie du pays et de remettre l’Amérique au premier plan.

Donald Trump affirmera, tout comme Obama, vouloir agir pour préserver l’Amérique du déclin. Mais, à l’inverse de la politique « optimiste » d’un Obama convaincu que l’Amérique gardera un rôle privilégié en s’adaptant à la nouvelle diversité du monde, Trump a une vision « pessimiste » du déclin américain, causé par la naïvetéde ses prédécesseurs tant à l’égard des alliés jugés égoïstes qu’à l’égard des puissances hostiles — Iran, Chine, Corée du Nord — à l’encontre desquelles il faut agir durement par la menace et la négociation en position de force. Donald Trump pratiquera un nationalisme de combat frontal, un souverainisme unilatéraliste et protectionniste, destiné autant à impressionner les autres puissances qu’à séduire ses électeurs. L’« America first » se traduira par l’« America alone » en sortant des grands traités multilatéraux sur le climat et le nucléaire iranien. Le « national-populisme » de Trump s’en prendra à tout le monde, aux organisations internationales dont l’Amérique est le premier contributeur, aux puissances émergentes dont le Mexique, à l’Europe égoïste qui réclame la protection de l’Amérique, mais surtout à la Chine devenue la principale rivale, tous coupables d’avoir appauvri et pillé l’économie américaine.

Par contre, Trump sera dans la continuité d’Obama dans la poursuite de la politique de désengagement militaire de l’Amérique des théâtres jugés secondaires ou incertains, Irak, Afghanistan, Syrie où il lâchera les forces kurdes. Et il se refusera, malgré ses menaces, à engager le fer contre l’Iran. Car il est clair qu’il existe une profonde « fatigue » du peuple et de la classe politique américaine pour envoyer des soldats se faire tuer dans des conflits aux quatre coins du monde.

Le nouveau président élu Joe Biden s’est empressé d’affirmer qu’il voulait « rétablir la foi mondiale dans l’Amérique, perdue sous l’administration Trump ». Ses premiers pas s’inscrivent dans le sillage d’Obama, avec le retour du multilatéralisme et de la coopération avec les alliés. Mais il y inclut un certain héritage de Trump, la centralité de la compétition avec la Chine, l’accord d’Abraham de rapprochement entre Israël et le monde arabe au détriment des Palestiniens, la méfiance à l’égard de la politique régionale de l’Iran.

Cela dit, quelle que soit la politique qui sera menée par Washington, l’âge d’or de la suprématie américaine est révolu, tant la redistribution mondiale de la puissance s’est accélérée autour de multiples petits États décidés à défendre leurs intérêts, de nombreuses puissances moyennes déterminées à élargir leur influence régionale, et une nouvelle grande puissance chinoise en plein essor.

5. L’Amérique reste une puissance « exceptionnelle »

Analysant l’avenir du monde occidental, Régis Debray a fort justement dit ceci. Même si les États-Unis se désindustrialisent et si le déficit commercial se creuse, même si le PNB américain ne fera plus jamais la moitié du PNB mondial, leur puissance particulière et leur capacité d’impression sur le monde ne sont pas entamées. En effet, quelle que soit l’évolution de la Chine dont tout un chacun fait la grande puissance mondiale de demain, l’Amérique restera à coup sûr dans l’avenir une puissance que l’on peut qualifier d’« exceptionnelle ».

Quelle est cette « exception » américaine ?

Il ne s’agit pas seulement de dire que l’Amérique, même si son PIB est dépassé demain par celui de la Chine, restera la première puissance économique et financière. Elle le restera par ses ressources naturelles s’étendant des céréales au gaz de schiste, par le parc sans égal de ses firmes multinationales dont les GAFA dominatrices de l’économie numérique, par le potentiel de son « économie de la connaissance » dopée par sa capacité d’innovation, sa recherche-développement, le rôle premier du capital risque et des start-up, par le poids mondial de ses banques et du pôle financier de New York, par le rôle mondial du dollar faisant 50 % des échanges mondiaux, 50 % des émissions d’obligations internationales et 60 % des réserves des banques centrales. La formidable richesse de l’Amérique lui permet de financer ce qu’elle veut, un effort militaire, une relance du spatial, un effort de recherche, des investissements internationaux, le plan de relance de Joe Biden d’un montant de 2 000 milliards de dollars.

Il ne s’agit pas non plus seulement de dire que l’Amérique possède une force militaire qui ne sera concurrencée par personne. Elle additionne en effet un budget de défense et de recherche correspondant à plus de 50 % des dépenses militaires mondiales, 10 porte-avions et 7 000 drones, une pensée militaire très dynamique par ses instituts stratégiques telle la Rand Corporation. Elle est la seule puissance capable d’agir massivement sur plusieurs fronts, au Moyen-Orient par la 6e flotte, ses marines et ses forces spéciales, en défense de Taiwan avec la 7e flotte, et au Sahel en soutien de la France avec ses drones.

Il s’agit de dire que l’Amérique, du fait de son histoire, possède une « vastitude » exceptionnelle. Elle possède la vastitude de la force et elle possède la vastitude des valeurs, ce qu’aucune autre puissance, y compris la Chine demain, ne pourra égaler.

La vastitude de la force de l’Amérique est le fait qu’aucune autre puissance ne réussit à combiner autant d’espace, autant de détermination, autant d’agilité, pour valoriser au mieux un énorme potentiel et savoir en tirer profit aux moments critiques ou décisifs.

Elle est forte de son espace mondial. Elle est présente sur les cinq continents par ses firmes, ses capitaux, le dollar, mais également par ses bases et ses 200 000 GI’s déployés du Japon à la Syrie et en Pologne. Elle est présente dans tous les grands océans par ses flottes de porte-avions et ses sous-marins nucléaires. Elle est présente dans tous les espaces par ses satellites, ses agences de surveillance des communications mondiales, ses drones d’observation surveillant le Sahel et ses drones d’attaque neutralisant Ben Laden au Pakistan et le général iranien Solameini sur une base irakienne.

Elle est forte de sa détermination et de son agilité. Le « cow-boy américain », lorsqu’il est désarçonné, sait à chaque fois remonter sur son cheval. C’est Roosevelt qui relance l’économie par le New Deal après la crise de 1929 et qui construit la plus formidable armada guerrière après le désastre de Pearl Harbour, c’est Truman qui bâtit l’ossature du « monde libre » par le Plan Marshall et l’Alliance Atlantique après le blocus de Berlin par Staline, c’est Kennedy qui lance un audacieux défi nucléaire à Khrouchtchev en découvrant l’installation de fusées soviétiques à Cuba, c’est Reagan qui relance une course aux armements tous azimuts pour mettre à bas l’économie soviétique, objectif qui sera atteint, et c’est Trump qui, tout en niant l’impact de l’épidémie du Covid, lancera dés le printemps 2020 une politique de production rapide d’un vaccin associant le BARDA, l’organisme public de recherche médicale, des start-up et de grands laboratoires, et dont le résultat sera la production du premier vaccin anticovid, le Pfizer. Son agilité est notamment due à l’originalité de son système économique. Ce pays, temple du capitalisme libéral, a en fait toujours su associer pragmatiquement la libre entreprise et l’État, le dynamisme d’un capitalisme « entrepreneurial » et le poids d’une puissance publique fédérale protectrice de ses entreprises, stimulateur de la recherche, interventionniste par ses subventions et ses aides fiscales.

Elle est forte de son droit. L’Amérique, à l’image de l’Angleterre du milieu du 19e siècle, a fondé une puissance de contrainte mondiale par le droit. Grâce au fait que le dollar règne en maître dans les échanges mondiaux et que son marché intérieur soit l’un des plus vastes au monde, elle peut pénaliser tous ceux qui ont un lien avec sa monnaie ou son marché. L’Amérique n’a jamais hésité à user du droit comme d’une arme stratégique. Élaboré au lendemain du Watergate et d’abord destiné à interdire la corruption de la part des entreprises américaines, le FPCA (Foreign Corruption Practice Act) sera étendu aux entreprises étrangères. L’autre axe juridique sera la législation d’interdiction de commerce avec tel ou tel État « terroriste », la Libye, l’Iran. Cette législation extraterritoriale servira en fait à lutter contre la compétition commerciale des entreprises étrangères, y compris celles des pays alliés, et servira également dans les affrontements politiques menés contre les États qui se comportent « mal ». En ont déjà été victimes de nombreuses grandes entreprises non américaines (Alstom, BNP, Toyota, Volkswagen) et les « mauvais États » jugés non respectueux des droits de l’homme et des traités internationaux (Russie, Iran, Corée du Nord), mais aussi les firmes et les pays qui continuent de commercer avec l’Iran.

Elle est forte de son exceptionnelle « puissance douce », « soft power », qui est la capacité d’influencer sans agir, la capacité d’attirer ou de dissuader. La Rome qu’est l’Amérique est également une Athènes. Le « soft power » américain d’aujourd’hui additionne son cinéma, sa langue, sa musique, son mode de vie. Deux exemples illustrent ce « soft power » : l’attraction inégalable des universités et des instituts de recherche américains auprès des élites de tous les continents, la dissuasion qu’a exercée en Syrie la seule présence de 200 GI’s en protection des forces kurdes sur la Russie et la Turquie. Ce « soft power » permet à l’Amérique d’étendre son empire « doux ».

Etudier aux Etats-Unis
(Source : « Open doors 2008 », Institute of International Education, année scolaire 2007-2008)

Vastitude de la force, vastitude des valeurs. De quoi s’agit-il ?

Depuis la chute de l’empire soviétique et du « rêve communiste », l’Amérique est le seul pays au monde à disposer d’une force tous azimuts au service d’un rêve universel. Il y a toujours eu un « rêve américain » dans le monde. Au 19e siècle, ce « rêve » a été le rêve d’un Eldorado de prospérité pour des dizaines de millions d’immigrants européens. Aujourd’hui, malgré de nombreux ratés et beaucoup de contradictions et d’hypocrisie, l’Amérique exprime un « rêve » de démocratie et de liberté naturellement mondialisable, et en est le « gardien ».

L’Amérique est le « théâtre mondial » de la démocratie, par ses constants débats de société étalés à la vue du monde, au sein d’un spectre culturel allant du populisme extrême au progressisme radical, des campus californiens de 1968 à la résonance mondiale de l’affaire Floyd, par ses campagnes électorales et ses élections ayant lieu tous les deux ans, par la présence sur la scène mondiale de chacun de ses présidents.

L’Amérique demeure le patron du « monde libre », ce monde occidental qu’il est de bon ton de rabaisser face à la Russie de Poutine et la nouvelle puissance chinoise. Le « monde occidental », forgé autour d’une cinquantaine de pays alliés ou amis, est le seul bloc politico-militaire mondial. Il est perçu comme une menace permanente par les deux puissances post-communistes que sont la Russie et la Chine, lesquels voient la « main occidentale » dès que se produisent des manifestations ou des soulèvements de leurs populations. Ce « monde occidental » est considéré comme étant le gardien moral du monde, le seul garant des principes universels de l’État de droit, des droits de l’homme et de la démocratie. À l’image de la Rome du Haut-Empire ou de la France napoléonienne d’après Austerlitz, la « centralité culturelle et idéologique » de la puissance américaine demeure forte. « Même ceux qui se plaignent et critiquent le rôle des États-Unis dans le monde comptent sur l’Amérique pour maintenir le système à flot », disait Obama.

Les présidents passent, l’Amérique reste. Dans le siècle à venir, quelle que soit la mondialisation en cours, quelle que soit la montée en puissance de la Chine, quoi que l’Amérique fasse, qu’elle se proclame isolationniste ou interventionniste, qu’elle soit gouvernée par un Obama ou par un Trump, l’Amérique pèsera dans le monde de tout son poids. Car si l’Amérique bouge constamment, de Bush fils à Obama, d’Obama à Trump et de Trump à Biden, elle ne cesse d’être ce qu’elle est et a toujours été, une puissance « exceptionnelle ».

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