La crise du Coronavirus

Depuis que l’épidémie du Covid-19 a frappé le monde et l’a plongé dans un confinement général, jamais vécu par l’humanité, il a beaucoup été question de « l’avant et l’après ». Mais est-ce la bonne façon d’aborder la question de l’avenir de notre monde chamboulé par le virus ?

Certes, il y a toujours un « avant une crise » et un « après une crise », mais le monde ne se bouleverse pas après chaque crise vécue. Pour reprendre une image utilisée durant cette période, tout cyclone n’est pas un séisme. Le dernier véritable « avant et après » est celui vécu entre 1989 et 2003, avec la succession de l’effondrement du monde soviétique et l’échec de l’hyperpuissance américaine dans la guerre d’Irak, une double crise signant la désintégration du système bipolaire, l’affaiblissement sensible des deux grandes puissances mondiales et l’avènement d’un monde nouveau désordonné. 1914, 1945, 1989-2003 ont été des moments « révolutionnaires » qui ont produit de façon effective « un avant et un après ».

Ce ne sera pas le cas avec la crise issue de l’épidémie du Covid-19. Même si cette dernière a sidéré et secoué les sociétés occidentales, lesquelles ont découvert, vingt ans après l’Asie et l’Afrique, la dure réalité des épidémies virales, le choc du Covid ne bouleversera pas notre monde actuel. Rappelons que si la grande peste noire de 1300 avait accéléré la chute de Byzance, la grippe espagnole de 1920 n’eut aucun effet notable sur le nouveau monde de l’après Première Guerre mondiale. Une épidémie, même mondiale, ne suffit pas par elle-même à changer le monde. Le Covid a bousculé le monde mais ne le bouleversera pas .

1. Le Covid-19 au carrefour de la mondialisation

En réalité, selon les décisions politiques et économiques prises, la crise issue du Covid pourra être un accélérateur du nouveau monde en construction avant le Covid, le monde mondialisé.

Qu’est le monde mondialisé ? Un processus de grande ampleur, irréversible, qui est à la fois le morcellement du monde et l’unification du monde. Notre monde se mondialise en devenant en même temps de plus en plus multiple et de plus en plus un, engendrant tout à la fois plus de compétition, plus d’interdépendance, et plus de coopération. Le monde mondialisé est devenu multiple d’abord et avant tout par la multiplication des États.

Le passage en quelques décennies de 30 à 200 États vient bouleverser toutes les régions du monde, tous les rapports de puissance, ainsi que le statut des anciennes grandes puissances. Il apparaît de nouveaux « forts » avec les puissances de la Chine, de l’Iran, de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Inde, mais aussi beaucoup de « faibles », voire des « faillis », tels Haïti, l’Irak, le Yémen, les États du Sahel et de la Corne d’Afrique. La multiplication des États a conduit à un monde plus compétitif, par la compétition logique des intérêts, des identités, des cultures, des économies, qui sont autant de sources de conflits politiques, civilisationnels, économiques.

Mais dans le même temps, le monde devient de plus en plus un, par la « circulation » mondiale des informations, des idées, des marchandises et des hommes, accroissant la « porosité » de tous les États et créant l’illusion d’un « grand village global ». Mais notre monde devient également un par l’émergence encore embryonnaire d’une communauté universelle, la prise de conscience, nouvelle et fragile, des intérêts communs de toute l’humanité face aux risques qu’elle affronte, le risque de la guerre nucléaire, la dépopulation des océans, les famines mondiales, ou encore la dégradation écologique.

L’ancien monde s’est défait à la fin du 20e siècle, et le nouveau monde mondialisé se construit depuis lors. On est donc depuis une trentaine d’années, non pas dans le pur chaos mais dans un « désordre constructif ». C’est dans ce monde « désordonné », mais en construction entre sa nouvelle multiplicité et son unité embryonnaire qu’a surgi l’épidémie du Covid-19. Ce que le monde a vécu au cours des six derniers mois est une illustration tout à la fois saisissante et logique du nouveau monde mondialisé en cours de construction oscillant entre une multiplicité anarchique et une unité en marche. On va y retrouver très clairement la dialectique souveraineté/multilatéralisme.

Le premier temps de l’épidémie du Covid est venu illustrer de façon spectaculaire l’unité de ce nouveau « village global » qu’est notre monde. Un monde « poreux », dans lequel chaque événement survenu à un bout de la planète peut secouer l’ensemble de celle-ci. Après le 11 septembre 2001 venu du fond de l’Afghanistan, après la crise financière de 2008 venue des banques locales américaines, cette crise sanitaire venue d’une ville moyenne chinoise est une nouvelle illustration d’une crise locale se propageant à toute vitesse dans le monde entier. Le monde occidental se croyait à 1’abri des épidémies virales propres à l’Afrique ou à l’Asie. Il a découvert avec effarement que les virus pouvaient l’atteindre et le ravager. Il s’en est suivi une grande peur face au risque de l’expansion mondialisée des pandémies.

Cette grande peur a révélé alors, dans un second temps, l’autre facette de notre monde mondialisé : son morcellement entre 200 États. Cela a été le temps du « sauve-qui-peut » national et de la course au leadership du « championnat sanitaire ». Cette grande crise sanitaire a fait surgir la multiplicité des « nationalismes sanitaires ». Chaque prince de ce monde, les dirigeants de Formose et de Corée face à Xi JinPing, Merkel et Macron, Trump, Bolsonaro, Modi ont chacun d’abord voulu montrer, tant à leurs peuples qu’à la face du monde, qu’ils réagissaient mieux que les autres. Le virus a été mondial mais la lutte contre le virus a d’abord été nationale. Les uns détectaient, les autres confinaient faute de mieux, d’autres encore décidaient de ne rien faire. Les États se sont battus comme des chenapans pour acquérir des masques, des respirateurs, des médicaments auprès des rares États qui en produisaient. La compétition actuelle sur le vaccin entre l’Amérique, la Chine et les grands États européens est la prolongation de cette compétition.

Cette grande bataille désordonnée qui a eu lieu est logique. Les États sont les seuls responsables de la santé de leurs populations et, pour ce faire, ont construit chacun leur propre système médical et hospitalier, leur propre système de protection sociale. Face à ce danger sanitaire nouveau et meurtrier, chaque État a cherché à protéger sa population en agissant en fonction de son propre dispositif sanitaire et de sa propre culture.

Bref, la crise que nous venons de vivre a révélé à quel point le monde mondialisé qui est le nôtre est un grand village où nous sommes tous voisins, mais un village sans mairie ni gendarmerie, une sorte de jungle où chacun fait un peu sa loi selon ses intérêts et son mode de vie.

Mais le troisième temps de cette crise sanitaire nous a révélé l’émergence d’une communauté internationale en construction. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les dirigeants politiques du monde entier — il faut le dire, sous la pression de leurs populations angoissées — ont fait passer, par la décision du confinement, l’homme avant l’économie et le « business as usual ». Le monde a choisi, dans cette crise mortelle, le primat de l’humain. Pendant ces six derniers mois, le monde s’est senti un peu plus solidaire.

Mais, du coup, est apparu le « plus jamais cela ! ». Soumis aux peurs et aux pressions de leurs peuples, tous les États, y compris les États-Unis de Trump, ont pris conscience que laprévention de nouvelles pandémies virales devait devenir un objectif prioritaire à l’échelle mondiale sous peine de catastrophes humaines, économiques et sociales incontrôlables. Comme l’a rappelé 1’historien Justin Vaïsse, le directeur du Forum sur la Paix, cette crise a révélé le triomphe des États souverains, maîtres de la santé des peuples, mais elle a révélé en même temps à quel point la santé mondiale nécessitait une action collective pour lutter contre les futurs virus.

En l’espace de six mois, la santé et la sécurité sanitaire se sont imposées comme une priorité absolue. La veille mondiale et l’alerte, la réglementation sanitaire en début d’expansion d’une épidémie, la coordination de la recherche sur les traitements et les vaccins, l’assistance sanitaire aux plus pauvres, relèvent d’une communauté internationale à construire. C’est ce qu’a montré la dernière Assemblée Générale de l’OMS où, derrière les jeux politiques sur l’avant-scène des États-Unis et de la Chine, il a été décidé de travailler tous ensemble pour améliorer et approfondir les compétences de l’Organisation. Il va en surgir nécessairement un nouveau multilatéralisme. L’initiative ACT, fédérant, autour de l’OMS, États, fondations internationales, organisations internationales, pour des financements importants concernant la recherche et la diffusion des futurs traitements anti-Covid, en est un premier témoin. Tout comme la lutte pour le climat, la prévention épidémiologique va devenir un nouveau « bien public » de l’humanité.

Les décisions politiques que prendront les États dans les prochains mois quant à la gestion future des épidémies virales sera un bon test de la balance établie entre l’égoïsme souverain des États et l’intérêt général de l’humanité. Ainsi, la prévention des futurs virus corona nécessitera de les traiter à la source, notamment sur le territoire chinois. La nouvelle grande puissance chinoise acceptera-t-elle un droit de regard sur ses pratiques alimentaires et ses zones sensibles où sont apparus depuis vingt ans plusieurs des grands virus ? Le monde mondialisé, parce qu’il est multiple, sera nécessairement très compétitif. Mais il peut également devenir plus solidaire par intérêt collectif face aux grands défis mondiaux.

2. La crise du Covid, accoucheuse d’un nouveau capitalisme ?

La crise actuelle peut-elle entraîner la construction d’un monde économique nouveau ? Aujourd’hui, notre monde est capitaliste d’un bout à l’autre de la planète. Le capitalisme s’est d’abord mondialisé en opérant son retour dans les économies du monde communiste sous la forme de « capitalismes d’État », en Chine par les réformes menées début 1980 par Deng au nom de « l’économie socialiste de marché », faisant naître de grands groupes industriels privés, dont les BATX, les GAFA chinois, puis en Russie après 1991 sous la forme d’un capitalisme ploutocratique en partie contrôlé par l’appareil d’État. Le capitalisme s’est également mondialisé par le fait que l’ensemble des puissances économiques émergentes — Brésil, Argentine, Afrique du Sud, Inde, pays asiatiques — ont adopté peu ou prou le système capitaliste. Aujourd’hui, le monde tout entier fonctionne, sous des formes classiques ou mixtes, selon les principes du capitalisme marchand et financier. On a pu parler à juste titre de « l’envahissement planétaire du capitalisme ».

Ce triomphe du capitalisme, atteint dans les années 1980-1990, lui tournera la tête. Ce sera l’ère du néolibéralisme hostile à l’État et d’une finance mondiale spéculative et débridée. Cette période euphorique a pris brutalement fin dans la crise financière de 2008-2009, par l’éclatement de la « bulle financière » et le risque de faillite du système bancaire mondial. Toutes les principales puissances du monde se liguèrent pour sauver le capitalisme victime de ses excès, par le sauvetage en urgence du système bancaire mondial, par le redressement des économies en crise avec un arrosage massif d’argent public de la part des États et des banques centrales, par une amorce de régulation de la finance internationale sous forme de règles prudentielles, et par la naissance d’une coopération internationale des principales économies au sein d’un organisme nouveau, le G20. 2008 a été une crise du capitalisme. Son issue décidée par le politique marque la fin de la période du capitalisme néolibéral triomphant.

La crise économique qui se profile aujourd’hui est toute différente. Ce ne sera pas une crise du capitalisme. Elle résulte de la « grande suspension » de l’économie mondiale, de la production, des échanges et de la consommation, décidée par les États. La peur d’une surmortalité inacceptable par nos sociétés a décidé les États au confinement général, entraînant l’arrêt de l’économie. Le capitalisme n’est pas en crise, il a été mis à l’arrêt.

Bien plus qu’en 2008, afin de limiter les faillites, éviter la « casse sociale », prévenir les crises bancaires et redevenir compétitifs sur le marché mondial, les grandes économies mondiales ont toutes décidé de sortir des règles classiques. C’est le grand retour de l’État dans les économies libérales par l’interventionnisme économique, les nationalisations partielles, des plans de relance de montants financiers considérables, créateurs d’une dette mondiale qui ne fait peur actuellement à personne en raison des très faibles taux d’intérêt actuels, du rachat massif des dettes nationales par la Banque Centrale Européenne et de l’étalement de cette dette sur une cinquantaine d’années. Le « quoi qu’il en coûte » affirmé par les banques centrales a engendré une « pluie d’argent » et les États européens, y compris l’Allemagne rigoriste, ont écarté les règles budgétaires établies.

A surgi du coup le sentiment qu’il faudrait « profiter du coronavirus » pour changer ce qui ne va pas dans le capitalisme, voire sortir du capitalisme dans un vrai « monde d’après ». Mais l’idée de sortir du capitalisme est un fantasme. Le monde entier vient de s’y convertir. D’ailleurs, ce débat sur « le monde économique d’après » ne touche ni les États-Unis, ni le monde asiatique, ni les grandes économies émergentes. De plus, comme l’ont fait observer l’économiste Daniel Cohen et le directeur de l’IFRI, Thomas Gomart, le grand vainqueur incontesté du confinement mondial est le télétravail, la communication et l’échange à distance, la vente par correspondance, toutes sources de croissance exponentielle de l’activité des GAFA américaines, Google, Apple, Facebook, Amazon et des BATX chinoises (Baidu, Alibaba, Tencent). Le Covid va accélérer le triomphe du « capitalisme numérique ».

Après le championnat de la meilleure gestion sanitaire, s’ouvre le championnat du meilleur « rebond », de la meilleure « relance ». Cette course au « grand rebond » sera rude et compétitive entre l’Amérique, la Chine, les pays européens, les grandes économies émergentes. Il y aura des victimes et des gagnants. Certes, on aidera un peu les plus pauvres, mais on se retrouvera très vite dans la grande jungle du capitalisme mondialisé.

Cela dit, il est possible que la gestion de cette crise amorce en Europe un débat sur l’avenir du capitalisme, où l’on débattrait sur le « plus de social », et le « plus d’écologie ». Sous la triple pression de l’opinion publique, des gouvernements, et de l’Union européenne, le capitalisme européen a déjà commencé avant le Covid à se transformer par lui-même en se dotant d’une responsabilité « sociale » et environnementale, et une finance verte se développe fortement. De grands groupes français comme Danone, Total, Véolia, Suez, EDF ont lancé le mouvement, de même que de grands groupes allemands. Cette évolution interne du capitalisme européen qui le sortirait un peu plus du néolibéralisme pourrait être accélérée par l’effet Covid. Là encore, tout dépendra des concertations politiques et sociales qui auront lieu pour relancer les économies et les entreprises. Cela dit, le monde d’après le Covid restera très compétitif, sera encore capitaliste, et demeurera profondément inégal.

3. Géopolitique mondiale et Covid

On l’a déjà dit, la géopolitique mondiale ne sera pas bouleversée par le Covid. Notre monde se bouleverse en réalité par les différentes mondialisations qui le travaillent depuis quelques décennies. Tout ce dont on parle d’abondance aujourd’hui, la montée en puissance de la Chine et la tension américano-chinoise, les débuts d’une « démondialisation » économique, l’accentuation des inégalités mondiales, était déjà présent avant le Covid. Simplement, la crise issue de l’épidémie aura un effet d’accélérateur de certaines des dynamiques en cours.

Ce qui est acquis est que la crise du Covid a affaibli presque tout le monde mais, par un effet d’accélération des faiblesses, des problèmes et des tensions sociales déjà existantes. Il y a eu un « effet Covid » sur la crise du régime populiste brésilien, sur la crise sociale et politique du Chili, sur les faiblesses nouvelles du régime turc d’Erdogan, sur le comportement de Poutine abandonnant la gestion de la crise aux gouverneurs. Il faut noter que les régimes autoritaires ou populistes ont plus été ébranlés que les démocraties libérales. Peut-être parce que l’autoritarisme et le populisme amènent à nier le poids des réalités et à se croire tout permis. Le président brésilien en est la caricature.

Par ailleurs, ce qui est acquis est que le futur statut de la puissance chinoise ne sera pas bouleversé. Il faut sortir de l’obsession actuelle selon laquelle la crise du Covid a révélé la nouvelle suprématie mondiale de la Chine. Certes, le Covid a révélé au monde entier sa dépendance vis-à-vis de la Chine pour ce qui est des produits sanitaires essentiels à la gestion de l’épidémie. Mais la maîtrise de la production des masques et des médicaments est une chose, la puissance mondiale en est une autre. Il faut distinguer la géopolitique et la géoéconomie. La Chine est devenue, par sa révolution capitaliste de 1980, la seconde grande puissance économique mondiale, et elle se bat sur tous les fronts de la guerre commerciale, économique, technologique, pour devenir la première. Mais être une grande puissance économique ne suffit pas pour être une grande puissance mondiale. La Chine n’est pas encore capable d’influer sur toutes les crises et les grands dossiers mondiaux. À la différence de la Russie, héritière de sa longue histoire et de l’ancienne puissance de l’Union soviétique, la Chine est totalement absente de toutes les principales crises régionales, la Syrie, l’Irak, le Yémen, la Libye, le Sahel. Alors que l’Amérique et la Russie bénéficient d’une « rente de situation » liée à des siècles de politique mondiale, la Chine est toute nouvelle dans l’arène mondiale et ne connaît pas encore vraiment le monde. C’est la raison pour laquelle elle s’efforce, par le projet des nouvelles routes de la soie, par sa présence active en Afrique, par son activisme récent dans les organisations internationales, dont l’OMS, d’accroître son statut de grande puissance.

La crise issue du Covid n’aura pas de grande conséquence dans le rapport de force engagé ces dernières années entre les États-Unis et la Chine. L’Amérique n’est plus l’hyperpuissance d’hier, mais elle demeurera pour longtemps la première grande puissance mondiale, militaire par ses armées et ses flottes, politique par son influence et ses alliances dans les cinq continents, technologique par ses instituts de recherche, bancaire par le dollar et ses banques d’affaires, scientifique par ses universités et ses fondations. Ainsi, l’Amérique dispose d’une force de frappe incomparable avec le projet BARDA de recherche sur le vaccin. Le Covid ne bouleversera en rien cette situation. Du fait du confinement, Amérique et Chine sont toutes deux fortement affaiblies par la chute de leur croissance, l’affaiblissement de leurs entreprises, le chômage de leurs populations. Mais Amérique et Chine connaîtront toutes deux un rebond économique important en 2021, grâce notamment à leurs grands atouts industriels et technologiques. Chacune des deux puissances a ses GAFA et ses parcs technologiques qui entraîneront demain leurs économies. Et le rapport de puissance entre elles ne changera pas. L’une sera toujours n° 1 et l’autre n° 2.

En fait, la Chine a plus à perdre dans cette affaire que les États-Unis. La mondialisation économique de la Chine s’était déjà ralentie ces dernières années, tant les réactions de défiance des autres États se sont développées face à l’agressive puissance économique chinoise. Le Covid a accru cette réaction en faveur d’une certaine « démondialisation » avec la mise en cause de la Chine dans son quasi-monopole de « pharmacie du monde ». La crise des masques est tombée au beau milieu de la crise Chine/reste du monde, de la forte résistance américaine organisée sous la présidence Trump, de la nouvelle résistance européenne, de la réduction déjà amorcée du commerce et des délocalisations vers la Chine. Va-t-il s’ensuivre une relocalisation de l’industrie pharmaceutique, voire d’autres secteurs industriels, de la Chine vers l’Europe et les États-Unis ? On verra. C’est plus compliqué à faire qu’à dire. Mais ce qui est certain est que, dans sa volonté de rebond, la Chine ne dispose plus des mêmes marges de manœuvre financières qu’en 2008.

Trump a décidé, à l’abord de sa campagne présidentielle, de mettre sur le dos de la Chine toute la responsabilité des malheurs américains liés au Covid. Mais, après le Covid et l’élection présidentielle américaine, la vie du « couple » américano-chinois continuera. Ce « couple », unissant les deux premières puissances économiques mondiales, continuera sa vie faite de compétition et de dispute, mais aussi de négociation fondée sur leur interdépendance. La compétition économique et commerciale qu’elles se livrent depuis plusieurs années, et dont Obama avait déjà pris conscience avant Trump, se poursuivra. La crispation mondiale sur le nouveau produit de la 5 G d’Huawei a commencé avant le Covid et se poursuivra après le Covid. Elle se double d’une compétition des deux modèles politiques ainsi que d’une confrontation régionale en Asie, entamée bien avant D. Trump, sur Formose, sur la mer de Chine, et maintenant sur Hong Kong. Mais, dans le même temps, la Chine a absolument besoin du marché américain pour ses exportations et l’Amérique a absolument besoin des épargnants chinois qui sont les premiers propriétaires de ses bons du Trésor et de sa dette.

En fait, le Covid, bien plus qu’un révélateur de la nouvelle puissance chinoise et de la rivalité américano-chinoise, a révélé un aspect très important de notre nouveau monde mondialisé, la multiplication des acteurs mondiaux. Au-delà de la multiplication des États, le monde actuel devient également multiple par la prolifération des autres acteurs internationaux, les entreprises multinationales dont les GAFA, les mafias, les groupes terroristes, mais aussi les ONG, les lanceurs d’alerte, les réseaux sociaux et, au bout du compte, toute personnalité ou tout individu, de l’adolescent tunisien qui s’immola par le feu à l’hiver 2010 et déclencha ainsi la première vague des printemps arabes à l’image faisant le tour du monde en 24 heures de George Floyd étranglé par un policier à Minneapolis, et provoquant un peu partout une émotion et des manifestations. Notre nouveau monde devient « anarchico-démocratique », tant la vie internationale se développe de plus en plus en dehors des États, voire contre les États. Un monde où tout un chacun, de l’État le plus puissant à l’individu le plus isolé, peut exercer une certaine puissance.

Or la crise du Covid a révélé de nouvelles catégories d’acteurs dotés d’une influence et d’une certaine puissance. Il s’agit de ceux que l’on peut appeler les « gestionnaires » de la crise sanitaire. D’un côté, les médecins, la figure emblématique de Li Wenliang, le médecin de Wuhan lanceur d’alerte sur le virus mi-janvier malgré les interdits des autorités provinciales, Christian Drosten, le virologue de l’institut Koch de Berlin qui a fait la politique allemande de gestion du Covid, le docteur Raoult, le croisé mondial de l’hydroxychloroquine, les vrais et faux experts, les fondations médicales, les réseaux transnationaux de recherche tel « Discovery » et « Lancet », les observatoires scientifiques de l’épidémie, tels l’Imperial College de Londres, l’Institut allemand Robert-Koch ou la désormais célèbre Université Johns Hopkins de Baltimore, toutes véritables vigies des États durant toute la période de la crise, mais encore Bill Gates, dont la puissante fondation a influencé la gestion du Covid et dont la femme représentait les États-Unis en l’absence du président Trump aux côtés des nombreux chefs d’État présents lors de la réunion internationale de création du fonds mondial de recherche sur le vaccin. Et, de l’autre, sur le terrain, les gouverneurs et les maires, véritables gérants de la crise dans leurs pays, les gouverneurs de São Paulo, de l’État de New York et de Los Angeles, le maire de Moscou et les gouverneurs des provinces de Russie sur qui reposa toute la gestion de la crise.

Dans cette crise, tous ces acteurs individuels, toutes ces institutions et réseaux privés, tous ces élus et administrateurs locaux, ont été des acteurs souvent bien plus influents que les États. La sécurité sanitaire, au même titre que la sécurité publique, est au cœur du pouvoir régalien de l’État. Mais les États ont souvent été dépassés au cours de cette crise, tandis que d’autres acteurs privés ou locaux ont pris le relais. La crise du Covid est venue ainsi confirmer avec éclat l’un des traits les plus importants de la mondialisation actuelle, le fait que tout un chacun, État ou individu, puisse participer à la marche du monde.

4. Le Covid, un moment historique pour l’Union européenne ?

Le Covid n’a bouleversé ni l’économie mondiale, ni la géopolitique mondiale. Mais il va peut-être révolutionner l’Union européenne.

L’Union européenne est un objet complexe. Jacques Delors parlait d’une « fédération d’États-nations ». Cela signifie qu’elle est faite de deux facettes contradictoires. Elle est un assemblage d’États souverains dont chacun a ses intérêts propres. L’Union européenne n’est pas une puissance et n’a pas de vision stratégique propre pour la simple raison qu’à part les compétences sectorielles déléguées à l’Union, elle est faite de 27 puissances dotées chacune de ses intérêts et de sa politique. Mais elle est également une « Communauté » faite d’un certain fédéralisme économique dont le marché unique, la politique agricole commune, la monnaie unique, l’euro et un droit européen intégré sont les principaux éléments. D’où son ambiguïté existentielle, ses heurts réguliers, ses sinuosités, ses difficultés et ses lenteurs de décision.

Mais ses 70 années d’existence ont montré qu’elle a réussi à construire de façon continue et empirique un espace privilégié de prospérité et de solidarité auquel tiennent tous ses membres, anciens et nouveaux. L’histoire de l’Union européenne est celle de la construction progressive d’une « zone d’intérêt commun » progressivement élargie, bâtie sur la rencontre des intérêts particuliers de chacun de ses membres. Chacune des étapes du développement de l’Union européenne la politique agricole commune, le marché unique, l’euro, la politique d’élargissement et d’aide aux nouveaux pays entrants s’est faite parce qu’à chaque fois a émergé un intérêt commun bien compris dans lequel se sont fondus les intérêts particuliers des 27. La plupart du temps, les membres de l’Union agissent et réagissent en fonction de leurs intérêts d’États-nations. Mais, à certains moments, face à certains enjeux ou dans certaines crises, à l’ultime minute d’une séance de négociation interminable, ils se décident à compromettre et bâtissent une « zone nouvelle d’intérêt commun ». En 2007, la Grèce de Tsipras et l’Allemagne de Merkel ont fait chacune le pas nécessaire qui a sauvé la zone euro. Mais en 20l5, personne n’a voulu faire les pas qui auraient permis de faire naître une politique européenne sur les migrations, abandonnant à leur sort la Grèce et l’Italie submergées par le million de migrants venus du Moyen-Orient.

Comment allait se comporter l’Union européenne face à la crise du Covid-19 ?

Dans une trajectoire typique qui lui appartient, elle est passée de mars à juin de la désunion la plus totale à l’ébauche d’une nouvelle Union se voulant plus solidaire et plus puissante. Partant du principe que la santé n’est pas un domaine communautaire, les 27 États membres ont d’abord réagi de façon nationale en se protégeant et en agissant chacun pour soi. Chacun s’est occupé de ses propres malades selon son propre système de santé, s’est procuré masques et médicaments comme il a pu, a fermé ses frontières comme il a voulu.

Puis la Commission Européenne a commencé à réagir sur plusieurs plans. Elle a d’abord fait valoir la trop forte dépendance européenne vis-à-vis de l’Asie sur les médicaments et les masques et l’intérêt d’une politique européenne de recherche médicale. Cette prise de conscience a accéléré l’idée apparue récemment en son sein d’une Union plus « forte », plus « souveraine » sur le plan économique et industriel, plus maîtresse d’elle-même par rapport à la Chine et aux États-Unis.

Puis a surgi le risque d’une nouvelle crise nord-sud au sein de l’Union liée au fardeau financier de la crise sanitaire pour l’Italie et l’Espagne. Très rapidement, les États membres, y compris l’Allemagne, se sont décidés à abandonner provisoirement les sacro-saintes règles d’équilibre et de rigueur budgétaires fixées au sein de la zone euro, en autorisant les États membres à créer de la dépense budgétaire nationale supérieure à ce que les règles permettaient. En parallèle, la Banque Centrale Européenne, de façon beaucoup plus forte qu’en 2008, adoptait un plan d’urgence massif de 1 600 milliards d’euros de rachat de dettes nationales par de la monnaie créée et prêtée aux États membres. Contrairement à sa vocation, la BCE s’est décidée bien plus qu’en 2008 à financer les États membres en risque de faillite.

Mais le plus « révolutionnaire » était à venir. L’Allemagne, jusque-là le porte-parole déterminé de la rigueur budgétaire de chacun, va se convertir en pleine crise du Covid à la solidarité budgétaire entre les 27. Tel est le sens de l’annonce choc du l8 mai faite par A. Merkel et E. Macron d’un projet franco-allemand soumis aux 27, reposant sur un fonds de 500 milliards d’euros de subventions, et non de prêts, inscrit dans un pot budgétaire commun et permettant la mutualisation de la dette des États membres. Cette initiative révolutionnaire franco-allemande sera reprise et amplifiée par la présidente de la Commission Européenne, U. von der Leyen, laquelle a présenté aux 27 un projet de budget européen intégrant l’idée franco-allemande sous la forme de la création d’une dette communautaire inscrite dans le budget européen, permettant de pratiquer des subventions, et remboursée non par le pays bénéficiaire mais par la Communauté des 27. Autrement dit, l’Allemagne d’A. Merkel accepte que le contribuable allemand, dont la contribution au budget européen va croître de 40 %, paie pour aider les finances déficientes de l’Italie sinistrée par l’épidémie.

Trois observations viennent éclairer le projet franco-allemand à l’origine de cette révolution européenne. La première est que le fameux « couple franco-allemand », auquel plus personne ne croyait ces dernières années depuis le silence allemand au discours prononcé en septembre 2017 par E. Macron à la Sorbonne sur la « refondation européenne », s’est remis en marche, notamment du fait d’un long travail diplomatique français sur les dirigeants allemands. La seconde est que la conversion d’Angela Merkel au principe d’une dette communautaire mutualisée a été la réponse pragmatique de la chancelière à la chute historique des exportations allemandes et à la prise de conscience qu’un sauvetage budgétaire des économies en difficulté au sein de l’Union était nécessaire pour sauver une économie allemande reposant sur ses exportations, dont 60 % se font dans l’Union. Or les prêts de la BCE ne peuvent pas tout faire. Il faut donc une voie nouvelle, qui est la solidarité budgétaire. Les pressions des grandes entreprises allemandes l’ont emporté sur les scrupules et les principes d’orthodoxie. La troisième observation est que, si les 27 membres adoptent dans les prochaines semaines ce projet de budget intégrant un mécanisme de solidarité financière de nature budgétaire, ils auront fait un véritable saut vers une Union un peu plus solidaire et un peu plus « fédérale ».

Demain, le monde continuera d’être compétitif, capitaliste, inégal, peut-être plus encore qu’aujourd’hui. Mais terminons par deux notes d’espoir. Une Union européenne plus forte et plus solidaire, dans ses États membres, dans ses entreprises et dans ses institutions, peut être un acteur important d’une reconstruction du monde de l’après-Covid qui soit plus « humaine ». Et, d’autre part, le choc du Covid dans les sociétés et les peuples peut rejaillir dans les futures décisions des princes qui gouvernent sur une organisation de l’avenir du monde incluant la lutte climatique, le développement de nouveaux « biens publics mondiaux », le destin de l’Afrique, la construction d’un nouveau multilatéralisme. Si cela est, la crise actuelle aura été l’accélérateur d’une mondialisation « humaine ».

                                                                               

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