Le nouveau triangle des trois Grands

Joe Biden, Vladimir Poutine, Xi Jinping

Joe Biden, Vladimir Poutine, Xi Jinping

Aujourd’hui, dans quel monde sommes-nous ? La réponse a été apportée dans la lettre du 13 juillet 2021 intitulée « Qui gouverne le monde ? ». Notre monde actuel est particulièrement complexe car il est complètement mondialisé. Il est en train de se former un monde dans lequel la puissance se mondialise, ne se concentre plus dans les mains de quelques États mais se diffuse entre des milliers d’acteurs. La mondialisation de la puissance s’est exprimée par :

– l’émergence d’une nouvelle puissance mondiale aspirant à devenir l’égale de l’Amérique, la Chine de Pékin,

– la multiplication de puissances moyennes décidées à jouer leur propre jeu, tels le Brésil, l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Iran, ou l’Inde,

– par l’apparition d’acteurs nouveaux, tels les grandes firmes multinationales, les organisations mafieuses, les ONG ou les mouvements terroristes.

Cela dit, notre monde reste fortement marqué par l’action de ses grandes puissances, hier, le duo américano-soviétique ; aujourd’hui, un « triangle » fait de trois grandes puissances, l’Amérique, la Russie, et la Chine.

Comment fonctionne ce « triangle » ? Où en sont ces trois puissances ?

Il s’est créé au début du 21e siècle une vulgate sur le déclin irréversible de l’Occident, la suprématie future de la Chine et le retour d’une grande puissance russe alliée à la Chine.

Il existe de fait aujourd’hui un profond pessimisme en Occident, alimenté par la perception d’une « fatigue » de la démocratie au regard de la montée des démocraties « illibérales » et des populismes au cœur de l’Europe occidentale, mais aussi au cœur de la démocratie américaine avec le « moment Trump », face aux démonstrations de force des grandes puissances autoritaires.

On arriverait donc maintenant à la fin de « la parenthèse occidentale » de la domination du monde prédite par l’expert singapourien Kishore Mahbubani. Et, en parallèle, selon certains experts dont G. Allison, on arriverait à un moment comparable à celui analysé par Thucydide à propos de la guerre du Péloponnèse entre Athènes, la puissance déclinante, et Sparte, la puissance montante : le moment de la guerre inévitable entre la grande puissance déclinante qu’est l’Amérique et la grande puissance montante qu’est la Chine.

En tous les cas, tant Poutine que Xi Jinping sont convaincus d’être les dirigeants qui mettront fin à cette « parenthèse occidentale ».

Mais voilà, il semble bien que l’année 2022 soit venue rebattre les cartes entre les trois grandes puissances. L’Amérique est remontée sur son cheval. La Russie, par sa décision d’entrée en guerre contre l’Ukraine, s’est enfoncée dans une profonde crise existentielle. Et la Chine se débat dans des difficultés extérieures et intérieures inédites. Le triangle formé depuis une vingtaine d’années deviendrait un nouveau triangle.

Ce « retournement » de trajectoire n’est pas étonnant. Il est même logique. Car on a un peu oublié qu’il existe des « fondamentaux » dans ce que sont ces trois grandes puissances. L’Amérique est par nature une grande puissance exceptionnelle. La Russie a bâti « une grande puissance faible ». Et la Chine est en train de développer une puissance qui a ses limites propres.

I. L’Amérique est remontée sur son cheval

Si on veut résumer l’histoire de l’Amérique depuis 1991, date de la chute de l’Union soviétique, l’Amérique est passée de son hyperpuissance à un certain déclin, avant de rebondir.

1. L’hyperpuissance américaine (1980-2000)

En fait, la période de l’hyperpuissance américaine commence avant la chute de l’URSS. Elle s’exprime sous la présidence de R. Reagan par le fait que l’Amérique va alors se convaincre qu’elle peut faire chuter son adversaire communiste en accélérant la compétition stratégique et en entraînant Moscou dans une course militaire, technologique et financière que la Russie ne pourra pas suivre. Telle est l’analyse du conseiller diplomatique de Reagan, Z. Brzezinski, convaincu que la Russie soviétique est un pot de terre en comparaison du pot de fer qu’est l’Amérique. Ce sera notamment « la guerre des étoiles ».

Après la double chute du monde communiste en Europe en 1989 et de l’Union soviétique en 1991, l’Amérique a le sentiment qu’elle a gagné la guerre froide et qu’elle va désormais « gouverner le monde ». C’est le moment où l’historien F. Fukuyama constate « la fin de l’histoire » et l’avènement mondial de l’ordre libéral et démocratique. Vue de Washington, la Russie n’était plus ni l’adversaire communiste ni même une grande puissance, mais un État affaibli qui allait évoluer vers un régime de type occidental.

En parallèle, la normalisation opérée par l’équipe Nixon-Kissinger avec la Chine communiste de Pékin dans les années 1970 a conduit à une lune de miel américano-chinoise menée par Clinton dans les années 1990. Le président américain est alors convaincu que la Chine modernisée bâtie par le successeur de Mao, Deng Xiaoping, va se rapprocher du monde occidental. Clinton prend une double décision stratégique, l’ouverture la plus large possible du marché américain au commerce chinois et le soutien de l’entrée de la Chine à l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce. Les grandes entreprises américaines se ruent sur le territoire chinois pour y vendre leurs produits agricoles et industriels ou y délocaliser massivement leurs productions. Réciproquement, les milliardaires et les épargnants chinois placent leurs fortunes et leur argent à Wall Street ou dans l’achat de bons du Trésor américains, devenant ainsi le second possesseur de la dette américaine.

L’Amérique est devenue à ce moment de l’histoire « l’hyperpuissance ». Pendant près de 20 ans, l’Amérique « hyperpuissante » des présidences R. Reagan, G. Bush, B. Clinton et G.W. Bush, va célébrer le « nouvel ordre mondial », convaincue que la Russie et la Chine convergeraient vers elle et que le monde deviendrait unipolaire.

Mais la réalité historique et géopolitique va balayer cette illusion.

2. Le déclin américain (2000-2020)

Car ce qui s’est passé ces vingt dernières années, au lendemain de l’illusoire période d’un monde unipolaire dominé par l’Amérique, a été un changement géopolitique structurel du monde qui a mis fin de façon définitive à la toute-puissance américaine. Les années 2000-2020 sont celles de l’avènement d’un monde « tripolaire » fait de l’Amérique et des deux grandes puissances « révisionnistes » que sont devenues la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping.

La thèse martelée depuis une quinzaine d’années est celle du croisement des courbes entre le déclin du leader du monde occidental et la montée des grandes puissances autoritaires. On a en effet assisté en ce début de 21e siècle à ce croisement des courbes. Bill Clinton et G.W. Bush ont été les deux derniers présidents à avoir fonctionné dans le cadre d’un hégémon américain jugé « naturel ». G. Bush junior a été le président de la fin de « l’hyperpuissance » américaine, illustrée par l’attentat du 11-Septembre 2001 et la piteuse expédition d’Irak de 2003.

L’attaque d’Al-Qaïda contre le World Trade Center de New York du 11 septembre 2001, l’échec de l’intervention américaine en Irak en 2004 conduisant ce pays au chaos et à l’ingérence iranienne, la volte-face d’Obama d’août 2013 sur la promesse d’une réaction américaine en cas de franchissement de la « ligne rouge » de l’emploi par la Syrie des armes chimiques, l’enlisement meurtrier des forces américaines en Afghanistan, la passivité de Washington face à l’occupation russe de la Crimée et du Donbass ukrainien en 2014, abandonnant la gestion de la crise au couple franco-allemand, ont illustré de façon spectaculaire les limites nouvelles d’une puissance américaine devenue un « Gulliver empêtré ». Au fil de ces vingt dernières années, il s’est créé une « fatigue » américaine à l’égard du monde et un rejet grandissant d’en être le « gendarme » tous azimuts. Ce qu’a parfaitement perçu la Russie de Poutine en quête de la restauration d’une grande puissance russe.

Il s’y ajoute la perte de sa domination économique et commerciale au profit de la Chine et des « puissances émergentes », Brésil, Mexique, Inde. L’Amérique passe ainsi de 45 % du PIB mondial dans les années 1950-1960 à 20 %. Elle en subit les conséquences internes, l’apparition des friches industrielles, l’appauvrissement d’une population atteinte par la montée d’un chômage massif et la crise financière des subprimes de 2008, l’explosion d’un nouveau populisme américain par le « Tea party » puis le trumpisme.

Barack Obama et Donald Trump ont tous deux été élus et ont gouverné une Amérique en crise, une Amérique se percevant comme affaiblie et déclinante, une Amérique révélant ses clivages et ses failles internes. L’Amérique est notamment secouée par le malaise profond de la classe moyenne blanche, convaincue d’être la principale victime du « déclin « américain » et qui fait confiance en 2016 à D. Trump et à son discours sur le « Make America great again ».

Certains analystes ont parlé de la disparition de l’ordre mondial américain, comparant le recul américain actuel au déclin de l’Angleterre impériale du début du 20e siècle et voyant dans la politique en retrait d’Obama et l’agitation erratique de Trump une politique d’un monde sans l’Amérique.

3. Une fois encore, l’Amérique est en train de rebondir

Depuis que l’Amérique est devenue surpuissante, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle a régulièrement vacillé et douté d’elle-même. Mais, à chaque fois, elle s’est redressée et en est revenue au « America back again ! ».

Le lancement du Spoutnik soviétique en 1957, la compétition avec les économies européenne et japonaise dans les années 1960, le choc pétrolier de 1972, la débâcle de la guerre du Vietnam en 1973, ont à chaque fois conduit l’Amérique à se redresser plus forte qu’auparavant, de sorte que jamais la puissance américaine n’avait paru aussi impressionnante que dans les années 1990 au moment de l’effondrement de l’empire soviétique.

Mais, cette fois-ci, on l’a dit, l’avènement d’un monde « mondialisé » a mis fin à la toute-puissance américaine. L’Amérique est devenue une « grande puissance relative ». L’âge d’or de la suprématie américaine est révolu, tant la redistribution mondiale de la puissance s’est accélérée autour de multiples États, petits comme la Corée du Nord, moyens comme l’Iran ou la Turquie, grands comme la nouvelle Chine.

Cela dit, encore une fois, l’Amérique va rebondir, car elle veut plus que jamais garder son statut de première puissance mondiale. Et ce rebond sera l’œuvre d’un président que l’on n’attendait pas dans ce rôle, Joe Biden.

Joe Biden, en 2022

Avant de parler de la nouvelle politique américaine menée par J. Biden, il faut dire un mot de la gestion de la crise du Covid par D. Trump. Niant la crise et la pandémie, Trump a géré cette période de façon totalement erratique en mettant sur le dos de la Chine toute la responsabilité des malheurs américains. Cependant, en contradiction avec ses convictions ultralibérales et sa négation de la crise sanitaire, il a pris une décision politique essentielle, celle d’accroître les fonds publics destinés à financer le projet BARDA de recherche sur les vaccins anticovid. Ce choix a été décisif car il a permis de bâtir une synergie typiquement américaine entre des petites start-up en recherche médicale et de grands laboratoires, dont le résultat sera l’invention et la production en quelques mois d’une nouvelle génération de vaccins, les vaccins ARN anticovid produits par Pfizer et Moderna, dotés d’une efficacité exceptionnelle. Ainsi, l’Amérique a gagné la bataille mondiale des vaccins alors que la Chine a dû en rabattre sur ce sujet par la production de vaccins beaucoup moins performants et a perdu la bataille diplomatique des vaccins. Ce sursaut américain sur le Covid précède le grand sursaut conduit par le nouveau président élu en 2020, J. Biden.

Après une première année difficile marquée par le retrait des GI d’Afghanistan, l’effondrement du régime de Kaboul et le retour des Talibans vingt ans après en avoir été chassés, il se produit en effet une véritable « révolution Biden ».

Joe Biden, l’ancien vice-président resté dans l’ombre d’Obama, ce vieux routier de la politique américaine âgé de 80 ans, appelé « sleepy Joe », l’endormi, par D. Trump en raison de son apparence éteinte, de son léger bégaiement et de son absence de charisme, a provoqué la surprise en se révélant être tout à la fois un Roosevelt et un Truman. En réalité, J. Biden n’est ni modéré ni attentiste. Il est convaincu de la nécessité de la restauration du leadership américain dans ce monde nouveau plus compétitif qu’auparavant et il veut s’en donner les moyens.

Conscient de la fracture américaine causée par la nouvelle donne de la mondialisation et dont le résultat politique a été l’émergence de Trump et du trumpisme, mais également conscient de la formidable capacité de rebond de l’Amérique, il a d’abord l’ambition d’un nouveau « New Deal », à l’image de la politique de F. Roosevelt.

J. Biden veut promouvoir un grand projet porteur de plus de croissance, de solidarité et de moins d’inégalités. Comme Roosevelt, il veut faire renaître un État fédéral interventionniste et une politique de relance et d’investissements publics afin que l’Amérique lutte contre sa désindustrialisation et retrouve un équilibre social interne. Ce plan révolutionnaire a deux objectifs : retrouver une croissance de 6,5 % et aider la classe moyenne américaine en luttant contre les friches industrielles et en recréant des emplois.

Mais il ne faut pas s’y tromper, Biden veut également, par cette politique interventionniste, faire renaître une grande puissance économique et industrielle américaine. Réussissant à résoudre, au prix de longues négociations, les divisions de son propre parti et à entraîner quelques congressistes républicains, faisant fi de l’inflation, J. Biden réussit à faire adopter à l’automne 2021 un très ambitieux plan de réformes économiques et sociales fait de deux programmes : un programme de 1 200 milliards de dollars d’investissements pour la modernisation des grandes infrastructures du pays ; et un second programme, qu’il a dû raboter, d’amélioration des services sociaux et familiaux. Ces programmes sont financés par une hausse de la fiscalité sur les plus aisés et les entreprises.

Mais, dans cette nouvelle politique « rooseveltienne, il y a également la compétition avec la Chine.

Comme ses deux prédécesseurs, J. Biden est déterminé à ne pas laisser la Chine de Xi Jinping supplanter dans les prochaines décennies l’Amérique dans son statut de première puissance mondiale. Sa politique chinoise est bien plus cohérente que celle d’Obama et de Trump. Il a compris qu’il fallait agir sur les deux plans interne et externe : la restauration d’une économie américaine compétitive dans tous les domaines stratégiques, ce qu’avait négligé Obama ; et la construction d’un « tissu asiatique » avec toutes les puissances régionales inquiètes de l’essor de « l’Empire céleste », ce qu’avait négligé Trump.

Sur le plan interne, le nouveau président américain, soutenu par les deux partis démocrate et républicain, promeut un « découplage » accru entre l’Amérique et l’économie chinoise par un investissement massif dans les technologies nouvelles et les produits d’avenir. Il fait adopter à l’été 2021 un projet de loi intitulé « US innovation and competition » de 300 milliards de dollars destiné à promouvoir la recherche dans des secteurs stratégiques pour le futur (semi-conducteurs, intelligence artificielle, puces électroniques). Puis, en 2022, il fait voter par le Congrès le projet de « l’IRA » (Inflation Reduction Act), qui est avant tout un paquet de mesures industrielles protectionnistes à hauteur de 400 milliards de dollars destinées à créer une grande industrie « verte » américaine par la production nationale de grands équipements de l’écologie (panneaux solaires, éolien, voitures électriques et batteries, hydrogène vert, capture du carbone). Derrière l’objectif affiché du respect de ses engagements climatiques, il y a la volonté de l’Amérique de supplanter la Chine sur le grand marché mondial d’avenir des technologies et produits à bas carbone.

Sur le plan international, à l’inverse de D. Trump, J. Biden opère le « retour de l’Amérique » en Asie-Pacifique en faisant naître un multilatéralisme régional de façon à créer un « front » le plus large possible autour de la Chine. Il revitalise notamment ses relations avec ses partenaires du Quad (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité), l’Inde, le Japon, l’Australie. Et il profite de la crise de Taïwan de l’été 2022 pour réaffirmer la doctrine américaine constante du « statu quo » liant la reconnaissance de la Chine de Pékin et la protection de l’identité du régime de Taïwan.

Le face-à-face Chine / Etats-Unis en chiffres
Le face-à-face Chine / Etats-Unis en chiffres

J. Biden, également fort de sa mise en échec de la Russie dans la guerre d’Ukraine et de son résultat très honorable aux élections de mid-terms, s’est ainsi présenté devant Xi Jinping lors du sommet du G20 de Bali de l’hiver 2022 en position de force. « Je suis convaincu qu’il a bien compris ce que je disais, et j’ai réaffirmé la doctrine américaine de toute opposition à tout changement unilatéral du statu quo »», a-t-il dit après la rencontre.

Si Biden s’est comporté comme Roosevelt dans sa politique intérieure, il a trouvé la détermination et les accents de Truman de 1947 pour réagir en février 2022 à l’agression russe de l’Ukraine.

Dès le printemps 2021, le nouveau président est alerté par ses services de mouvements de troupes russes et de la préparation d’une opération militaire d’envergure contre l’Ukraine. L’« ultimatum » de Poutine de décembre 2021, joint à la présence massive des forces de l’armée russe sur les frontières de l’Ukraine, fait comprendre à Biden qu’il va devoir décider comment se mobiliser pour la défense de l’Ukraine.

Or, à la différence de ses prédécesseurs, J. Biden, âgé de 80 ans, a vécu de très près la guerre froide et la défense du « monde libre ». Il est un pur atlantiste, convaincu de la solidarité idéologique et militaire entre l’Amérique et une Europe occidentale unies par les mêmes « valeurs ». Certes, l’Ukraine n’est pas dans l’OTAN et il n’est donc pas question de faire directement la guerre à la Russie. Mais, pour le président américain, si l’Ukraine n’est pas une « alliée », elle est clairement une nation « amie », partie prenante de la famille occidentale.

Avant le 24 février, Biden aide discrètement mais efficacement l’Ukraine à se préparer à la guerre par du renseignement militaire sur les mouvements de l’armée russe. Après le 24 février et au fil des mois de la guerre, il engage de plus en plus l’Amérique dans une guerre « indirecte » contre l’armée russe par l’équipement de l’armée ukrainienne de presque tous les armements modernes nécessaires à la victoire. Militairement, le théâtre ukrainien est exactement à l’inverse des théâtres du Vietnam et d’Afghanistan. Il n’est pas besoin d’envoyer des boys car il existe en Ukraine une société, un gouvernement et une armée politiquement capables d’agir et de résister. Il suffit d’assister techniquement et financièrement. Et le poids de l’aide technique et financière américaine actuelle est considérable, englobant planification opérationnelle, renseignement, fourniture d’armes sophistiquées, formation des hommes. Si bien que l’armée ukrainienne actuelle est devenue une armée plus forte que celle de n’importe quel pays membre de l’OTAN. « Nous n’aurions pas pu reprendre ces territoires sans l’aide des États-Unis », reconnaissait Zelensky à l’automne 2021.

En ce début d’année 2023, Biden est convaincu d’une chose. L’armée ukrainienne peut gagner la bataille d’Ukraine si on ne laisse pas à la Russie le temps nécessaire de la reconstitution de ses forces sur le terrain. En accord avec les dirigeants politiques et militaires ukrainiens, il a convaincu le Pentagone et ses principaux alliés de l’OTAN, notamment l’Allemagne, de fournir très vite à l’Ukraine les chars lourds, l’artillerie et les missiles de longue portée qui lui permettraient de gagner la guerre avant que la Russie n’ait réussi à envoyer sur le théâtre les 300 000 hommes actuellement mobilisés et en voie de formation. Biden est décidé à gagner en 2023 la guerre d’Ukraine en gagnant l’actuelle bataille contre la montre engagée par Poutine.

Car, pour Biden, aujourd’hui, l’équation est claire. Ce combat en Ukraine est le sien. Une défaite de l’Ukraine serait une défaite du monde occidental qui entraînerait un effet de domino dans toute l’Europe occidentale, alors qu’une défaite de la Russie de Poutine en Ukraine serait un coup d’arrêt décisif porté aux grands régimes autoritaires et « révisionnistes » de l’ordre mondial.

Bref, l’Amérique de Biden, vieux cow-boy justicier, est remontée sur son cheval et est prête à manier le pistolet, au moins jusqu’à la prochaine élection présidentielle américaine de 2024 à laquelle il compte bien se représenter et gagner contre n’importe quel candidat républicain.

4. La puissance américaine est exceptionnelle

La puissance américaine est devenue « relative », certes. Mais, si elle demeure capable de rebondir comme elle le fait actuellement, c’est parce qu’elle est une puissance « exceptionnelle ».

Comme nous le soulignions dans la lettre de février 2021 consacrée à l’Amérique, « l’exception américaine » réside dans le fait que l’Amérique n’est pas seulement riche et forte à la fois, mais qu’elle possède une « vastitude » unique.

Elle est riche de ses sources énergétiques, dont la plus récente est le gaz de schiste, de sa recherche dans les technologies nouvelles, de son industrie, de son agriculture, du dollar valeur refuge mondiale, du poids mondial de ses banques et des Gafas. Sa formidable richesse permet à l’Amérique de financer ce qu’elle veut, un plan de relance, un effort militaire, un effort de recherche.

Elle est forte d’un budget de défense atteignant 50 % des dépenses militaires mondiales, de son arsenal nucléaire, de ses technologies militaires de pointe, de ses flottes et du volume de ses forces combattantes, ce qui lui permet de combattre sur plusieurs fronts en même temps, alors que l’Allemagne et le Japon sont riches mais sans force et que la Russie est forte mais pauvre.

De plus, l’Amérique est « vaste » par le fait que cette richesse et cette force se déploient naturellement à l’échelle du monde tout entier. L’Amérique est présente dans l’espace mondial de plusieurs façons. Elle l’est de façon « forte » par ses firmes, ses capitaux, son droit extraterritorialisé, ses 200 000 GI, ses flottes, sa cinquantaine de bases établies sur tous les continents, ses sous-marins nucléaires déployés de la mer de Chine à la Méditerranée, ses satellites d’observation et ses drones surveillant aussi bien le Sahel, l’Iran que le théâtre ukrainien. Elle l’est également de façon « douce » par son incomparable « soft power », sa capacité naturelle d’influencer et d’attirer. La « Rome » qu’est l’Amérique est également une « Athènes ». Le « soft power » » américain additionne Hollywood, les universités attirant les élites du monde entier, la musique et le mode de vie.

Plus encore, l’Amérique est le seul pays au monde à disposer d’une force tous azimuts au service d’un rêve universel. Aujourd’hui, malgré de nombreux ratés et beaucoup de contradictions et d’hypocrisie, l’Amérique demeure le « gardien » d’un rêve universel de liberté et de démocratie. L’Amérique demeure le « patron » du « monde libre », ce monde occidental construit autour d’une cinquantaine de pays alliés ou amis, de l’Europe occidentale au Japon et à l’Australie. La « centralité culturelle et idéologique » de la puissance américaine demeure exceptionnelle ; alors que la Russie a perdu cette « centralité » avec la chute du communisme et que, on le verra, la Chine est trop spécifique, trop confucéenne, pour acquérir un jour cette « centralité ».

II. La Russie est devenue « l’homme malade » de l’Europe

La Russie est une grande puissance en crise. Il faut bien comprendre que la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est l’acmé de la grande crise russe ouverte par la décomposition de l’Union soviétique et que cette grande crise ne se résorbera pas de sitôt. Rappelons le déroulement de l’histoire qui a conduit à la crise profonde vécue actuellement par la Russie.

1. La Russie soviétique, une « grande puissance faible »

Certes, la Russie est riche de sa longue histoire. Celle-ci a bâti une synthèse tout à fait originale et très solide entre une lignée de « tsars » allant des princes de Moscovie à Staline puis Poutine, la religion orthodoxe, et un peuple patriote naturellement respectueux de son pope et de son tsar. La Russie, quels que soient ses difficultés et ses soubresauts, est solide en elle-même. Elle est fondamentalement résiliente.

Certes, la Russie est devenue une grande puissance mondiale par Staline. C’est lui qui a bâti à partir des années 1930 une grande puissance économique, puis, en 1945, un grand empire consolidé durant la guerre froide face à l’Amérique.

La Russie soviétique a construit la seconde puissance militaire et nucléaire mondiale, seule capable de rivaliser avec la force nucléaire américaine. Elle a édifié une grande puissance spatiale, industrielle et céréalière. Elle est devenue le plus grand producteur mondial de minerai de fer, de ciment et d’acier, de pétrole et de gaz. L’URSS est devenue à la fin des années 1960 la seconde économie mondiale en termes de production nationale, derrière l’Amérique.

Mais l’écart est énorme entre le PIB américain avoisinant les 45 % du PIB mondial dans les années 1960 et le PIB soviétique plafonnant à 10 %. De plus, à partir des années 1970, l’économie de la Russie soviétique va connaître la stagnation.

En réalité, l’URSS est l’héritière de la Russie tsariste. Et tout comme la Russie du temps du tsarisme, elle souffre de trois grandes faiblesses : la rigidité d’une économie étatisée incapable de se moderniser et de devenir compétitive ; « l’immobilisme » culturel et social d’une société parmi les plus dépolitisées du monde car soumise à la trilogie du pouvoir du boyard, du pope et du tsar ; le despotisme non éclairé d’un régime politique autoritaire et répressif miné par le clientélisme et la corruption. Ces trois grandes faiblesses intrinsèques de la Russie tsariste seront celles de l’Union soviétique.

La puissance de la Russie bâtie par les « tsars » communistes est une puissance « faible ». Elle est faite d’une économie administrée par les nouveaux « boyards » du régime que sont les « directeurs fonctionnaires » nommés par le Parti, ce qui ne pouvait conduire qu’à la sclérose, l’absence d’esprit d’initiative et de recherche de la compétitivité. De plus, le poids du complexe militaro-industriel allait croissant au fur et à mesure que la course aux armements nucléaires et classiques s’exacerbait avec l’Amérique, interdisant à la Russie d’investir dans une économie moderne et complexe incluant les nouvelles technologies, la modernisation industrielle et l’élévation de la consommation.

Autrement dit, la Russie communiste est incapable, tant par sa culture que par la nécessité de répondre à la compétition stratégique voulue par l’Amérique, de bâtir une grande puissance mondiale moderne.

Tout le monde croyait dans les années 1980 que l’Union soviétique serait « éternelle ». Mais l’Union soviétique de Brejnev est profondément minée de l’intérieur, même si les murailles du Kremlin en cachent les faiblesses. Et ce qui devait arriver arriva. L’URSS sombre en quelques années, entre 1985 et 1991. Le pot de terre soviétique ne résiste pas au pot de fer américain et se brise.

Au début des années 1980, la direction du Parti communiste, sous la houlette d’Andropov, l’ancien patron du KGB devenu le successeur de L. Brejnev, constate que l’URSS est exsangue. Celle-ci n’a plus la force économique, financière, industrielle, pour poursuivre la dynamique de la compétition de grande puissance que lui impose l’Amérique de Reagan. Il est donc décidé de changer le cap de la politique et de l’économie du pays. Le Parti communiste décide en conséquence de confier les clés du pouvoir à une équipe nouvelle animée par M. Gorbatchev, faite de « libéraux » politiques et économiques, pour sauver ce qui pouvait être sauvé de l’URSS.

2. Les échecs des réformateurs Gorbatchev et Eltsine

Or Gorbatchev échoue. Malgré ses efforts de libéralisation et de modernisation, il ne réussit pas à créer une nouvelle dynamique pour le redressement de l’URSS. C’est tout le contraire qui se produit. La Russie retrouve une constante de sa longue histoire. Lorsqu’elle n’est pas despotique, elle est chaotique. M. Gorbatchev, pourtant mandaté à cet effet par la direction du Parti communiste, n’a jamais pu devenir un véritable « tsar ». Son projet était de bâtir une Union soviétique maintenue, mais plus fédérale, plus souple, plus démocratique, plus ouverte sur le monde occidental. Il était probablement trop tard pour réussir un tel projet. Gorbatchev était coincé entre l’arrière-garde des apparatchiks du Parti communiste et « l’avant-garde » des nouveaux dirigeants nationalistes des Républiques.

En effet, les dirigeants des principales républiques de l’Union ont une tout autre idée en tête. À l’unisson du nationalisme renaissant de leurs peuples qui votent massivement en 1990 aux premières élections libres tenues en URSS en faveur de partis affichant réformisme et nationalisme, le « patron » de la Russie, Boris Eltsine, et ses collègues le Biélorusse Chouchkievitch, l’Ukrainien Kravtchouk et le Kazakh Nazerbaiev veulent la disparition de l’Union et la création sur ses débris d’États indépendants. Tous ces potentats locaux étaient déjà trop puissants pour que se maintienne l’Union soviétique. L’aboutissement de ce processus est la sidérante nuit de Noël 1991 dans laquelle les dirigeants des grandes Républiques viennent affirmer que « L’Union soviétique n’est plus et ses Républiques deviennent autant d’États indépendants ». Gorbatchev démissionne et remet ses pouvoirs au dirigeant de la Russie, B. Eltsine.

Après l’échec de Gorbatchev, c’est l’échec d’Eltsine. Une fois encore, la Russie se retrouve dans un nouveau territoire, comme si elle était continuellement « inachevée ». Après la Rus de Kiev du 10e  siècle, après la Russie moscovite du 12e siècle, après la Russie impériale des 17e-19e siècles, après la Russie amputée d’après la Première Guerre mondiale, après la très grande Russie stalinienne du 20e siècle s’étendant de la Baltique à l’Extrême-Orient, voilà une nouvelle Russie bâtie par le nouveau tsar B. Eltsine, une Russie rendue à elle-même, mais séparée des Républiques qui étaient autrefois celles de l’Empire tsariste. Le territoire russe en revient à la Russie des premiers Romanov, amputée de toutes les régions conquises ou colonisées depuis le 18e siècle, dont les deux autres Russies, la « blanche » et la « petite », c’est-à-dire la Biélorussie et l’Ukraine. La question qui se pose alors est de savoir comment la nouvelle Russie d’Eltsine va vivre cette situation paradoxale d’une indépendance retrouvée mais d’un empire perdu.

B. Eltsine, après avoir été le dynamiteur de l’Union soviétique, veut organiser une nouvelle union autour de la Russie. Or la Russie a toujours été « autarcique » et « impériale ». Elle n’a aucune tradition d’un fédéralisme institutionnel ou d’une coopération régionale d’égal à égal. Eltsine cherche d’abord à restaurer une sorte de fédération autour de la Russie, avec le projet de la CEI (Communauté des États indépendants). C’est un échec complet. Aucune des ex-Républiques, même les plus proches de la Russie telles la Biélorussie ou l’Arménie, n’en veut. Eltsine en revient alors à la tradition impériale russe, avec la doctrine Primakov affirmant le droit de regard de la Russie sur son « étranger proche », c’est-à-dire les nouveaux États voisins de sa frontière. La doctrine Primakov est le retour de la Russie à ses « fondamentaux », autarcique et impériale.

De plus, Eltsine n’a pas les moyens de sa politique. La Russie d’Eltsine est trop affaiblie économiquement et politiquement pour pouvoir s’affirmer ouvertement au-delà de ses frontières. Le nouveau « tsar » de la Russie nouvelle, entouré d’une équipe de réformateurs libéraux animée par le Premier ministre Egor Gaïdar, donne l’impression, notamment au monde occidental, qu’il veut tourner la Russie vers la modernisation, l’économie de marché, la démocratie. Mais la réalité de la « Vieille Russie » ressurgit très vite. La Russie de l’époque d’Eltsine, tant vantée par le monde occidental, est incapable de mettre en place une économie non oligarchique, un régime politique ouvert sur la société et une relation coopérative avec ses nouveaux États voisins. L’économie russe est mise à l’encan aux « nouveaux boyards » que sont les anciens cadres et dirigeants du Parti communiste et des grands combinats, ce qui génère un capitalisme tout à la fois ultralibéral et oligarchique qui ruine l’économie du pays, fait chuter son PIB de plus de 40 %, et appauvrit sa population. Après la perte de l’Empire, la Russie plonge dans la pauvreté et la dépendance financière.

La conséquence politique de cette situation désastreuse est que la Russie est traumatisée. Devant sa décadence, face à « la fin de l’homme rouge », il se crée en Russie une frustration, une colère et une nostalgie liées à la perte de son rang et à sa faiblesse. Ce traumatisme est vécu par l’Église orthodoxe, par les services, par l’armée, mais également par la population. Il atteint son pic à la fin du règne d’Eltsine avec la honte ressentie devant le spectacle donné par un dirigeant titubant ravagé par l’alcool.

En 2000, les tout puissants services de sécurité russes, héritiers de la puissante Okhrana tsariste, déposent le « tsar ivre » et choisissent l’un des leurs comme successeur, V. Poutine. Après deux tsars « réformateurs » qui ont échoué, apparaît un tsar « restaurateur ».

3. Poutine, un despote non éclairé

On peut faire la comparaison du passage de l’ère Gorbatchev/Eltsine à l’èrePoutine avec l’ère du passage de la Russie d’Alexandre II à Alexandre III au milieu du 19e siècle. Ce dernier prendra le contrepied de ses prédécesseurs réformistes en considérant que la Russie n’a pas besoin de réforme et de modernisation mais d’autoritarisme, de répression et de russification de son Empire.

Poutine est habité par la passion de la Russie, qu’il voit sous ses yeux déchue et humiliée. Nourri du nationalisme russe traditionnel, il est convaincu que la « Russie éternelle » court un danger extrême face à un monde occidental hostile à « l’âme russe ». Il se donne pour objectif la restauration de la puissance et du prestige de la Russie « éternelle ». Poutine est alors en phase avec la « Russie profonde », qu’il s’agisse des élites du pouvoir ou du peuple.

Poutine est depuis 20 ans le « magicien du Kremlin ». Il fait miroiter au peuple russe l’image d’une grandeur restaurée, mais sans en construire la substance. Car, sous le règne de Poutine, la Russie reste faible dans ses assises, dans sa richesse nationale, dans son développement économique et technologique. À l’inverse des dirigeants chinois, il est un despote non éclairé.

Poutine est le tsar d’une triple « restauration » : la restauration d’un tsarisme autoritaire, la restauration d’une puissance mondiale et la restauration de l’empire de la « Grande Russie ». Il réussit dans ses deux premières entreprises. Il est en train d’échouer dans son projet de restauration d’un empire « grand russe ».

4. La restauration d’un tsarisme autoritaire

Convaincu que la démocratie libérale à l’occidentale détruirait « l’éternelle Russie », il a restauré un tsarisme autoritaire, devenu au fil des ans un régime despotique. Il a fait disparaître la jeune démocratie russe ébauchée par ses prédécesseurs par la « fabrication » des élections présidentielles et législatives, par la répression des opposants politiques, voire leur assassinat, par l’amputation des libertés fondamentales au moyen de « lois scélérates ». Il a opéré un retour à une « verticale du pouvoir » en reprenant les ingrédients traditionnels du tsarisme que sont l’autocratisme du tsar installé au Kremlin, les prébendes attribuées aux boyards fidèles, notamment les services de sécurité et les oligarques fidèles à sa personne, et le lien avec l’Église orthodoxe russe.

Ce despotisme n’est pas du tout un despotisme « éclairé ». En transformant la Russie en une forteresse en lutte contre la démocratie, Poutine a délibérément tourné le dos aux nouvelles élites urbaines et à leurs aspirations libérales, privant ainsi la société russe de leur potentiel culturel et économique. D’ailleurs, ils sont 200 000 faisant partie de cette élite à avoir quitté la Russie depuis le début de la guerre d’Ukraine.

De plus, Poutine poursuit la tradition russe d’une économie oligarchique, l’accentuant encore en ayant confié l’ensemble des secteurs stratégiques à quelques proches issus pour beaucoup d’entre eux de son clan de Saint-Pétersbourg et des services, les « siloviki », les nouveaux « boyards » de la Russie poutinienne devenus la colonne vertébrale de la Russie actuelle. Si bien qu’aujourd’hui, la Russie de Poutine demeure dans un état de pauvreté structurelle, exprimé par son statut de 12e puissance économique mondiale, derrière l’Italie et l’Espagne. Car elle est devenue une économie « rentière », éloignée de l’orientation productive, sauvée artificiellement par les revenus de son pétrole, de son gaz, de son blé et de ses armements. Mais la Russie est absente du marché mondial des technologies nouvelles et des produits d’avenir, ainsi que du marché financier des investissements mondiaux, tout à l’inverse de la Chine de Pékin.

Vladimir Poutine, en 2022.

Certes, ce tsarisme autoritaire a assuré jusqu’ici à Poutine la longévité et la « tranquillité » de son pouvoir. Mais, comme nous l’a appris Montesquieu, le despotisme est un régime qui contient deux grandes faiblesses, une rigidité et un aveuglement croissants, rendant le despote inapte aux changements rendus nécessaires par le cours de l’histoire. Avec la guerre d’Ukraine, on est peut-être à un tel moment de l’histoire de la Russie.

5. La restauration d’une puissance russe dans le monde

Poutine est, avec un certain succès, le restaurateur d’une puissance russe dans le monde. Pour ce faire, il s’appuie sur plusieurs leviers hérités du tsarisme et du communisme, dont l’ancienne présence mondiale du mouvement communiste ainsi que l’expérience d’un appareil diplomatique de très grande qualité. Mais il y ajoute sa patte.

Dans la foulée de la politique de Nicolas II reprise par Eltsine au moment de la guerre du Kosovo, il a utilisé la solidarité slave et le soutien au peuple serbe pour permettre à la Russie de revenir au cœur des Balkans. Cette expertise russe lui a permis aussi de nouer avec l’Inde des relations fortes d’assistance militaire ; ou encore de pratiquer avec la Turquie, membre de l’OTAN, un jeu complexe de coopération/compétition dans le Caucase, en Syrie ou en Libye ; et aussi d’être à l’aise dans tout le Moyen-Orient, aussi bien avec ses vieux alliés syrien et iranien qu’avec Israël et l’Arabie Saoudite, ses nouveaux partenaires.

À cette puissance mondiale héritée du tsarisme et du soviétisme, Poutine, fort de son passé kgébiste, ajoute un élément important, le « conspirationnisme », destiné à déstabiliser le monde occidental. Ce « conspirationnisme » se manifeste de diverses façons :

– la cyberguerre, telle celle menée contre l’Estonie en 2007 ;

– la stratégie des « fake news » fabriquées par des usines à trolls ;

– l’ingérence dans les processus électoraux, comme dans l’élection américaine de 2013 ou dans l’élection présidentielle française de 2017 ;

– le soutien politique et financier aux forces « souverainistes » hostiles à l’Union européenne ainsi qu’aux forces « populistes », de gauche comme de droite, susceptibles de fragiliser les démocraties occidentales ;

– la proclamation d’une « révolution conservatrice » antilibérale destinée à plaire aux milieux de droite et catholiques conservateurs ;

–son discours sur l’antioccidentalisme qui lui permet de capitaliser sur tous les ressentiments à l’encontre des pays occidentaux, hier à Cuba et au Venezuela contre l’Amérique, et aujourd’hui dans toute l’Afrique sahélienne et centrale contre la France.

La présence militaire russe dans le monde
La présence militaire russe dans le monde

La Russie de Poutine combine son discours antioccidental avec l’exportation de ses ressources que sont le pétrole, le gaz, les céréales et les ventes d’armements pour établir des partenariats solides avec les principales puissances régionales, l’Inde de Modi, le Brésil de Lula, l’Afrique du Sud.

Incontestablement, Poutine a replacé la Russie sur la scène mondiale, mais avec un objectif précis, le combat contre l’Occident défini explicitement comme une civilisation hostile à la Russie, et avec des méthodes particulières qui relèvent souvent des « basses œuvres ». Si l’opportunité s’en présente, il faut « culbuter » le monde occidental, que ce soit par le soutien au Brexit ou à D. Trump et par l’envoi de mercenaires russes au Mali. Ce combat est existentiel dans l’esprit de Poutine, lequel juge que le moment est venu d’affaiblir un monde occidental perçu comme dangereux pour « l’âme russe ».

6. Le projet de restauration d’un empire russe

Ceci explique que la véritable obsession de Poutine est une troisième restauration, celle de l’influence russe sur l’ancien Empire bâti par les tsars Romanov et désintégrée une nuit de décembre 1991. Car le combat contre l’ordre mondial occidental passe d’abord par un combat essentiel dans « l’étranger proche » de la Russie qui doit redevenir une zone sous influence de Moscou.

Poutine ne peut pas admettre que le monde a changé. Il ne peut accepter la nouvelle situation géopolitique d’un continent européen entièrement démocratisé, occidentalisé, proche de l’Union européenne et de l’OTAN, arrivé aux portes d’une Russie engoncée dans son despotisme.

Gorbatchev a tenté de sauver l’URSS en la réformant, et il a échoué. Eltsine a tenté de bâtir une Communauté avec les autres Républiques, et il a échoué. Poutine a d’abord voulu construire l’Union eurasienne avec la Biélorussie, l’Ukraine et le Kazakhstan, et il a échoué. Les anciennes Républiques, quelles qu’elles soient, n’ont pas décidé la dissolution de l’URSS en 1991 pour en reconstruire un succédané sous la férule de Moscou.

Mais la Russie n’a toujours su qu’être impériale, dans le sens le plus strict du terme. Rappelons le projet de la Sainte-Alliance d’Alexandre Ier destiné à faire de la Russie le gendarme de l’Europe après 1815 ; l’affirmation de la solidarité slave avec la Serbie exprimée par Nicolas II afin de légitimer la présence russe au cœur des Balkans ; le rêve de ce même tsar de faire de la Russie la puissance alternative de l’Empire ottoman en Méditerranée et en Orient jusqu’à Jérusalem. Et rappelons l’empire stalinien allant de la frontière chinoise à Berlin et Prague.

La première victime de ce réflexe impérial est la Géorgie. En Géorgie, la révolution des Roses de 2003 débouche sur un gouvernement pro-occidental, lequel demande son adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN. La crise éclate avec la Russie. Poutine bâtit, avec l’aide de son chef d’état-major le général Guerassimov, le concept de « guerre hybride », qui est une action militaire camouflée, « anonyme ». En 2008, les régions russophones de l’Ossétie et de l’Abkhazie sont incitées à se soulever contre le pouvoir central de Tbilissi. Personne dans le monde occidental ne réagit fermement face à cette « guerre hybride » menée par la Russie. L’issue en est l’autonomie de ces deux régions reconnues comme États par la Russie. La Géorgie, traumatisée, ne se permettra plus depuis lors de se fâcher avec Moscou.

Vis-à-vis de la Biélorussie, la « Russie blanche » selon l’expression russe, Poutine rêve toujours d’en faire un « État satellite ». Il pratique à son égard une politique de pression et d’ingérence, qui s’accentue quand épaule le régime chancelant de Loukachenko fragilisé par la contestation populaire de l’été 2020 au lendemain de l’élection présidentielle truquée.

Dans le Caucase, Poutine veille à ce que la Russie demeure le « gendarme » de la région, et elle met le holà aux prétentions turques à s’ingérer dans le règlement du conflit du Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan de l’automne 2020.

En Asie centrale, la Russie envoie 2 000 hommes au Kazakhstan en janvier 2022 afin d’aider le nouveau président kazakh à mater la révolte sociale et politique dont le gouvernement a perdu le contrôle. Mais le Kazakhstan reste pour la Russie un allié en pointillés.

7. L’obsession ukrainienne

La grande affaire, l’obsession depuis toujours de Poutine, c’est l’Ukraine. L’Ukraine, la première Russie avant l’apparition des princes moscovites, la « Petite Russie », est devenue à ses yeux « l’anti-Russie ». Car elle s’est rendue coupable de quatre crimes de lèse-majesté à l’encontre de Moscou. Tout d’abord, les dirigeants ukrainiens ont joué en 1991 un rôle clé aux côtés d’Eltsine pour obtenir la désintégration de l’Union soviétique. Ensuite, l’Ukraine a toujours rejeté l’idée d’une Union ou d’une Communauté avec la Russie, dont la dernière mouture du projet poutinien d’Union eurasienne de 2013. D’autre part, à la différence de la Biélorussie, elle s’affirme depuis la Révolution orange de 2004 comme une démocratie à l’occidentale, alors même que la Russie glorifie le tsarisme autoritaire et dénonce le « mal absolu » qu’est la démocratie libérale. Enfin, depuis 2014 et la révolution du Maïdan, elle réaffirme avec force sa volonté d’entrer dans l’Union européenne et l’OTAN.

Tout cela est inacceptable aux yeux d’un V. Poutine engagé dans la restauration d’une « Grande Russie » forte de sa puissance d’antan pour faire face au monde occidental hostile, et qui voit dans l’Ukraine une menace vitale à sa porte. « L’ours russe », qui a reconstitué ses forces, se sent blessé dans sa tanière.

En 2014, la concomitance de l’échec du projet d’Union eurasienne, de la révolution du Maïdan et de la relance de la demande d’entrée ukrainienne dans l’UE, décide Poutine à mener contre l’Ukraine une nouvelle guerre hybride.

Il a parfaitement réussi celle menée contre la Géorgie en 2008. Il réussit tout autant celle menée en 2014 contre l’Ukraine en prenant possession « en douceur » du port de Sébastopol, de la Crimée et de deux régions du Donbass, Donetsk et Lougansk, à partir d’un scénario de soulèvement interne organisé, d’aide russe camouflée et de Républiques autoproclamées et reconnues.

Marqué par son obsession ukrainienne, V. Poutine est désormais entré dans une logique de guerre. Sa « victoire » de 2014 en appelle d’autres. Fort de ses réussites en Géorgie, en Crimée et dans le Donbass, il raisonne en clausewitzien et se convainc que la guerre peut lui apporter des avantages qu’il ne pourrait pas obtenir autrement. D’autant plus qu’il se convainc entre 2014 et 2022 que le cours de l’histoire joue de plus en plus en sa faveur. À ses yeux et à ceux de son entourage proche, l’Ukraine est profondément affaiblie, l’armée ukrainienne est restée désorganisée, la minorité russophone du pays forte de 30 % est prête à se soulever, le nouveau président Zelensky est « un clown », l’Amérique de Trump est « décadente » et l’Europe occidentale est tout à la fois divisée, affaiblie par les populismes et dépendante du gaz russe.

Poutine se sent très fort lorsqu’il se décide à achever son opération de « satellisation » de l’Ukraine. Il prépare minutieusement son « opération spéciale » déclenchée en février 2022. Il doit s’agir d’une guerre éclair de déstabilisation et de dislocation du pays devant entraîner en quelques jours son effondrement militaire et politique.

Vingt années durant, Poutine a joué beaucoup de « coups » et il en a beaucoup gagné : la Géorgie, le jeu moyen-oriental avec la Syrie, l’Iran et Israël, l’élection de Trump, la séduction de nombreux partis, élites et dirigeants d’Europe occidentale, la Crimée et le Donbass, l’Afrique centrale et sahélienne. Au point qu’il est devenu l’un des dirigeants de la planète les plus admirés pour sa réussite politique et le statut mondial qu’il a rendu à la Russie.

« L’opération spéciale » décidée en 2021 et menée en 2022 pour la « satellisation » de l’Ukraine devait être le couronnement de l’entreprise de restauration d’un empire russe. Ce sera l’opération de trop !

Convaincu par le FSB de sa victoire certaine en s’attaquant par surprise à l’Ukraine, il misait très gros. Et il a perdu la première manche.

En un an, la Russie de Poutine a subi une quadruple défaite, militaire, politique, géopolitique et diplomatique.

La « deuxième armée du monde » a subi une succession de revers, en échouant dans la conquête éclair de Kiev et la neutralisation du gouvernement de Zelensky fin février, en devant se retirer de la région de Kharkiv en mars, en battant en retraite dans le Donbass de la zone d’Izioum et de Lyman en septembre, et en abandonnant la ville de Kherson sur la rive droite du Dniepr en novembre. Les images de désorganisation et d’impéritie de l’armée russe comparées à la souplesse et l’intelligence tactiques de l’armée ukrainienne ont frappé le monde entier.

Ces revers militaires ont mis à bas le projet politique de Poutine de la satellisation de l’État ukrainien. L’objectif nourri de longue date de la réunion sous une forme ou sous une autre des trois Russie, la Grande, la Blanche et la Petite, s’est définitivement évanoui en 2022 dans les aléas d’une opération éclair mise en déroute. Les combats se poursuivront en 2023, mais, quel qu’en soit le cours, la Russie ne pourra plus subjuguer l’Ukraine, son armée, sa capitale, son gouvernement. Même si l’Ukraine ne gagne pas la guerre, elle survivra dans son identité et sa trajectoire actuelle, et elle s’ancrera plus encore qu’hier dans l’Union européenne et le camp occidental. En 1991, l’Ukraine n’était pas occidentalisée, mais duale, mi-européenne et mi-russophone. La guerre menée par la Russie depuis 2014 a profondément « occidentalisé » l’Ukraine.Revers militaires, échec politique, mais également défaite géopolitique de la Russie.

Cette dernière a réussi à remobiliser de façon durable le camp occidental comme jamais il ne le fut depuis les années 1950 de la guerre froide. L’Amérique de Biden, conforté par sa non-défaite des élections de mid-terms, veut profiter de la mauvaise passe russe pour enfoncer le clou et accélérer la défaite russe en Ukraine. Le monde occidental réuni a lourdement sanctionné la Russie et restreint ou arrêté ses achats pétroliers et gaziers avec elle, conscients que ces derniers constituaient une bonne partie de la rente financière de la Russie. L’OTAN, jugée par E. Macron en état de mort cérébrale quelque temps auparavant, est plus active et dynamique que jamais. L’unité stratégique entre l’Amérique et l’Europe occidentale est plus solide que jamais. Les « verts » allemands, membres de l’actuelle coalition gouvernementale, sont devenus les plus farouches défenseurs d’une aide militaire maximale de l’Allemagne à l’Ukraine. L’Allemagne, pilier en Europe des échanges et d’une bonne relation avec la Russie de Poutine, a finalement décidé de mettre fin à cette politique. L’arrêt des gazoducs Nord Stream et la décision de livraison de chars Léopard II à l’Ukraine illustrent ce nouveau cours. De nouveaux États vont devenir membres de l’OTAN, dont la Finlande frontalière de la Russie sur près de 1 000 kilomètres et sortie de sa neutralité traditionnelle. En une année, de par sa décision de faire la guerre à l’Ukraine, Poutine a fait s’écrouler de façon durable vingt années d’une politique de « séduction » de l’Europe occidentale.

Les pays de l’OTAN ont d’abord aidé l’Ukraine à se défendre face à l’offensive russe, mais aujourd’hui, ils ont décidé de l’aider à anticiper la prochaine offensive russe afin qu’elle puisse « gagner » la guerre.

Enfin, au-delà de ces trois défaites, militaire, politique, géopolitique, la Russie de Poutine a enregistré un revers diplomatique auprès de ses « amis » et partenaires traditionnels. Non seulement la grande majorité des États membres de l’Assemblée générale des Nations unies, mais également son « grand ami » qu’est la Chine de Xi Jinping, son partenaire asiatique traditionnel qu’est l’Inde, son interlocuteur privilégié au Moyen-Orient qu’est la Turquie d’Erdogan, de même que tous les États membres du Groupe de Shanghai ainsi que les membres du G20 réunis à Bali en l’absence délibérée de Poutine, ont tous exprimé à leur façon, les uns discrètement les autres publiquement, leurs préoccupations et leurs critiques face à l’agression russe.

Ainsi, la Russie a beaucoup perdu en 2022. Son armée, la deuxième armée mondiale, s’est ridiculisée. Son image positive d’une grande puissance restaurée redevenue « cogérante » de la sécurité mondiale a fait place d’un coup à l’image négative d’une puissance agressive et dangereuse, voire d’un « paria » condamnable. Elle a remobilisé pour une longue période un monde occidental que Poutine croyait « décadent » et affaibli. Poutine a vu ses « amis » s’éloigner quelque peu de lui et s’inquiéter de ses visées guerrières.

Tout le monde aujourd’hui s’interroge anxieusement sur ce que sera la guerre d’Ukraine en 2023.

Il ne faut pas se leurrer, Poutine demeure le tsar de la Russie, dans une société russe très encadrée et corsetée par les récentes lois répressives de tout acte « d’antipatriotisme russe ». En Russie, selon ceux qui sont allés sur le terrain récemment, il y a ceux qui sont partis, à peu près 200 000 ; il y a ceux qui sont restés et critiquent la guerre, une grosse minorité urbaine et de plus en plus de mères de soldats ; et il y a ceux qui soutiennent la guerre mais en critiquent la gestion, dont les « turbopatriotes » animés par l’ex-président Medvedev, le secrétaire du Conseil de sécurité russe N. Patrouchev, et le patron de la force paramilitaire Wagner, E. Progojine.

Il est certain que Poutine pense déjà à ce qu’il fera pour l’élection présidentielle de 2024. Poutine, en bon kgébiste, creuse pour le long terme. Dans cette perspective, il a décidé de continuer à faire la guerre car il est convaincu, après en avoir parlé avec ses militaires, qu’il peut encore la gagner. Poutine a compris que l’échec de l’opération éclair de février 2022 l’oblige à s’engager dans une « longue guerre » dont il pense que la Russie est mieux adaptée à la gagner que l’Ukraine et ses alliés occidentaux. Il est décidé à mettre en place une stratégie d’étouffement de l’Ukraine sur la longue durée, dont la première étape serait en 2023 la reconquête des 4 provinces annexées à la Russie, les deux régions du Donbass, du Donetsk et de Louhansk, Kherson, et Zaporidjia. Un homme qui connaît bien les Russes, le chef d’état-major estonien, disait récemment que « dans la perspective d’une guerre longue, les Russes ont encore des ressources ». Poutine est prêt à faire une guerre similaire à la guerre de Corée, qui avait duré trois années, pour épuiser la défense et le moral des Ukrainiens et des Occidentaux. Car la Russie a deux atouts majeurs, la masse et le temps. Quand la Russie a gagné des guerres, dans le cas des attaquées napoléonienne et hitlérienne, c’est notamment grâce à des apports très importants de troupes et en réussissant à faire de la durée du conflit son allié.

Au risque de nous tromper, notre analyse est la suivante. Du côté russe, 300 000 hommes mobilisés, formés tant bien que mal, sont envoyés au front tandis que le commandement des opérations sur le théâtre ukrainien est réorganisé. Du côté ukrainien, les nouveaux armements occidentaux, et notamment les chars lourds, vont arriver au fil des prochaines semaines. Tout cela permettra des avancées et des reculs des uns et des autres dans telle ou telle zone de combat. Mais ces éléments nouveaux ne bouleverseront pas l’équilibre des forces au point de permettre à l’un ou à l’autre des belligérants une victoire totale sur le terrain. On est plutôt parti pour un scénario « coréen », un scénario dans lequel chacun des deux camps a voulu la victoire sans l’obtenir. La guerre de Corée a duré trois années avant de faire place à un cessez-le-feu sur une ligne de front toujours en vigueur aujourd’hui, sans qu’il y ait un règlement politique de la question coréenne.

Plus la guerre d’Ukraine durera, plus la Russie s’y enlisera. Car on n’est pas dans la situation des guerres napoléonienne et hitlérienne situées sur le territoire russe. La Russie ne se bat pas sur son territoire, car l’Ukraine n’est pas la Russie, et encore moins aujourd’hui qu’hier. Sa population et son armée se battront jusqu’au bout. Plus la guerre durera, plus ce sera une sorte de guerre d’Afghanistan sur le territoire européen. La Russie a définitivement perdu l’Ukraine en 2022, une Ukraine désormais « bastion » du monde occidental à ses portes.

Au bout du compte, du fait de ses faiblesses et de ses blocages internes, la Russie est passée en quelques décennies du statut de seconde puissance mondiale traitant d’égale à égale avec l’Amérique à celui de « l’homme malade de l’Europe » parce qu’elle est devenue une grande puissance faible. Mais cela rendra la Russie, cet « ours blessé », encore plus dangereux qu’aujourd’hui, car plus opposée que jamais à la présence de régimes démocratiques dans son voisinage. Elle demeurera l’agresseur, la puissance dangereuse qui fait peur.

Il ne faut pas s’y tromper. Si Poutine disparaît demain, d’une façon ou d’une autre, la Russie sera toujours là, dans sa masse, dans la spécificité de son histoire, dans le drame de sa crise existentielle ouverte depuis la fin du 20e siècle, dans son traumatisme profond vis-à-vis d’un monde occidental auquel elle a toujours été étrangère. La Russie, puissance appauvrie et en crise, restera suffisamment une grande puissance pour « faire mal » à ceux qu’elle considérera comme ses ennemis.

III. La Chine semble atteindre son « plafond de verre »

La Chine est devenue en quelques décennies la seconde puissance mondiale. Ce bouleversement est d’autant plus fulgurant que ce vieux pays multimillénaire est toujours resté dans son histoire « l’Empire du Milieu », un pays sûr de lui mais enfermé sur lui-même. L’analyse que l’on a pu faire précédemment de la Chine, dans la lettre du 19 mai 2021, montrait à quel point la puissance actuelle de la Chine puisait sa substance et ses caractères dans sa très longue histoire.

1. La synthèse de Deng : communisme, confucianisme, capitalisme

La trajectoire foudroyante de la « prospérité » chinoise a été le fruit réussi d’une combinaison unique de sa tradition multimillénaire et d’une modernité. Le véritable artisan de la nouvelle puissance chinoise est le successeur de Mao, Deng Xiaoping, celui que l’on peut considérer comme le plus grand dirigeant contemporain de « l’Empire Céleste ».

En 1979, c’est-à-dire dix ans avant la crise de l’Union soviétique morte de son immobilisme, Deng est convaincu que le développement de l’« Empire du Milieu », mais aussi la sécurisation de la nouvelle dynastie communiste ne peuvent être assurés que par la réalisation d’une synthèse inédite entre le régime communiste, garant de la stabilité du pouvoir, le confucianisme, garant de l’ordre public dans la société chinoise, et le capitalisme, garant de la croissance et de la prospérité. Il s’agit là d’une synthèse des « fondamentaux » de la Chine multimillénaire, l’État impérial et mandarinal et la culture confucianiste, avec la modernité d’une économie néocapitaliste.

Cette révolution accomplie par Deng emprunte à l’Occident les règles de l’économie de marché mais les enrobe de la culture chinoise traditionnelle et les place sous le contrôle du Parti.

On le verra, la question se pose aujourd’hui, quarante après la réforme Deng, si une telle synthèse est viable à long terme, si le développement d’entreprises modernes et compétitives peut se faire durablement sous le contrôle politique et administratif de la direction d’un parti.

2. La Chine est devenue la seconde puissance économique mondiale

La réussite de la « voie chinoise » conçue par Deng a été foudroyante. En quelques décennies, l’objectif de bâtir les assises d’une grande puissance économique capable de rivaliser réellement la puissance américaine a pleinement réussi. La Chine est devenue la seconde puissance économique mondiale, une grande puissance riche et compétitive capable de pénétrer le monde entier par son commerce, ses technologies, ses investissements, ses partenariats.

Projets de nouvelles "routes de la soie"
Projets de nouvelles « routes de la soie »

La Chine est devenue la championne mondiale de la géo-économie.

Forte de son capitalisme « mixte » qui a conduit à une multiplication du PIB chinois par 10 en vingt ans, elle est aujourd’hui la principale « usine du monde ». Elle est présente dans le monde par ses « Gafas » que sont Baidu, le Google chinois ; Alibaba, l’Amazon et le YouTube chinois ; Tencent, la messagerie chinoise ; Xiaomi et Huawei, les Apple chinois. Elle est riche de ses réserves de 3 000 milliards de dollars qui lui permettent d’acheter les terres rares, les minerais, les équipements et infrastructures dans le monde entier, y compris en Amérique dont elle est également devenue l’un des plus gros créanciers par l’achat massif de bons du Trésor américains.

La Chine s’est donnée officiellement pour objectif d’arriver à hauteur de l’économie américaine dans les années 2030 en devenant le leader de la « nouvelle économie » reposant sur le mix de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables, l’industrie de la transition écologique, la robotique, les biotechnologies, l’intelligence artificielle, ainsi qu’en développant dans le monde entier les nouvelles « routes de la soie ».

La Chine actuelle a construit méthodiquement depuis Deng une puissance mondiale par la géo-économie, tout à l’inverse de la Russie restée une « puissance pauvre » incapable de développer une géo-économie mondiale et enfermée dans une géopolitique traditionnelle et dépassée.

3. Xi Jinping, un despote éclairé

Xi Jinping, est le troisième grand empereur de la dynastie chinoise actuelle du PCC. Lorsque Xi Jinping prend les rênes de l’empire, il a une vision très claire de ce qu’il veut faire de celui-ci.

En 2010, la Chine est riche, mais le Chinois est pauvre. La Chine est le 2e PIB mondial, mais le 87e PIB par habitant. De plus, la Chine est dépourvue de toutes les normes, sociales, alimentaires, écologiques, juridiques. Xi Jinping, connaisseur de l’histoire troublée de son pays et marqué par la révolte de Tien An Men, redoute les risques sociaux d’un développement sauvage de l’économie chinoise.

Dès son arrivée au pouvoir, le nouvel empereur conçoit le projet gigantesque de faire de la Chine une « société de moyenne prospérité ». Il s’agit de faire rentrer la Chine, atteinte par les ravages d’un capitalisme sauvage et la sous-consommation, dans une nouvelle étape de son développement. Pour ce faire, il faut sortir d’une politique du « tout exportation » et rééquilibrer l’économie en faveur de la consommation et de conditions de vie améliorées pour la société chinoise. Les nouvelles priorités doivent être la lutte contre la grande pauvreté, les hausses salariales, la construction de logements, l’amélioration des services publics, le développement des zones intérieures du pays et non plus seulement les zones côtières, la lutte antipollution.

Un tel objectif passe par un despotisme renforcé. Il faut d’abord assurer un contrôle accru des cadres d’un PCC corrompu, laxiste, délabré. C’est l’objet des grandes purges et de la lutte anticorruption des années 2010, poursuivie aujourd’hui par le contrôle continu des cadres du Parti. Il faut également prendre en main le contrôle de la population de façon à veiller à ses mouvements d’humeur, à contrôler ses réactions, à la guider vers l’objectif sans révolte ni impatience. Xi Jinping crée un « empire du contrôle » très sophistiqué. Outre la censure et le contrôle du Parti sur la population, sont mises en place 400 millions de caméras, l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale dans les lieux publics. L’empereur assure un contrôle étroit et continu tant sur les mandarins du Parti que sur son peuple.

Le despotisme au service du développement économique et social est aujourd’hui le modèle chinois d’une société « harmonieuse ». La garantie faite au peuple d’une politique de prospérité se combine à un despotisme totalitaire rendu possible par une culture confucianiste restée marquante.

4. Xi Jinping, un « esprit combattant »

La principale marque de fabrique du nouvel empereur est la rupture avec la politique de « profil bas » de ses prédécesseurs vis-à-vis du monde extérieur.

Xi Jinping est convaincu que, face au risque d’une nouvelle « ère de l’humiliation » comparable au destin de l’URSS face au monde occidental, il ne faut pas rester dans « l’entre-soi » traditionnel chinois, mais entrer franchement dans la compétition avec le monde occidental, notamment l’Amérique. Il ne faut pas se contenter d’être une grande puissance économique mondiale, mais devenir une grande puissance politique et militaire, à l’égale de l’Amérique. Il faut faire de la Chine une grande puissance mondiale à l’extérieur, face au monde occidental, pour défendre ses intérêts et son existence. Il faut donc avoir « l’esprit combattant » pour renverser le rapport de force mondial encore par trop favorable à l’Amérique et au monde occidental. Car « le vent souffle en faveur de l’Asie et l’Ouest décline ».

Xi Jinping, en 2022.

Cet « esprit combattant » doit permettre, au-delà de l’objectif d’être la première puissance économique mondiale, de devenir la première puissance de l’Asie, tant en mer de Chine qu’auprès des autres États asiatiques, d’intégrer à terme Taïwan, de parvenir au cœur du système multilatéral mondial dont le système onusien et les grandes institutions économiques mondiales, d’être demain le grand partenaire de l’Afrique et de l’Asie en proposant aux pays africains et asiatiques non seulement un partenariat économique et financier mais également un contre-modèle au modèle occidental associant prospérité, harmonie et autorité.

Xi Jinping se veut l’empereur qui réussit à bâtir un « nouvel Empire céleste », une Chine grande puissance mondiale à l’égale de la puissance américaine, solide à l’intérieur et puissante à l’extérieur. Beaucoup dans le monde ont été impressionnés ces dernières années par l’image d’une Chine irrésistible, devenue pour l’Amérique l’adversaire systémique.

Mais le jeune géant chinois a de grandes fragilités.

5. Les fragilités du jeune géant chinois

La lettre consacrée en mai 2021 à la Chine se concluait ainsi : il est d’autant plus incertain de savoir à quel degré de puissance la Chine arrivera demain que, plus elle grandit, plus elle connaît des fragilités. On pourrait dire que la dynastie du PCC, au fur et à mesure qu’elle construit sa puissance intérieure et extérieure, ouvre des failles au sein de « l’Empire du Milieu ». Il se crée une double fragilité, une fragilité au cœur de l’empire et une fragilité dans la relation entre l’empire et le monde extérieur.

Le système chinois combine socialisme et capitalisme, une économie dirigée et des entreprises privées dynamiques, un régime de plus en plus despotique et une société en pleine modernisation. L’avenir d’un tel système est empli d’inconnues car ses contradictions peuvent le faire sérieusement turbuler.

C’est ce qui vient de se passer dans l’année 2022.

2022 a été une année catastrophique pour l’économie chinoise. La croissance a chuté jusqu’à 3 %. C’est la conséquence de plusieurs réalités négatives. L’aberration de la politique du « zéro Covid », décidée et maintenue trois années durant par Xi Jinping en personne, a gelé l’activité économique de régions entières. Il y a eu le krach de l’immobilier, moteur de la croissance chinoise, produit par la dette excessive des promoteurs. La contradiction croissante d’une économie mixte bancale et de la recentralisation étatiste actuelle, notamment la mise sous tutelle des « Gafas » chinois et de la haute technologie illustrée par la chute de Jack Ma, président d’Alibaba, a entraîné un blocage durable du modèle économique et social du pays. Le résultat est que le temps, désormais, ne joue plus pour Pékin, alors même que l’Amérique vient de relancer de façon spectaculaire son économie et son industrie. La Chine ne dépassera pas le PIB de l’Amérique dans les prochaines années. Les deux puissances connaîtront des croissances à des rythmes parallèles.

2022 a également illustré de façon spectaculaire la crise démographique chinoise. Depuis 2022, la Chine n’est plus le pays le plus peuplé du monde, ce qu’elle était depuis des siècles. Désormais, avec un taux de fécondité de 1,08, loin des 2,1 nécessaires, la Chine est entrée en récession démographique. Ce bouleversement est d’abord la conséquence de la politique de l’enfant unique instaurée en 1979 et arrêtée en 2015, mais il s’explique aujourd’hui par le comportement de la femme chinoise moderne, refusant les enfants multiples ou même la vie en couple. Les conséquences futures seront le vieillissement de la population, la chute de la population active et la chute du marché intérieur.

Le 20e Congrès du PCC d’octobre 2022 s’est déroulé avec toutes ces difficultés nouvelles pour toile de fond. Il a abouti à la consécration d’un despotisme renforcé autour de la ligne et du clan de Xi Jinping. Face aux problèmes intérieurs et face à la rivalité croissante avec une Amérique entreprenante, Xi Jinping a tranché en faveur d’un renforcement du Parti pour le « réarmement » économique et social du pays.

Or, deux mois à peine après le 20e Congrès, la Chine de Xi Jinping est secouée par une révolte inédite liée à la politique du « zéro Covid ». Les trois années de la politique « zéro Covid » se traduisent par le confinement absolu d’une population non immunisée et peu vaccinée ainsi que par les résultats catastrophiques de la chute de la croissance. L’explosion sociale d’une population exaspérée se produit après les dégâts meurtriers de l’incendie d’une tour, à Urumqi dans le Xinjiang, le 24 novembre 2022, alors que les restrictions sanitaires entravent les secours. Pendant deux mois, de violentes manifestations contre les restrictions sanitaires se déroulent dans les universités, les villes, les usines, alors même que Xi Jinping avait fait au 20e Congrès l’apologie de sa politique du « zéro Covid ». Ces manifestations virent à la révolte politique. La révolte « A4 », exprimée par le brandissement de feuilles de papiers blancs au format A4, va mêler le rejet de la politique du « zéro Covid », la critique de la censure du régime, mais également des cris « Xi Jinping démission », ce qui est une libération de la parole politique inédite depuis les événements de Tien An Men.

Le 8 janvier 2023, Xi Jinping décide le changement de la politique anti-Covid. Il met fin aux confinements, aux quarantaines, aux tests de dépistage et à la fermeture des frontières du pays. Xi Jinping ne veut pas d’un nouveau Tien An Men et surveille la population comme le lait sur le feu. Ce qui s’est passé cet hiver 2022 en Chine illustre les contradictions à venir entre le despotisme de la dynastie actuelle et l’évolution de la population chinoise. Qu’en sera-t-il demain du « pacte social » entre le PCC et la société chinoise ?

2022 a également révélé que la Chine a peut-être atteint son plafond de verre dans sa puissance mondiale.

Non seulement elle fait de plus en plus peur au monde occidental, lequel nourrit aujourd’hui une volonté nouvelle d’un découplage économique et commercial d’avec la Chine, mais elle fait également peur en Asie. La menace chinoise sur Taïwan relancée par la crise d’août 2022 provoque aujourd’hui une réaction défensive, non seulement de la part des pays asiatiques occidentaux que sont Taïwan, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, tous pays décidés à accroître leurs capacités de défense et à resserrer leurs liens avec l’Amérique, mais également de la part d’autres pays voisins de la Chine, tels l’Inde, Singapour ou le Vietnam. De plus, le comportement violent et répressif de la dynastie chinoise du PCC à l’intérieur de son territoire, au Tibet, à l’encontre du peuple ouïgour, à Hong Kong, fait craindre à de nombreux peuples voisins de la Chine le retour de réflexes « impériaux » qui étaient ceux de l’ancien « Empire du Ciel ».

S’ajoutent dans cette même région asiatique les premières désillusions des « routes de la soie », du fait de dettes colossales des pays clients vis-à-vis des prêts chinois. C’est le cas du Sri Lanka, du Laos, du Pakistan, du Népal et du Bangladesh. À tel point que l’on assiste aujourd’hui à des débuts de résistance de certains États asiatiques à la pénétration des routes de la soie sur leur territoire.

On pouvait s’interroger il y a quelques années, mais, aujourd’hui, il est clair que non seulement la Chine de Xi Jinping ne « boutera » pas l’Amérique hors du théâtre asiatique, mais qu’elle ne deviendra pas le « patron » de l’Asie, même si elle en est le premier partenaire économique.

Au fond, la Chine fait peur parce qu’elle est encore trop chinoise pour être mondiale. Le modèle chinois d’un autoritarisme mâtiné d’une obéissance confucianiste peut plaire à certains États asiatiques et africains. Mais il ne deviendra pas universel, à la différence des « valeurs » de liberté et de démocratie. Le modèle chinois est difficilement exportable.

IV. Un nouveau triangle ?

L’année 2022 est venue remettre en question l’analyse dominante de ces vingt dernières années quant à la formation d’un monde tripolaire marqué par le déclin du monde occidental et la montée en puissance des régimes autoritaires emmenés par la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping. 2022 a additionné la relance de son leadership par l’Amérique, le revers ukrainien d’une Russie en crise, la mobilisation du monde occidental dans la guerre d’Ukraine, et les difficultés économiques et politiques de la Chine à l’intérieur et à l’extérieur.

« Sale temps pour les régimes autoritaires », écrivait en décembre 2022 le chroniqueur du Figaro, Renaud Girard. L’année 2022 a montré en effet que, contrairement à l’idée reçue, les régimes autoritaires sont plus fragiles que les démocraties libérales. Tout simplement parce que l’autoritarisme absolu amène à nier le poids des réalités et à s’aveugler, y compris sur son propre peuple. L’examen de la Russie et de la Chine actuelle nous renvoie à Montesquieu et à sa définition du régime despotique fondé sur « la volonté arbitraire du prince, l’esclavage du peuple et la peur ».

Ce que Montesquieu nous dit également est la fragilité des despotismes liée à leur rigidité, leur totale incapacité à s’adapter et à évoluer. Un régime despotique dure tant que la servilité et la peur dominent le peuple. Un jour ou l’autre, il se brise net.

Cela dit, on doit bien constater la longévité particulière du despotisme tsariste et « néotsariste » de la Russie ainsi que du despotisme impérial et mandarinal de la Chine. C’est un fait, notre monde tripolaire est engagé dans un long cycle d’affrontement entre le camp occidental animé par l’Amérique et la coalition des deux grandes puissances « révisionnistes » que sont la Russie et la Chine.

La question qui nous est posée, à nous, Européens, est la suivante : quel est le destin de l’Europe face à ce nouveau triangle ?

23 février 2023.

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