Il semble que tout a été dit et écrit sur le conflit israélo-palestinien. La scène israélo-palestinienne est saturée par l’accumulation des nombreux mantras qui s’y sont succédé : le discours sur les deux États cohabitant côte à côte, le discours inverse de la mort du processus d’Oslo, la certitude du grand soir palestinien que serait une troisième Intifada victorieuse, ou encore l’ancien discours réapparu récemment de l’État binational.
Et pourtant, il y a encore des choses à dire pour comprendre ce qui s’est passé et ce qui ne s’est pas passé. Pourquoi en est-on là aujourd’hui ?
Plutôt que d’éprouver « la soif du manichéisme » dont a parlé le grand écrivain israélien Amos Oz et de parler de « bons » palestiniens et de « méchants » israéliens, il faut se rendre compte de la singularité et de la complexité de ce conflit.
Il faut d’abord comprendre la complexité tragique de la terre de Palestine. Le conflit israélo-palestinien n’est pas un classique conflit de décolonisation dont la solution serait le départ du colonisateur et le transfert du pouvoir au peuple colonisé. La Palestine a ceci d’unique et de singulier d’être une terre liée à l’histoire et à l’existence de deux peuples. La terre de Palestine est « existentielle » pour deux peuples, le peuple israélien et le peuple palestinien.
Il n’aurait jamais dû y avoir une question palestinienne.
1. De la terre de Sion au sionisme
Au lendemain des deux guerres menées en 70 et 132 par le peuple juif contre l’occupant romain, conclues par le suicide collectif des derniers résistants de Massada, l’Empire romain détruit le Temple, rase une bonne partie de la ville de Jérusalem, en chasse les Juifs, faisant disparaître l’entité juive de la Judée vieille de mille ans. Rome veut faire disparaître toute trace de l’ancien État hébreu, et elle donne à cette terre le nom de Palaestina, inspirée du nom de la Philistie, cet ancien État établi par les Philistins entrés alors en conflit avec l’État hébreu. Les historiens romains, dont Flavius Josèphe, sont alors convaincus que c’est la fin de l’histoire du peuple juif.
La Palestine est le nom que garderont les Arabes lorsqu’ils conquerront cette terre sur l’Empire byzantin au 7e siècle et la coloniseront. La Palestine, partie de l’Empire arabe puis ottoman jusqu’à la Première Guerre mondiale, deviendra une terre islamisée et peuplée majoritairement d’Arabes. En 1918, au moment des décisions des Alliés sur le sort de l’ex-Empire ottoman, elle aurait dû normalement suivre le destin des autres territoires de la région — le Liban, la Syrie, l’Irak, la Transjordanie — et prendre la voie de l’indépendance. Si la Palestine était devenue un nouvel État arabe de la région, personne ne se serait soucié de l’histoire pré-arabique de la Palestine et de l’ancienne présence sur cette terre du peuple hébreu. Normalement, le peuple palestinien aurait dû hériter du territoire de la Palestine et le peuple juif aurait dû rester dispersé et intégré dans ses terres diasporiques.
Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Comment en est-on arrivé à la collision de deux peuples qui ont habité la Palestine à des époques très différentes mais qui vont s’y « rencontrer » à la fin du 19e siècle ?
Parce que l’un d’entre eux, le peuple juif, a occupé la terre de Palestine dix siècles durant, en a été expulsé vingt siècles durant, mais a voulu y revenir. L’ancien peuple hébreu de la Bible, à la différence de tous ces anciens voisins, a survécu à toutes ses infortunes. Il survivra à la disparition de son État, de son Temple et de sa terre. Comme après le premier exil à Babylone au 6e siècle avant notre ère, il le fera par le religieux. À Babylone, ce fut une petite minorité religieuse déterminée qui sera le gardien, le « veilleur » de l’identité juive, avant d’être l’artisan du retour à Jérusalem et le rédacteur de la Bible. Dans le second exil, qui va durer près de vingt siècles, ce sera l’élite des pharisiens, un petit groupe de religieux gravitant autour du Temple, qui, grâce à leur pragmatisme et à leur non-implication dans les guerres juives menées par les courants « nationalistes » des zélotes et des sadducéens, gérera avec l’accord de l’occupant romain la continuité de la religion judaïque à partir de la Galilée.
Le pharisaïsme permettra de bâtir un judaïsme « déterritorialisé » autour de deux institutions, la synagogue, succédané du Temple, et le Sanhédrin, tribunal religieux gardien de la loi juive qu’est la Torah. Ce judaïsme synagogal sera géré dans les siècles suivants par les rabbins, descendants des pharisiens.
C’est ce religieux qui fécondera un politique. La survie d’un peuple désormais totalement dispersé dans la diaspora passera par le « fil rouge » de la religion et de la Torah qui permettra au peuple juif de préserver sa spécificité et de bâtir un lien spirituel avec leur ancienne terre et l’ancien Temple. Car la conscience de la terre perdue va demeurer totalement présente dans la pensée religieuse juive, dans les liturgies et les pratiques du judaïsme synagogal. Ainsi, la Mishna, faite des discours des premiers rabbins destinés à la lecture et l’étude quotidienne du juif pratiquant, transmettra à toutes les générations juives successives du monde entier la sacralité de l’élection de la terre de Judée donnée par Yahvé au peuple juif. Elle sera l’aliment quotidien qui va nourrir la persistance fibreuse d’une identité juive maintenue tout au long des siècles qui s’écouleront entre les tragédies de 70 et 135 et le 19e siècle.
Le sens de l’histoire transmis aux juifs par les rabbins et les synagogues est celui d’une dispersion par rapport à un centre, Sion est le terme biblique désignant les différents lieux saints bénis par Yahvé sur la terre de Judée. Sion reste vénéré, même s’il n’est plus considéré comme présentement atteignable. La lecture de la Bible va transmettre aux communautés juives des ghettos de Russie et d’Europe centrale, régulièrement soumis à des brimades et des pogroms, l’espérance d’une terre promise, perdue mais destinée à être retrouvée. La religion juive a été une religion « nationale » en ce sens qu’elle a toujours gardé à bord le peuple juif et le lien avec sa terre en forgeant un « devoir de mémoire »politico-religieux.
De ce fait, le passage du judaïsme au sionisme sera une seule et même histoire. Il suffira d’une étincelle, les pogroms et les lois antisémites russes de 1882, pour que la formule rituelle « l’an prochain à Jérusalem » exprimée dans chaque synagogue depuis des siècles se transforme en projet politique. Le paradoxe est que le sionisme va naître à un bout de l’Europe, la Russie et les pays baltes, alors qu’à l’autre bout de l’Europe, en Grande-Bretagne ou en France, les communautés juives modernisées et émancipées se dissolvent et s’intègrent dans leurs sociétés d’adoption, se voulant être des israélites européens abandonnant le rêve de Sion.
Le vrai père fondateur du sionisme n’est pas Théodore Herzl, mais le russe Léon Pinsker. Au lendemain des pogroms de 1882, il écrira le manifeste Autoémancipation dont la résonance sera considérable dans toute la Russie et l’Europe centrale. Il joindra le geste à la parole en fondant le premier mouvement sioniste, les Amants de Sion, en organisant la première Alya et en bâtissant les premières colonies agraires juives en Palestine. Les Amants de Sion resteront le principal centre de l’activité sioniste jusqu’en 1914.
Le mouvement est lancé. Le « sionisme pratique » d’immigration juive en Palestine et de construction de colonies ne s’arrêtera plus. Il suffira de créer une organisation et de donner un corpus idéologique pour faire du sionisme un mouvement de masse et une force politique qui permettront de gérer la dynamique lancée et de surmonter les difficultés rencontrées. Ce sera accompli par Th. Herzl, quinze ans après la première Alya, par la publication de L’État juif et la création du mouvement sioniste mondial lors du congrès de Bâle de 1897, un mouvement sioniste porteur d’un projet de construction d’un État juif moderne et laïc qui sera appelé à être bâti en Palestine.
Ainsi, le sionisme s’est complètement constitué, organisé et mis en place dès les années 1880-1900, vingt ans avant la Première Guerre mondiale, et cinquante ans avant la Shoah. Le sionisme débouchera sur une colonisation de la terre palestinienne, même s’il ne s’agit pas d’un colonialisme à proprement parler dans la mesure où un peuple fait retour sur une terre qui avait été sienne. C’est de cette réalité historique que va naître la tragédie de la Palestine.
2. Les Palestiniens, un peuple « invisible »
Car il existe un peuple de Palestine.
Quel est-il au moment où le sionisme naissant va montrer le chemin d’un retour à Sion ? En 1890, la Palestine est peuplée de près de 600 000 habitants arabes, en grande majorité musulmane mais comprenant 10 % de chrétiens, et d’une petite communauté juive de 20 000 personnes, une communauté formée des Juifs restés en Palestine, ainsi que de Juifs chassés d’Espagne ou ayant fui l’Europe centrale, tels les hassidim, tous venus se réfugier en Palestine avec l’accord des sultans ottomans. Cette société palestinienne s’est modernisée au cours du 19e siècle, à l’instar des autres sociétés levantines libanaise et syrienne. Aux côtés de la société traditionnelle formée par le couple des paysans et des cheikhs ruraux vont se développer des couches urbaines bourgeoises et éduquées faites des vieux clans arabes installés en Palestine au moment de la conquête arabe du 7e siècle, d’une nouvelle bourgeoisie urbaine faite des grands propriétaires fonciers favorisés par le sultanat ottoman, et d’une bourgeoisie marchande installée sur le littoral, de Jaffa à Haïfa.
En 1890, à la naissance du sionisme, cette société palestinienne n’est pas encore formée comme un véritable peuple doté d’une identité politique. Car la Palestine était simplement devenue une partie du grand Empire ottoman sans identité politique propre, à la différence du Liban et de la Syrie qui avaient une longue histoire pré-arabique. Il faut dire que la société palestinienne reste profondément clanique, à l’image de la classe des notables gardienne des lieux saints de Jérusalem divisée entre les Husseini et les Khalidi, ce qui ne favorise pas l’émergence d’une conscience nationale. D’autant plus que le nationalisme arabe commence tout juste à émerger au sein de l’Empire ottoman.
À cette époque, l’Arabe de Palestine a des identités multiples, celle de sa famille et de son clan, celle d’être un Arabe vivant en Palestine et, pour les plus politisés, celle de l’appartenance à la grande région de la Syrie, cette « Grande Syrie » qui va être le premier grand projet des nationalistes arabes du Levant. Lorsque les premières revendications autonomistes arabes se manifestent en Palestine au sein des grandes familles de Jérusalem à l’encontre de l’Empire ottoman, elles vont donc s’exprimer autour d’un projet de constitution d’une Grande Syrie, et non pas d’une Palestine. S’il existe une identité palestinienne vécue au quotidien, celle-ci n’a pas encore produit un projet national palestinien. Bref, le peuple palestinien demeure encore « invisible », même à lui-même.
Ainsi, dès la fin du 19e siècle, les tréteaux de la question palestinienne sont posés. Vont se dresser face à face sur la terre de Palestine les premiers colons du peuple juif, un vieux peuple réveillé, et les Palestiniens, les habitants installés sur la terre de Palestine mais non encore conscients d’être un peuple. D’un côté, un peuple issu de la modernité européenne, de l’autre un peuple immergé dans un monde arabe occupé, colonisé et en crise par rapport à la modernité. Surtout, d’un côté, un peuple très « visible » du fait de sa longue histoire et, de l’autre, un peuple « invisible ».
3. La création de la question palestinienne (1903-1920)
De même que, normalement, le peuple juif aurait du se dissoudre et disparaître de l’histoire après le drame de son expulsion d’Israël par l’Empire romain, de même, normalement, il n’aurait jamais dû être question, vingt siècles plus tard, d’évoquer son retour sur son ancienne terre de Palestine lors des conférences de la paix de l’après Première Guerre mondiale. Mais le sionisme va gagner la bataille diplomatique de la Palestine par le traité de Sèvres de 1920.
En réalité, cette bataille va s’amorcer bien avant la Guerre mondiale. Elle met aux prises trois acteurs : le mouvement sioniste, l’Angleterre et les jeunes mouvements nationalistes arabes.
Le mouvement sioniste est désormais bien organisé, autour des deux pôles que sont le sionisme « pratique »des différentes alyas russes, dont celle de 1903 que conduit le jeune Ben Gourion en Palestine, et le sionisme « institutionnel » du mouvement sioniste mondial créé par Herzl, réuni en congrès périodiques, et vite devenu la machine politique et diplomatique du sionisme. L’action du sionisme entre 1900 et 1920 sera décisive. Alors que, sur place, en Palestine, les premières vagues de colons russes se heurtent rapidement aux populations arabes des campagnes et des villes, tels les vifs incidents antijuifs de Jaffa de 1908, Ben Gourion va entreprendre la construction d’une organisation territoriale, politique, militaire, économique qui peut fonctionner de façon autonome dans un territoire étranger et hostile. En clair, sans tenir compte ni d’une population arabe nécessairement hostile à l’idée ni des aléas diplomatiques des puissances européennes, il s’agit de bâtir le plus possible et le plus vite possible le Yichouv, la « maison juive de Palestine », préfiguration d’un futur État juif de Palestine.
En parallèle, le Congrès juif mondial, dans ses rencontres de 1905 et 1907, va « éclaircir les buts du sionisme », comme le dira H. Laurens, l’historien de référence du conflit israélo-palestinien. La grande majorité des congressistes rejettera la « question arabe »posée par ceux qui font valoir le peuplement arabe de la Palestine et se ralliera à l’« option palestinienne » défendue par les sionistes russes héritiers de L. Pinsker, des Amants de Sion et des deux premières alyas, et désormais regroupés en Palestine dans le nouveau parti nationaliste animée par Ben Gourion, un parti qui sera la souche future du Parti travailliste.
Ainsi, la ligne qui l’emporte au 7e congrès sioniste est celle d’un sionisme radical, offensif, niant la « question arabe », décidé à inscrire coûte que coûte le retour du peuple juif sur toute la carte de Palestine, un sionisme totalement éloigné des utopies humanistes de Th. Herzl.
En cette période de l’avant-guerre mondiale, si le sionisme a déjà « fait son trou » en Palestine et s’est doté d’une organisation mondiale, il reste une affaire « privée » et ne bénéficie encore d’aucun soutien politique.
C’est là que va intervenir un second acteur essentiel, l’Angleterre. Il va en effet se fabriquer entre le puritanisme anglais, les anglicans, et une communauté juive anglaise très intégrée et très puissante, tous milieux de la haute bourgeoisie très présents dans les milieux d’affaires et dans la politique, une « alliance judéo-chrétienne »qui va s’unir autour des thèmes du biblisme, du millénarisme et du retour des Juifs sur la Terre sainte de la Bible. La traduction en sera la politique de Palmerston en faveur du retour des Juifs d’Europe en Palestine, puis le soutien financier anglais aux premières colonies juives. Cette « alliance judéo-chrétienne » anglaise va être d’autant plus influente que l’Angleterre est alors la grande puissance mondiale. La politique de soutien à la cause du sionisme portée par le Premier ministre Lloyd George, Lord Balfour, sir Herbert Samuel, Mark Sykes, conduira la diplomatie anglaise à reprendre à son compte le projet de la création d’un « foyer national juif » en Palestine porté par le successeur de Th. Herzl au Congrès juif mondial, Haim Weizmann. Et ce, malgré l’opposition du clan arabe du Foreign Office favorable au nationalisme arabe naissant et au projet de T. E. Lawrence d’un grand État arabe couvrant le Levant et dirigé par l’émir de La Mecque.
En 1915, le gouvernement anglais décide de fusionner dans un grand dessein stratégique le soutien à la cause arabe et l’attachement à la cause juive. La nouvelle carte de l’Orient redessinée en 1916 par les deux puissances futures vainqueurs de la Guerre mondiale, l’Angleterre et la France, à partir du projet de démantèlement de l’Empire ottoman, l’accord Sykes-Picot, va créer un territoire autonome de Palestine. Mais l’accord franco-britannique spécifie que la Palestine ainsi créée sera gérée d’une façon particulière par la combinaison de la création du foyer national juif souhaité conjointement par le Congrès juif mondial et le gouvernement anglais et d’un statut applicable à la population arabe.
Ce double statut de la Palestine est décidé par l’Angleterre en 1915, concrétisé dans l’accord Sykes-Picot de 1916 et réaffirmé dans la déclaration Balfour de 1917. Les puissances alliées, dans l’article 95 du traité de Sèvres, reconnaissent juridiquement l’existence du peuple juif et sa relation historique avec la Palestine. Ce traité de Sèvres, rarement cité dans les débats sur la Palestine, est d’une toute autre importance politique et juridique que la déclaration Balfour, simple expression de la diplomatie anglaise. Il charge l’Angleterre, sous le contrôle de la SDN, de définir le futur statut qui combinera le foyer national juif et les intérêts politiques de la communauté arabe de Palestine, non définie comme un peuple mais simplement comme une « communauté ». Il reconnaît ainsi un droit à l’existence au peuple juif revenu dans l’histoire, mais il ne l’accorde pas à un peuple palestinien encore « invisible ».
Ainsi, la création d’une Palestine autonome ne doit presque rien à la prise en compte d’un peuple arabe de Palestine qu’il s’agirait de mener sur le chemin de l’indépendance au même titre que les peuples libanais, syrien et irakien. L’acteur arabe, bien présent sur le terrain, est absent des décisions des puissances européennes désormais en charge du Levant. En réalité, le peuple palestinien est trop « invisible »et sera « l’angle mort » de la question palestinienne. Comme l’a indiqué l’historien J.‑P. Chagnollaud, « dans le grand bal des délégations arabes venues essayer de défendre leurs aspirations nationales à Sèvres, les Palestiniens sont absents pour la bonne raison qu’à cette époque, le nationalisme palestinien n’existe pas et que la Palestine est alors perçue comme une province parmi d’autres, historiquement liée à l’espace syrien ».
Entre la seconde Alya de 1903 menée par Ben Gourion et le traité de Sèvres de 1920, la question palestinienne s’est nouée. Ainsi il y a eu dès le départ un gagnant, le peuple juif, et un perdant, les Palestiniens. Tout ce qui va se dérouler ensuite durant un siècle est contenu dans ce premier acte qui a créé tous les éléments d’un conflit programmé.
4. Une « guerre de cent ans » mal gérée
Si l’on voulait résumer l’histoire de la question de Palestine entre 1920 et les années 1990, avant le tournant d’Oslo de 1993, ce serait quelques dates : 1937, 1948, 1950, 1967.
• 1937
Le flou politique du texte du mandat confié à l’Angleterre est à terme intenable. La politique anglaise en Palestine va alors osciller en fonction des événements et des pressions des acteurs locaux, les colons juifs et les habitants arabes.
Du côté juif, c’est la marche en avant à pas forcés, sous la houlette conjointe de Ben Gourion et de H. Weizmann, par l’organisation de l’immigration des Juifs de Russie et d’Europe centrale, par le rachat systématique de terres arabes, par la création d’institutions « paraétatiques ». Du côté des Palestiniens arabes, c’est l’apparition du premier mouvement national. Face à un sionisme radical se dresse maintenant un antisionisme radical teinté d’un antisémitisme nouveau dans le monde arabe. Tout compromis apparaît impossible et la conséquence est qu’aucun projet de statut politique pour la Palestine ne verra le jour. Le mandat est très vite paralysé, comme le constate à la fin de son mandat le premier gouverneur anglais H. Samuel.
Il va falloir quinze ans pour que le mouvement national palestinien s’organise et se mette en branle et que l’Angleterre et la SDN réalisent qu’il y a bien deux peuples sur la terre de Palestine.
1937 est la date de la grande révolte arabe. À cette époque, le visage démographique de la Palestine s’est déjà bouleversé. La population juive approche 400 000 personnes, ce qui est près de la moitié du million des Arabes palestiniens. En partie du fait de l’hitlérisme qui a conduit dans les années trente les Juifs d’Allemagne et de Pologne à fuir vers la Palestine, le sionisme a réussi son pari. Après les premiers grands soulèvements antijuifs de 1921 et de 1929 qui feront de nombreuses victimes dans la communauté juive, 1937 est le début d’une grande révolte armée palestinienne contre les Anglais. Ce sera la première guerre d’indépendance de Palestine. Elle associera les jeunes générations urbaines et les éléments armés des Frères musulmans palestiniens, les ancêtres du Hamas actuel.
Londres va réagir de deux façons. Après avoir férocement réprimé le jeune mouvement national palestinien par les exécutions et l’emprisonnement, l’Angleterre va changer de politique sur la Palestine. Elle va se lancer dans un projet de partition territoriale de la Palestine qui reprend l’idée de la « cantonalisation » débattue dans les milieux de la SDN. Le plan Peel, avalisé par la SDN, vient préconiser un partage entre trois entités : un petit État juif sur les principales zones de colonisation, la Galilée et la plaine côtière ; un État arabe sur les régions centrales de la Palestine que sont les anciennes Judée et Samarie désormais appelées la Cisjordanie, mais incluant également le port côtier de Jaffa ; le maintien du statut mandataire sur la ville de Jérusalem.
Les sionistes répondent par un « oui mais » : oui à l’État mais avec un contour quelque peu élargi. Et les Arabes palestiniens répondent par un « non » catégorique. Ils refusent tout à la fois le principe même d’un État juif sur la terre de Palestine et le transfert des 200 000 Palestiniens installés sur le littoral. Du coup, Londres, consciente qu’un tel partage ne pourra s’imposer que par la force dans une Palestine chauffée à blanc après les événements de 1937, recule et range le plan Peel dans les tiroirs.
On se rendra compte par la suite que la solution du partage de la Palestine en deux États est la seule solution pratique. En 1937, il est bien trop tôt pour que le partage soit accepté par les Palestiniens, convaincus que la terre de Palestine est leur. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Palestine sera abandonnée par son gérant anglais, lequel transférera le dossier à l’ONU.
• 1948
L’ONU va reprendre à son compte le principe du partage territorial en adoptant la résolution 181.Les Nations unies vont largement s’inspirer du plan Peel. L’État juif est créé sur le littoral et la Galilée, mais est étendu au désert du Néguev. L’État palestinien est établi sur la Cisjordanie, le port de Jaffa et la bande de Gaza. Quant à la ville de Jérusalem, elle est dotée d’un statut spécial internationalisé.
Comme en 1937, le plan de partage onusien sera mort-né. Alors que les dirigeants sionistes acceptent le plan, les dirigeants palestiniens, à qui font écho les dirigeants des pays arabes, le rejettent totalement. De plus, le gouvernement travailliste britannique, qui s’apprête à quitter le territoire palestinien et est devenu favorable à la cause arabe, ne veut absolument pas agir sur place pour imposer le plan de partage de l’ONU. Les Nations unies sont paralysées en 1947, comme l’avait été l’Angleterre en 1937.
C’est la guerre qui va accoucher d’un partage de la Palestine. Les deux guerres de Palestine, la guerre de 1947 déclenchée par les Palestiniens contre les Juifs, puis la guerre ouverte par la coalition des États arabes contre le nouvel État d’Israël proclamé en mai 1948, vont consacrer la puissance d’Israël et l’abandon arabe de la Palestine. Mieux organisés et mieux équipés et — il faut le dire — plus motivés, les Juifs de Palestine animés par Moshe Dayan, Yigal Allon, Yitzakh Rabin, vont remporter deux victoires écrasantes. Cette double victoire militaire est convertie en une victoire politique totale grâce à la tragédie de la Nakba, l’exil, mi-volontaire et mi-forcé par les troupes israéliennes, de 300 000 Palestiniens des zones des villes, du littoral et de Galilée vers le Liban, Gaza et la Cisjordanie.
Mais la défaite arabe est en bonne partie le fait de l’impéritie des dirigeants du mouvement national palestinien ainsi que de l’ambiguïté des États arabes. L’impéritie a été celle du grand mufti de Jérusalem, Ali Husseini, qui a refusé de collaborer avec l’armée des volontaires arabes menée par son grand rival al Qawudji. Et l’ambiguïté a été celle de l’Égypte, de la Syrie et de l’Irak, qui se sont lancées dans la guerre à reculons, sans jamais y engager le gros de leurs troupes ni établir de coordination stratégique, et se sont arrêtées dès les premiers combats sérieux.
Le seul État arabe qui va vraiment combattre sera la Transjordanie du roi hachémite Abdallah. Mais cette détermination a une raison précise, l’occupation de la Cisjordanie, cœur de l’État promis aux Palestiniens par l’ONU. L’objectif du roi est celui d’un grand royaume jordanien sur les deux rives du Jourdain. De ce fait, les Israéliens et la dynastie hachémite ont un intérêt commun à se partager la Palestine entre eux. Ils vont devenir les ennemis les plus coopératifs du monde. Le pacte territorial négocié en pleine guerre par Golda Meir avec le roi Abdallah « échange » l’acceptation jordanienne de la création de l’État israélien sur la partie conquise de la Palestine contre l’acceptation israélienne de la future intégration de la Cisjordanie au royaume hachémite.
Ainsi, à la fin de 1948, un partage de la Palestine est établi. Mais c’est un tout autre partage que celui prévu par la résolution 181 de l’ONU. Les victoires militaires d’Israël et l’entente israélo-jordanienne ont tué dans l’œuf l’État palestinien. Le territoire palestinien est devenu soit israélien, soit jordanien.
• 1950
N’ayant plus prise sur le destin politique de la question de Palestine, l’ONU va faire un gros travail pour faciliter la conclusion d’accords d’armistice entre des belligérants qui refusent de se parler directement. Les conventions d’armistice de Rhodes conclues en 1949 vont acter un partage provisoire de la Palestine entre Israël, la Jordanie et l’Égypte à partir des lignes de cessez-le-feu devenues lignes d’armistice, ces lignes que l’on va appeler désormais « la ligne verte ». L’État d’Israël est établi à l’intérieur du territoire palestinien conquis durant la guerre. Ce territoire, qui inclut le littoral, la Galilée, le Néguev et la partie occidentale de Jérusalem, est toujours aujourd’hui le territoire d’Israël. L’Égypte est en charge du contrôle de la bande de Gaza.
Quant à la Jordanie, elle va obtenir ce qu’elle est venue chercher dans la guerre, à savoir la ratification de son occupation de la Cisjordanie. En se contentant de tirer les conséquences de la guerre, les conventions de Rhodes font passer à la trappe le destin du peuple palestinien.
Tant les Nations unies que toutes les principales puissances ont fait prévaloir la paix israélo-arabe sur la question de Palestine, pourtant à l’origine de la guerre. On ne le sait pas encore, mais Rhodes va signifier le lâchage des Palestiniens par tout le monde. En 1950, l’ONU s’est dessaisie de facto du dossier palestinien. Elle ne le reprendra plus jamais. Les principales puissances mondiales reconnaîtront toutes le partage de la Palestine entre l’État d’Israël et la Jordanie qui va intégrer la Cisjordanie à son territoire et réprimer les mouvements palestiniens. Quant au monde arabe, il ne se battra plus jamais pour la Palestine. La question palestinienne, à l’exception de la question des réfugiés installés dans les camps financés par l’ONU de Gaza, du Liban et de Jordanie, disparaîtra de la scène internationale pour trente ans.
• 1967
La guerre des Six Jours » de juin 1967, déclenchée par Israël à la suite de la fermeture du détroit de Tiran aux navires israéliens par Nasser, fut une victoire écrasante contre la coalition de l’Égypte, de la Syrie et de la Jordanie. En moins d’une semaine, l’État hébreu prit possession de la bande de Gaza et du Sinaï sur l’Égypte, du plateau du Golan sur la Syrie, et de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie sur la Jordanie.
Au lendemain du conflit, le Conseil de sécurité de l’ONU votera la résolution 242 sur « le retrait des territoires occupés » par Israël à l’issue de la guerre. Cette résolution va confirmer le désintérêt de l’ONU à l’égard de la question palestinienne. En effet, le débat va porter sur la définition à donner au concept de « retrait des territoires occupés ». Ce débat aurait pu être l’occasion de la réaffirmation du droit du peuple palestinien à un État en relation avec le statut à donner à la Cisjordanie, un territoire attribué par le plan de partage onusien de 1948 à l’État palestinien, mais intégré par la Jordanie à son territoire en 1950 et désormais occupé par Israël. Or les États membres des Nations unies, y compris les États arabes, discuteront abondamment du retrait des territoires égyptiens et syriens, mais ils ne voudront surtout pas rouvrir le dossier politique de la Palestine.
La Jordanie, à cette époque, a bien l’intention de préserver ses droits sur une Cisjordanie qu’elle considère toujours comme une partie de son territoire. Elle préfère encore son occupation par Israël que l’édification d’un État palestinien à ses portes.
On ne parle alors de la Palestine qu’en termes de réfugiés, par la réaffirmation de la formule rituelle « d’un juste règlement du problème des réfugiés ». Les Nations unies ont bien décidé « d’oublier » la Palestine. Quant aux pays arabes, ils sont devenus totalement silencieux sur un peuple palestinien toujours aussi « invisible ».
Après 1967, la question palestinienne disparaîtra complètement de l’agenda diplomatique pendant plus de vingt années. Le « mouvement palestinien » existe bien depuis 1950, mais il s’agit d’une institution fantoche, établie et logée en Égypte, et contrôlée par Nasser et la Ligue arabe.
Ainsi, durant toute la période des années 1920 aux années 1970, la Palestine aura eu trois tuteurs successifs, l’Angleterre et la SDN, puis l’ONU, puis la Jordanie. Mais la gestion de la Palestine par ses premiers tuteurs aura été un échec complet.
Il faut alors poser la question suivante. La question palestinienne a-t-elle été mal gérée ou était-elle proprement ingérable ? Beaucoup d’historiens sont convaincus que la question de Palestine était ingérable dès le départ, dans la mesure où il était impossible de vouloir réunir le peuple juif et le peuple palestinien sur la même terre. L’un n’avait rien et voulait toute la terre et l’autre avait toute la terre et ne voulait rien lâcher. D’où les tragédies à répétition, des premières émeutes de Jaffa de 1921 à la guerre d’indépendance de 1937, des rejets palestinien et arabe des divers plans de partage aux guerres de 1948-1949.
Le partage de la Palestine, seule solution logique, aurait pu être envisageable en 1920 si le traité de Sèvres l’avait établi et si la SDN et l’Angleterre l’avaient mis en œuvre dès 1920. Mais, à l’époque, encore une fois, personne n’avait pris en compte l’existence d’un peuple palestinien. C’est la guerre — les deux guerres de 1948-1949, puis la guerre des Six Jours de 1967 — qui conduira à ce que la totalité de la terre de l’ancienne Palestine revienne à Israël et au peuple juif revenu sur son ancienne terre. Et le paradoxe est que c’est Israël, le meilleur ennemi du peuple palestinien, qui inventera à sa façon une sorte d’État palestinien.
5. La Palestine devient une question israélo-palestinienne (1967-1993)
L’issue de la guerre des Six Jours qu’est l’occupation par Israël de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de Gaza va réanimer les deux rêves antagonistes du sionisme et du nationalisme palestinien.
Juin 1967 est une « divine surprise » pour le sionisme et le peuple juif. La formule rituelle du souhait de « l’année prochaine à Jérusalem » prononcée depuis 2000 ans au moment de la Pâque juive vient enfin se concrétiser par les retrouvailles avec le Mur des Lamentations, seul vestige de l’ancien Temple détruit par les Romains.
Par ailleurs, la Cisjordanie est pour un certain nombre de Juifs, pratiquants ou non, le nom actuel des anciennes Judée et Samarie, le cœur historique de l’Israël biblique, le territoire où se trouvent Jéricho, Hébron et les tombes des Patriarches, Bethléem et la tombe de Rachel, Sichem et Shiloh, les premiers sites du peuple hébreu. Et voilà que l’ancienne terre de Sion est retrouvée !
Les trois grands courants politiques israéliens de l’époque que sont les travaillistes, héritiers de Ben Gourion, le courant « révisionniste » du Likoud, héritier de Jabotinsky, et le Parti national religieux, héritier du courant religieux partisan de la Terre promise biblique, divergent depuis la création de l’État d’Israël sur sa configuration territoriale. Ben Gourion a bâti le principe du « flou territorial » qui consiste à ne pas définir à l’avance les frontières territoriales du jeune État d’Israël, de façon à pouvoir le moment venu s’élargir. Mais il va se convertir après la guerre d’indépendance de 1948 à un « réalisme territorial ». Tout en se refusant d’accepter l’idée d’un peuple palestinien doté de sa terre, il s’est converti à « l’option jordanienne » de la partition de la Palestine entre Israël et la monarchie hachémite. Les deux autres courants « révisionniste » et religieux restent quant à eux déterminés à bâtir un grand État juif dans ses « frontières historiques » allant de la Méditerranée au Jourdain, ce qui passe par une intégration des « terres de Judée et Samarie ». Or la « divine surprise » de juin 1967 offre cette opportunité de la création du « Grand Israël » unifiant l’ancienne terre juive à la terre présente de l’État israélien.
Les « enfants » travaillistes de Ben Gourion qui règnent sur le gouvernement d’Israël depuis 1949 (Golda Meir, Ygal Allon, Abba Eban, Moshe Dayan, Shimon Peres, Yitzhak Rabin) sont fidèles au sionisme réaliste du fondateur du pays. Ils n’hésiteront pas à annexer le plateau syrien du Golan ainsi que Jérusalem-Est, la « capitale sainte et éternelle d’Israël ». Mais ils se refuseront, au grand dam des deux partis nationaliste et religieux, à intégrer la Cisjordanie et décideront de la placer sous un statut d’occupation militaire en attendant de statuer sur son avenir avec la Jordanie.
Mais la « libération » de la Judée et de la Samarie va faire naître, d’abord de façon spontanée puis de façon organisée, la colonisation de ces terres. Celle-ci est venue d’en bas avant que d’être organisée par le haut. Il va d’abord y avoir une colonisation populaire, spontanée, celle du retour de colons juifs installés autour de Jérusalem dans les années 1920 et chassés par la guerre de 1948.
Puis il y aura une colonisation à dominante religieuse, celle de juifs religieux entraînés par quelques rabbins messianiques radicaux, tel le rabbin Y. Kook, décidés à retrouver la terre biblique de la Judée et de la Samarie. Les travaillistes ne les soutiendront pas officiellement, mais ne les empêcheront pas d’agir. Le Goush Emounim, le bloc de la foi, émanation politique de ce courant, organisera l’installation de colons à Hébron sur le site des tombes des Patriarches, en plein centre-ville arabe, et se lancera dans la politique des implantations sauvages installées sur des lieux considérés comme sacrés, point de départ du « mouvement des collines ». Cette colonisation religieuse est radicale, absolue. C’est « toute la terre pour la rédemption ». Aujourd’hui, il y a à peu près 50 000 colons religieux en Cisjordanie, formant un courant très déterminé et très organisé.
Un autre courant de la colonisation sera la « colonisation sécuritaire », totalement politique. Au nom de la sécurité du pays, les gouvernements israéliens décideront d’implanter à Gaza, sur le Golan, sur le Jourdain, autour des grandes agglomérations palestiniennes de Cisjordanie, des avant-postes de militaires et de colons destinés à surveiller et, le cas échéant, à se défendre face à la menace arabe.
Il existe enfin une colonisation « pratique », la plus nombreuse actuellement. Elle est celle des « villes dortoirs » qui entourent désormais Jérusalem, telles la zone d’Ariel et la ville de Maale Adumim, où logent des populations modestes venues travailler à Jérusalem.
Il y a aujourd’hui près de 500 000 colons. Mais il faut faire la distinction entre les 400 000 colons des villes et zones dortoirs aux alentours de Jérusalem et les 100 000 colons implantés au cœur de la Cisjordanie, pour qui a été construit un réseau de routes, de ponts et de points de contrôle. On verra à quel point cette distinction est importante. Cette triple colonisation religieuse, sécuritaire, pratique, sera conçue, soutenue, lancée par le Parti travailliste dans les dix années qui suivront 1967. Elle sera relayée ensuite par les gouvernements du Likoud. Elle a été une politique constante, tous gouvernements confondus, une politique pratiquée sans bruit et sans écho régional et international pendant la trentaine d’années qui s’écoulera entre 1967 et les accords d’Oslo de 1995.
Pendant ces trente années, Israël pratiquera en Cisjordanie une voie médiane reposant sur le principe conçu par Moshe Dayan du « ni retrait ni annexion ». Le rejet de l’annexion de la Cisjordanie est resté au cœur du sionisme traditionnel hérité de Ben Gourion. Au nom de l’intérêt bien compris de l’État d’Israël, ces sionistes « réalistes » étaient convaincus, à la différence des partisans du « grand Israël », que l’intégration de la Cisjordanie et de son peuple arabe détruirait l’identité juive d’Israël. Du coup, les gouvernements israéliens vont choisir le statu quo commode de l’occupation militaire doublé d’une autonomie administrative des agglomérations palestiniennes.
Mais, si 1967 est une « divine surprise » pour le rêve sioniste, elle va être également l’acte de la renaissance du rêve nationaliste palestinien.
À l’image de l’itinéraire personnel de son dirigeant, Y. Arafat, l’organisation qui va devenir l’acteur essentiel de cette renaissance, le Fatah, s’est forgée dans les années 1960 non pas en Cisjordanie, mais à l’extérieur de la Palestine, dans les universités du Caire puis dans les camps palestiniens de Gaza.
Une autre organisation apparaît en même temps, le Hamas, un mouvement nationaliste religieux issu des Frères musulmans palestiniens qui s’étaient déjà manifestés dans la guerre d’indépendance de 1937. L’affrontement va être immédiat entre les uns et les autres, devenus des frères ennemis. Il ne cessera plus, jusqu’à aujourd’hui.
C’est le Fatah d’Arafat qui ouvrira le chemin vers la troisième guerre israélo-palestinienne. Mais cette dernière, à la différence de celles de 1937 et de 1948, aura un débouché politique pour le peuple palestinien. Il faudra cependant attendre encore vingt ans pour que celui-ci se produise.
Les années 1960-1970 sont celles de l’explosion de la revendication palestinienne. Au côté du Fatah d’Arafat, un grand nombre d’organisations d’inspiration marxiste ou révolutionnaire ont surgi au sein des camps palestiniens de Beyrouth. L’ensemble de ces organisations va accepter de se réunir pour fonder l’OLP, l’Organisation de la libération de la Palestine, sous l’autorité d’Arafat. La charte de l’OLP vient affirmer que « la seule voie menant à la libération de la Palestine est la lutte armée ». Cette stratégie de la violence armée sera gagnante à ses débuts. Les opérations terroristes spectaculaires, tel l’attentat de Munich de 1972 contre les athlètes israéliens ou les détournements d’avions d’El Al, tout en venant réveiller un peuple palestinien dispersé et passif, révéleront au monde entier la cause palestinienne.
Au milieu des années 1970, le destin du peuple palestinien devient pour la première fois de l’histoire une question internationale placée sur les devants de la scène. La consécration internationale viendra en 1969 lorsque l’Assemblée générale des Nations unies viendra affirmer dans sa résolution 2535 l’existence d’un peuple palestinien, et non pas seulement des « réfugiés », et que ce peuple a des droits inaliénables, ce que l’ONU avait oublié depuis 1950.
Si le mouvement palestinien a réussi dans cette décennie 1970-1980 à faire du « buzz », il va échouer sur le plan politique. Car la radicalité de l’action terroriste palestinienne couplée à la radicalité de son discours sur l’élimination de l’État d’Israël interdit tout soutien politique concret de la part des puissances et, bien sûr, nourrit l’hostilité du peuple et des dirigeants israéliens. Il faudra que beaucoup de choses bougent au sein du mouvement palestinien pour que la question palestinienne bouge enfin.
Les choses vont commencer à bouger en 1974.1974 est l’admission de l’OLP à l’ONU avec le statut d’observateur. Surtout, 1974 est le début des premières révoltes palestiniennes en Cisjordanie contre l’occupant israélien qui déboucheront un peu plus tard sur le déclenchement de la première Intifada, dont Tsahal, l’armée israélienne, n’arrivera jamais à venir à bout.
Il faudra attendre encore quinze ans, en 1988, pour qu’Arafat ait le courage et la lucidité de faire des choix difficiles et très contestés par les autres courants autres que le Fatah. Le Conseil national de l’OLP d’Alger de 1988 déclare accepter la perspective d’un État palestinien sur la seule Cisjordanie, reconnaissant ainsi implicitement l’existence d’Israël. Au lendemain du Conseil national, Arafat vient prononcer à Genève un discours qui met les points sur les i en parlant du « droit d’Israël à vivre en paix et sécurité ». Dans la foulée du discours de Genève, F. Mitterrand, l’ami fidèle d’Israël, reçoit à Paris le chef de l’OLP, ouvrant ainsi la voie à la reconnaissance occidentale de l’OLP comme le représentant légitime d’un futur État palestinien.
Ainsi, après plus d’un siècle d’affrontement entre Juifs et Arabes sur la terre de Palestine, la résignation au partage du territoire l’a emporté au sein du mouvement palestinien. En fait, Arafat a compris à quel point le peuple palestinien a été perdant dans le jeu international durant toute son histoire et il se décide à faire « le pari d’Oslo », c’est-à-dire le pari que le destin du peuple palestinien passera par la négociation directe avec Israël.
Encore faut-il qu’un processus se mette en route pour qu’Israël accepte son retrait de Cisjordanie et la transformation de cette dernière en un État palestinien. Logiquement, cette responsabilité revient à l’ONU, en charge de la question de Palestine depuis ses origines.
Mais va surgir « la surprise d’Oslo ».
6. L’accord d’Oslo de 1993 : Israël fabrique un « semi-État » palestinien
Au lendemain des élections de 1992 gagnées par le Parti travailliste, le nouveau Premier ministre Yitzhak Rabin va renverser la table et abandonner la doxa israélienne du rejet absolu de tout État palestinien à ses côtés en Cisjordanie. L’ancien général en charge de la répression de la première Intifada, pur produit du sionisme hérité de Ben Gourion, va se convaincre qu’il faut sortir Israël de la guerre éternelle avec les Arabes palestiniens. L’expérience de l’Intifada lui a fait découvrir non seulement la réalité d’un peuple palestinien jusqu’ici nié par le sionisme, mais la nécessité pour l’avenir de la sécurité d’Israël de conférer à ce peuple un destin et un statut politique propres à stabiliser définitivement la région.
Engager un processus graduel de construction d’un État palestinien en échange de l’engagement de la sécurité d’Israël par ses dirigeants est dans le droit fil du « sionisme réaliste » conçu en son temps par Ben Gourion et parachevé par Rabin. La meilleure sécurité d’Israël ne réside pas dans une guerre à perpétuité mais dans une paix négociée avec les dirigeants palestiniens dès lors que ces derniers acceptent pleinement l’existence d’Israël.
En 1993, les chemins de Rabin et d’Arafat vont donc se rencontrer. Le premier est prêt à négocier « avec cette crapule d’Arafat », selon sa propre expression, pour obtenir la garantie de la sécurité d’Israël à partir de laquelle serait octroyé un État aux palestiniens, et le second est décidé à faire le pari de négociations directes avec le nouveau dirigeant israélien pour obtenir un État en échange de la reconnaissance d’Israël par l’OLP. Des contacts secrets sont organisés sous l’égide de la Norvège, qui déboucheront sur la conclusion de l’accord d’Oslo solennisé à Washington le 13 septembre 1993 par la poignée de main historique entre Rabin et Arafat sous les auspices de Bill Clinton. Le paradoxe d’Oslo est le fait que le partage de la Palestine sera finalement décidé par les deux peuples qui s’étaient niés depuis un siècle et qu’il ait échu à l’État juif fondé sur le sionisme le pouvoir de créer un État palestinien.
Ce moment d’Oslo et de Washington de 1993 est une sidération pour le monde entier. Ce qu’un siècle de conflits et de tentatives des organisations et des puissances responsables de la Palestine n’ont pas obtenu, les deux protagonistes que sont l’organisation armée palestinienne adepte du terrorisme et les dirigeants sionistes de l’État d’Israël l’ont fait entre eux. Mais Arafat a fait le choix de la cogestion politique avec Israël de la fabrication de l’État palestinien, et Israël, de son côté, est décidé à prendre en main le destin politique de la Palestine afin d’éviter que ce dernier soit géré par les puissances extérieures ou l’ONU. C’est cela avant tout, Oslo : la décision des deux adversaires séculaires de régler strictement entre eux la question de la partition de la Palestine.
Et, d’ailleurs, les Nations Unies et les puissances, d’abord sidérées par la « surprise » d’Oslo, vont être trop heureuses de pouvoir « se débarrasser » de la question palestinienne, qu’elles n’ont jamais pu résoudre elles-mêmes depuis 1920. Elles vont de suite ratifier l’accord israélo-palestinien par la résolution 904 du Conseil de sécurité, laquelle fait valoir « son appui au processus de paix en cours, reconnaît la valeur juridique de ces accords, et demande que soit appliquée sans délai la déclaration de principes ». Ne voulant absolument pas avoir de nouveau sur les bras la question palestinienne, l’ONU, les principales puissances mondiales, mais également les États arabes délèguent la création de l’État palestinien aux deux protagonistes, Israël et l’Autorité palestinienne. Chacun s’est d’autant plus facilement résigné à ce que le destin politique de la Palestine soit désormais « fabriqué »par les deux protagonistes, c’est-à-dire en fait par la volonté politique d’Israël, que plus personne ne veut se mêler de trop près de la Palestine.
Quelle est la Palestine fabriquée par Rabin et acceptée par Arafat ? Oslo, c’est deux choses : un « statut intérimaire » pour les territoires palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza ; et un agenda, le « processus de paix », fait de périodes de transition devant conduire à la perspective d’un État au bout de cinq années, normalement en 2000.
Le statut intérimaire établi par Oslo qualifie les territoires de Cisjordanie et de Gaza du terme de « territoires autonomes ». Ces « territoires autonomes » sont reconnus comme étant le territoire d’un « peuple » doté des symboles d’une nation, la citoyenneté, le drapeau, l’hymne national, le passeport. Les « territoires autonomes » de Palestine sont dotés d’un gouvernement, l’Autorité palestinienne, formée d’un président et d’un Conseil législatif, établis à Ramallah, une banlieue de Jérusalem. Ce gouvernement dispose d’une administration, d’une police, d’une justice, d’une diplomatie et est en charge de la gestion des 4 millions d’habitants de la Cisjordanie et de Gaza.
Mais la Palestine ne dispose que d’un « demi-territoire ». Le territoire de la Cisjordanie est en effet morcelé en plusieurs zones. La zone A, formée de Gaza, des grandes villes de la Cisjordanie et de leurs pourtours (Jénine, Naplouse, Ramallah, Jéricho, Bethléem), constitue le territoire « indépendant »de la Palestine actuelle sur lequel l’Autorité palestinienne a formellement une pleine compétence. Cette zone A ne couvre que 15 % de la Cisjordanie mais pratiquement la totalité de la population palestinienne.
La zone B, qui concerne 20 % de la Cisjordanie, est une zone de partage de compétence. L’Autorité palestinienne y exerce les compétences administratives mais Israël y conserve les compétences de sécurité et d’ordre public. Des transferts progressifs de territoires de la zone B vers la zone A sont prévus par Oslo. La zone C est une zone de compétence exclusive d’Israël. Recouvrant les deux tiers du territoire cisjordanien, elle comprend les frontières du Jourdain, les zones militaires, les colonies, dont le sort ne sera pas discuté à Oslo, ce qui a été ensuite considéré comme une négligence coupable d’Arafat.
Les « territoires autonomes » créés par Israël et l’OLP à Oslo ne sont donc pas un État. D’autant plus que le statut d’occupation issu de la guerre de 1967 n’a pas disparu.
Le second volet d’Oslo est l’agenda du « processus de paix », un agenda fait de plusieurs étapes qui devraient aboutir à ce que le « statut intérimaire »de la Palestine fasse place au bout de cinq ans à un « statut permanent ». C’est ce « statut permanent »à négocier entre les deux parties qui devra régler les questions clés des frontières du futur État, les questions de sécurité sur le Jourdain, le sort des colonies implantées dans l’État palestinien, le statut de Jérusalem, les droits de réfugiés, tous dossiers d’une extrême complexité.
Tel était le pari d’Arafat et tel était le projet de Rabin et de Peres. Or rien de cela ne se fera. Pourquoi ?
Les accords d’Oslo reposaient sur une grande ambiguïté. Il faut le préciser, Oslo ne parle pas explicitement d’un État palestinien. Aux yeux d’Arafat, l’État est promis et assuré dans les cinq ans — il est « automatique » — alors que, pour I. Rabin et son compagnon de gouvernement Sh. Peres, l’État est une étape finale qui ne sera possible à négocier qu’après avoir vérifié dans le temps la bonne volonté de la direction palestinienne à l’égard de la sécurité d’Israël, objectif premier des accords conclus. Aux yeux des Israéliens, l’une des principales dispositions d’Oslo est la « coopération sécuritaire ». Ce jargon administratif recouvre l’engagement d’une pleine coopération des services de sécurité et de police palestiniens avec l’État d’Israël dans la lutte contre le terrorisme palestinien. L’État palestinien est donc « au conditionnel ». C’est dans cette ambiguïté fondamentale que buteront les auteurs d’Oslo et que s’engouffreront tous les adversaires palestiniens et israéliens d’Oslo.
Le processus d’Oslo sur l’État palestinien s’est bloqué dès la première phase. La question palestinienne a toujours été marquée par la tragédie. La tragédie originelle est celle d’une terre pour deux peuples, habitée par deux peuples d’abord de façon successive puis de façon simultanée. Au moment où les dirigeants de ces deux peuples vont enfin briser le cercle fatal pour conclure un accord historique sur le partage de la terre de Palestine, la tragédie va de nouveau faire irruption à différents moments décisifs.
Des trente années qui se sont écoulées depuis Oslo, il faut retenir les années Rabin-Peres (1994-1999), l’année Barak (2000) et les années Sharon (2001-2006).
J’y apporterai un témoignage personnel dans la mesure où mes responsabilités de l’époque m’ont fait participer de près à certains de ces moments encore mal connus aujourd’hui.
7. Les années Rabin-Peres(1994-1999)
D’emblée, Oslo est fragile. Il va déchaîner de multiples oppositions, celles des radicaux palestiniens comme celles des partis nationalistes israéliens. Il ne repose en fait que sur un accord conclu entre deux hommes, Y. Rabin et Y.Arafat, tous deux obligés de tenir compte de la réalité politique qui les entoure.
La réalité politique palestinienne est celle d’un climat de violence persistant entretenu par les organisations hostiles à Arafat et à Oslo : le Hamas, l’organisation palestinienne islamiste ennemie du laïc Arafat depuis les débuts et devenue radicale après le « compromis »décidé par Arafat au Conseil national d’Alger de 1988, et le FPLP, le deuxième groupe par son importance après le Fatah d’Arafat au sein de l’OLP, un groupe marxiste-léniniste également opposé au compromis d’Alger et aux accords d’Oslo. Hamas et FPLP vont tout faire pour saboter le processus de transition vers l’État engagé après Oslo en se lançant dans des campagnes terroristes contre Israël.
La réalité politique israélienne est celle d’une opposition farouche et violente à l’encontre de Rabin et des accords d’Oslo de la part des partis nationalistes, le Likoud et le Parti national religieux représentant des colons.
Du coup, la grande ambiguïté d’Oslo va éclater très vite. Les deux lectures d’Oslo, la lecture palestinienne sur le caractère « automatique » de l’État et la lecture israélienne sur son caractère « conditionnel », vont s’opposer frontalement. Pour Arafat, Oslo garantit l’État au bout de cinq ans, quels que soient les aléas et les difficultés de parcours rencontrés. Au contraire, pour Rabin, Arafat doit d’abord faire la preuve qu’il n’est plus le chef d’une organisation terroriste mais un dirigeant politique capable d’assurer la sécurité et l’ordre public dans les territoires palestiniens et donc de mater les organisations qui s’opposent à la paix conclue avec Israël.
De ce fait, aux premiers attentats terroristes commis par le Hamas et le FPLP contre Israël, la fragile confiance qui s’était établie entre Rabin et Arafat va se gripper. Rabin, en difficulté sur le front intérieur depuis la signature d’Oslo, va se décider à adopter une grande fermeté de ton sur la mise en œuvre de la transition vers l’État palestinien. Une telle attitude lui apparaît la meilleure façon de faire accepter par les Israéliens la future cohabitation avec un État palestinien. Il réagit donc en décidant la suspension des discussions devant mener à la seconde étape des accords d’Oslo, l’extension de la zone A à partir de la zone B.
Il n’aura pas le temps d’aller plus loin. La tragédie qui rôde en permanence autour de la Palestine va frapper. Y. Rabin est assassiné le 4 novembre 1995, à la fin d’une manifestation de soutien aux accords d’Oslo, par un jeune étudiant nationaliste religieux, Ygal Amir.
Rabin était le seul dirigeant politique israélien, de par sa trajectoire, sa personnalité et son charisme, à pouvoir accomplir le chemin difficile qui mènerait au bout du compte à l’État palestinien avec Arafat. Shimon Peres, son vice-Premier ministre qui lui succédera, n’aura pas la capacité de le faire. Il prolongera le statu quo établi par Rabin après les attentats perpétrés par le Hamas à l’hiver 1996, et il perdra les élections organisées au printemps 1997. Bibi Netanyahu, le dirigeant du Likoud, vainqueur des élections, n’aura pas la volonté de poursuivre le chemin d’Oslo, même si paradoxalement il a été celui qui, après avoir rejeté violemment les accords d’Oslo du temps de Rabin, a négocié avec Arafat le transfert de la ville d’Hébron.
8. 2000, « l’année Barak »
En mai 1999, Ehud Barak, un ancien chef d’état-major de Tsahal investi par le Parti travailliste, gagne l’élection sur Bibi Netanyahu. Mais la liste travailliste recule jusqu’à 26 sièges dans la nouvelle Knesset, signe de la décrue historique de la gauche israélienne depuis des années, ce qui affaiblira considérablement l’assise du futur Premier ministre obligé de coopérer avec de multiples autres partis.
Barak, dès son investiture, affirme qu’il veut complètement changer la donne. Il souhaite sortir de la mécanique des « accords intérimaires » mise au point par Oslo pour négocier immédiatement avec Arafat le « statut final » de l’État palestinien. Le nouveau Premier ministre est en effet convaincu que le règlement des questions très complexes posées par la création d’un État palestinien — les frontières, Jérusalem, les colonies, les réfugiés — sera si rude qu’il ne pourra se faire qu’au forceps, dans un agenda serré, de façon à forcer Arafat, s’il tient effectivement à avoir l’État palestinien, à sortir du bois et à aller au bout des discussions sur chaque dossier.
L’année 2000 sera complètement paradoxale. Elle est le premier moment de vérité, la première confrontation effective entre les deux rêves, le rêve palestinien sur le futur de leur État et le rêve israélien. 2000 sera le moment historique où l’on s’est rapproché le plus près d’un accord israélo-palestinien sur un véritable État palestinien aux côtés de l’État d’Israël. Au bout du compte, 2000 sera l’année ou cette perspective s’éloignera pour longtemps, très longtemps. Si près, et finalement si loin.
L’année 2000 a été une nouvelle tragédie. La tragédie a surgi de la collision qui s’est produite entre l’agenda de la négociation voulu par Barak et l’explosion de la seconde Intifada palestinienne. La négociation sur des dossiers tels que le destin des colonies, le statut de Jérusalem ou le retour des réfugiés, demandait déjà beaucoup d’audace et de courage politique aux deux dirigeants pour sortir des grands dogmes et des récits historiques et aboutir à des compromis mutuellement acceptables.
Or, précisément, alors que Barak est décidé à forcer la voie du statut final de la Palestine, Arafat, conscient de la fragilité de son autorité sur les différents courants politiques palestiniens, est réticent à s’engager dans les dossiers politiquement sensibles du statut final. Il préfère la mécanique d’Oslo des « accords intérimaires » conduisant au moins à un élargissement progressif de son territoire qu’est la zone A sans négociation sur les questions explosives. Ainsi, déjà, la négociation voulue par Barak était en soi une tâche très compliquée. L’orage de l’Intifada allait rendre la situation politique impossible aussi bien à Barak qu’à Arafat.
Il va y avoir trois moments dans cette année particulière.
Le printemps 2000 est marqué par la « percée conceptuelle » de Stockholm, mais également par les prémices de la seconde Intifada.
Les lignes de départ des Palestiniens et des Israéliens sont totalement opposées. Les Palestiniens affirment la pleine application des résolutions des Nations unies, c’est-à-dire la souveraineté palestinienne sur toute la Cisjordanie et Gaza ainsi que sur Jérusalem-Est, future capitale de l’État palestinien, mais encore le droit au retour de tous les réfugiés palestiniens qui le souhaiteraient. À l’inverse, les Israéliens estiment que tout doit se négocier bilatéralement à partir des « lignes rouges » définies par Barak, le refus d’un retrait total des territoires occupés en 1967 lié à la prise en compte des « grandes colonies », le refus d’un partage de la souveraineté de Jérusalem, le refus d’un libre retour des réfugiés, l’exigence d’un système de sécurité sur le Jourdain.
Le travail de la négociation va s’entamer au printemps 2000. Il sera le fait de « canaux secrets » qui vont se tenir à Stockholm. Il s’agit d’abord de s’entendre sur le territoire et les frontières du futur État. En fait, le pragmatisme va très vite l’emporter. Le travail va se dérouler en conformité avec l’approche israélienne, acceptée par les Palestiniens. Chacun laisse de côté ses principes et prend en compte les réalités du terrain. Barak renonce formellement aux territoires « bibliques » de la Judée et de la Samarie et, surtout, abandonne la centaine des « petites colonies » implantées en Cisjordanie depuis 1967. Il accepte le transfert de 90 % de la Cisjordanie et il garantit la continuité territoriale entre la Cisjordanie et Gaza.
Les Palestiniens, de leur côté, acceptent l’intégration à Israël des grands blocs de « colonies dortoirs »au nord, à l’est et au sud de Jérusalem (Ariel, Maale Adumim et le Goush Etzion), qui comprennent plus de 80 % des colons. Cette très importante concession territoriale palestinienne crée autant de « doigts » israéliens dans le territoire palestinien. Et ils acceptent de plus le contrôle commun de la rive du Jourdain, future frontière avec la Jordanie.
Cette très importante percée sur la configuration de l’État palestinien (les frontières, le statut différencié des « grandes » et des « petites « colonies ») réalisée dans la confidentialité des négociations de Stockholm, si elle ne sera pas rendue publique sur le moment, restera acquise pour toute la suite de la négociation.
Tandis que le travail de fabrication de l’État palestinien se déroule à Stockholm, l’orage gronde sur la terre de Palestine en ce printemps 2000. Le retrait précipité de l’armée israélienne du Sud Liban provoqué par l’offensive subite du Hezbollah est la première victoire arabe sur Israël. Elle va électriser le Fatah, le mouvement d’Arafat. Frustré par les années de stagnation d’Oslo, largement hostile à la négociation engagée par leur chef avec Israël et à la perspective d’un accord de paix reposant sur des compromis, le Fatah va se convaincre qu’à l’image du Hezbollah, il peut rouvrir l’option armée contre Israël pour obtenir par la force l’État palestinien de ses rêves. Des fusillades vont être délibérément menées par des commandos du Fatah contre des soldats israéliens. C’est le début d’un nouveau drame. Le Fatah, soutenu par une partie de la population palestinienne, va basculer dans la lutte armée et le terrorisme. Arafat devra en tenir compte et se gardera de plus en plus vis-à-vis de la négociation d’un accord devenu dangereux pour son autorité déjà si fragile. Et Barak va perdre sa majorité composite à la Knesseth en étant abandonné par les partis de droite de sa coalition hostiles au compromis territorial établi à Stockholm, notamment le retrait à 90 % de la Cisjordanie et l’abandon des « petites » colonies. Barak lui-même, dans sa raideur, a perdu toute confiance en Arafat. Arafat et Barak sont de plus en plus fragilisés dans leurs assises, ce qui rend encore plus difficile le fait de surmonter les obstacles qui se dressent sur le chemin d’un accord de paix.
Le second moment de l’année 2000 est Camp David.
En juin, la négociation est complètement bloquée. Barak, décidé plus que jamais à aller au bout de la logique d’un accord final sur l’État palestinien, va alors demander au président Clinton de s’impliquer directement dans le déblocage du processus en faisant pression lui-même sur Arafat. Clinton accepte. Ce sera le sommet de Camp David de juillet.
Barak, devenu minoritaire à la Knesset, veut jouer le tout pour le tout. Il veut accélérer, forcer le destin, obliger Arafat à se découvrir, afin de revenir à Jérusalem avec un accord en poche et le faire adopter par un référendum.
À l’inverse, Arafat ne veut pas s’engager dans des voies devenues trop risquées pour lui. En fait, il estime, comme il le dit souvent à cette époque, « qu’il a déjà un État », que ce dernier peut s’agrandir par le jeu des accords intérimaires d’Oslo et que la négociation du statut final de cet État palestinien est devenue trop dangereuse en risquant de le faire apparaître comme un « traître »face à une société palestinienne explosive et à son propre mouvement du Fatah en rébellion larvée.
Pourtant, les avancées de Camp David ont été plus loin que celles de Stockholm. Ce qui se passera à Camp David est oublié aujourd’hui. On a retenu l’échec de Camp David sur Jérusalem, mais on a oublié les acquis. Les acquis sont la confirmation des compromis de Stockholm sur la restitution des territoires palestiniens, sur la sécurité commune de la frontière du Jourdain, sur le sort différencié des différentes colonies « grandes » et « petites », tous compromis importants sur un futur État palestinien avalisés par Arafat et par Barak. De plus, les deux délégations vont débattre de propositions pratiques qui devraient signifier l’abandon du principe fondateur du mouvement palestinien, le « droit au retour » de tous les réfugiés palestiniens, et permettre seulement à certains d’entre eux de revenir en Israël.
Il demeure à résoudre la question de Jérusalem. Jérusalem pose une double difficulté, politique et religieuse. Tant les Israéliens que les Palestiniens considèrent que la ville est la capitale de leur État. On va trouver une solution pour ériger la future capitale de l’État palestinien au plus près de Jérusalem, à Abou Dis, l’un de ses faubourgs. La difficulté la plus redoutable est la question religieuse. Au centre de la vieille ville de Jérusalem, il y a les lieux saints des deux religions juive et musulmane. Au cœur de la culture et de la religion juives, il y a le souvenir du second Temple érigé sur le mont du Temple au retour de l’exil à Babylone et détruit par l’empereur Titus. Au cœur de l’islam, il y a le rêve accompli par Mahomet de son transport à Jérusalem sur le Rocher, et le regard de tous les musulmans tourné vers le Haram al-Sharif, le « noble sanctuaire » comprenant le dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa célébrant cet événement sacré. Tous ces lieux sacrés sont empilés les uns sur les autres, puisque les lieux saints musulmans ont été érigés sur l’esplanade de l’ancien Temple dont il ne reste qu’un mur de fondation, le Mur des Lamentations, seul lieu sacré restant à la religion juive. Le mont du Temple juif et le Haram al-Sharif musulman sont un seul et même endroit. Le statut de Jérusalem sera la question « atomique », celle qui fera exploser toute la négociation.
B. Clinton fera des propositions successives portant sur les différents cercles de la ville que sont les faubourgs, les deux villes « modernes »de Jérusalem (Jérusalem-Est peuplée d’Arabes et Jérusalem-Ouest bâtie par les Juifs après 1948), le cercle de la « vieille ville » fait des quatre quartiers juif, arabe, arménien et chrétien, et, enfin, le cercle des lieux saints.
Les discussions avancent sur le statut des faubourgs et des villes « modernes » de Jérusalem-Est et de Jérusalem-Ouest, mais le désaccord est total sur le statut de la vieille ville et des lieux saints. Barak et Arafat revendiquent tous deux la pleine souveraineté sur la vieille ville et les lieux saints. Après dix jours de discussions intenses, une ultime proposition de Clinton propose un partage des faubourgs de la vieille ville et un système complexe pour les lieux saints combinant une souveraineté « résiduelle »israélienne et un « gardiennage » palestinien. Après une longue nuit de discussions passionnées au sein de la délégation israélienne, Barak se décide à accepter le projet Clinton, brisant ainsi le dogme israélien de la souveraineté israélienne sur Jérusalem, « capitale éternelle d’Israël ». Arafat répond par la négative en réitérant sa position d’une pleine souveraineté palestinienne sur la vieille ville, le mont du Temple et l’esplanade des lieux saints. Il justifie sa position en déclarant « qu’il est le représentant du monde musulman tout entier, qu’il ne peut pas renoncer à la ville sainte de l’islam, qu’il n’a pas de mandat pour cela ». Cette journée du 25 juillet 2000 marque l’échec du sommet de Camp David.
Ce que le monde extérieur retiendra sera le geste courageux de Barak sur le statut de Jérusalem contrastant avec l’immobilisme d’Arafat, à qui on fera porter la responsabilité de l’échec du sommet. En réalité, il faut dire deux autres choses. D’abord, il aurait été impossible d’aboutir en dix jours à un accord sur un dossier aussi complexe et sensible que celui de Jérusalem, d’autant plus qu’il n’avait donné lieu à aucune réflexion approfondie à l’avance. Clinton et la délégation américaine ont constamment improvisé pour avancer leurs diverses propositions.
Surtout, il était déjà trop tard pour arriver à un accord complet sur l’État palestinien. Il aurait fallu avoir quelques mois de calme devant soi pour avancer, négocier et conclure tous les points d’un accord fait de multiples détails. Or Clinton n’a plus que trois mois d’existence avant l’élection présidentielle américaine, Barak est en survie politique car il n’a plus de majorité parlementaire et voit se profiler des élections anticipées voulues par tous ses opposants, Arafat est déjà aux prises avec une révolte palestinienne qui éclatera quelques semaines plus tard dans la seconde Intifada.
Si près, si loin. Si près des solutions techniques, mais si loin d’un accord politique.
L’automne et l’hiver 2000 seront l’entrée dans la tragédie amorcée depuis le printemps.
Alors que les contacts et discussions ont repris durant l’été entre les négociateurs américains, israéliens et palestiniens pour élaborer de nouvelles formules sur Jérusalem, discussions qui vont associer l’Égypte, la Jordanie et le Maroc, membres du Comité Al-Qods, le gardien des lieux saints musulmans, il faut constater que la « mécanique »israélo-palestinienne s’est cassée. Barak ne croit plus, en fait, à la volonté d’Arafat d’aboutir à un accord final, et Arafat lui donne raison. Il revient à sa ligne de départ, la temporisation et le refus d’accomplir les compromis « existentiels »sur le statut final de l’État palestinien, compromis à ses yeux trop risqués pour lui. Face aux nouvelles idées américaines et égyptiennes exprimées sur le statut des lieux saints, il déclare qu’il ne bougera pas sur le principe de leur pleine souveraineté palestinienne.
Le député arabe israélien Ahmed Tibi me dira en septembre 2000 : « Les dirigeants palestiniens préféreront vivre cent ans sous le régime d’occupation israélien avec le présent statu quo que de signer un accord qui consacrerait un droit de regard juif sur le Haramal-Sharif ». Il faut comprendre qu’Arafat est beaucoup plus à l’aise dans son « mini-État » dont il est le « patron ».
Dans ce climat négatif de l’automne 2000, tous les éléments du compromis territorial bâtis au printemps à Stockholm et confirmés à Camp David seront remis en question tant par les Israéliens que par les Palestiniens.
Le 28 septembre, à la première heure de la matinée, Ariel Sharon effectue une visite spectaculaire sur l’Esplanade des mosquées. Cette « provocation » va enflammer les jeunes palestiniens mais aussi les membres des tanzims, les commandos armés du Fatah. Des incidents mortels éclatent avec les policiers israéliens montés sur le Haramal-Sharif. Les images sanglantes de ces incidents sur toutes les chaînes de télévision palestiniennes et arabes déclenchent des manifestations violentes dans toute la Cisjordanie et à Gaza. La seconde Intifada vient de commencer.
Dans cette fin d’année 2000, le président américain s’efforcera une dernière fois de sauver la négociation. Cet engagement prendra la forme des « paramètres Clinton » du 23 décembre 2000. Il s’agit d’une mise en forme faite par le président des éléments d’accord de Stockholm et de Camp David sur le territoire, les colonies et le retour des réfugiés, complétée par la proposition d’une « double souveraineté » sur les lieux saints. Tout le monde, y compris les États arabes, reconnaîtra que ces « paramètres » constituent en eux-mêmes un point d’aboutissement extrême d’un État palestinien acceptable par les deux parties. En pleine tourmente liée à l’Intifada, Barak va faire approuver les « paramètres Clinton » par son cabinet. Mais Arafat se cabrera et refusera de donner à Clinton un accord de principe.
L’Intifada durera quatre années, de 2000 à 2004. Ce seront des années de plomb. Elles seront faites d’une grande violence armée des deux côtés, d’un terrorisme palestinien aveugle et meurtrier, nourri de la compétition interne pour le leadership de l’Intifada entre le Fatah et le Hamas.
Cette seconde Intifada sera une déferlante venue de loin, de la désillusion d’Oslo, mais aussi du fonctionnement même d’Arafat. On veut parler de la grande faiblesse politique d’un Arafat qui n’avait jamais voulu bâtir un véritable État et avait préféré un système personnel et clanique corrompu et anarchique. Ce qui va se passer est que la jeune génération de son propre parti du Fatah, dont la figure de proue est Marwan Barghouti, va complètement lui échapper. Nourrie de « l’effet Hezbollah » et très critique des négociations menées par Arafat en 2000, cette génération est convaincue qu’il faut reprendre les armes contre Israël pour obtenir l’État conforme au rêve palestinien. Arafat n’a pas déclenché l’Intifada, mais il n’a pas voulu l’arrêter car il ne le pouvait pas.
9. Les années Sharon (2001-2008)
Avant de clore cette tragique histoire de la Palestine, il faut dire un mot du dernier moment où un espoir de solution politique est apparu mais a sombré à son tour dans la tragédie. Il faut dire un mot sur le paradoxal « moment Sharon », oublié aujourd’hui.
Le « moment Sharon » est celui de la conversion d’une partie de la droite israélienne à l’État palestinien. Le paradoxe est total. Ariel Sharon est perçu comme un sioniste de droite, marqué par une idéologie expansionniste et une profonde méfiance à l’encontre des Palestiniens. Il aura été l’homme responsable du massacre accompli au Liban en 1983 dans le camp palestinien de Sabra et Chatila, il aura été « l’étincelle » de l’Intifada en arpentant de façon provocante l’Esplanade des mosquées en septembre 2000. Alors dirigeant du Likoud, il est le vainqueur de Barak aux élections de 2001. Il va mater l’Intifada d’une poigne de fer.
Mais Ariel Sharon va changer. En réalité, l’homme n’a jamais été d’une pièce et est inclassable. Fortement marqué par Ben Gourion et Moshe Dayan, il va se situer longtemps au centre de l’échiquier politique israélien avant d’adhérer tardivement au Likoud et d’en prendre la tête aux dépens de Nétanyahu. Tout comme Rabin avait accompli sa mue à la lumière de la première Intifada, Sharon va accomplir la sienne au cœur de la seconde Intifada. J’ai vécu sur place ce moment fort, celui où Sharon a changé. Le pourfendeur d’Oslo va à son tour se convaincre que la solution du problème palestinien, et donc la sécurité d’Israël, est politique et non pas militaire. Il va se convaincre de la nécessité d’un nouvel accord intérimaire créant rapidement un État palestinien viable ouvrant la voie à un accord définitif.
Il faut rappeler la séquence de ce « moment Sharon » couvrant les années 2001-2008, qui sera le dernier moment d’un espoir d’une solution de la question palestinienne. En septembre 2001, à Latroun, en pleine Intifada, Sharon évoque publiquement pour la première fois de sa carrière l’établissement d’un État palestinien, affirmant « qu’Israël veut donner aux Palestiniens ce que personne ne leur a donné avant ». Devant l’émoi provoqué dans son parti du Likoud et chez les colons, il vient s’expliquer devant le groupe parlementaire du Likoud en réitérant sa conviction « qu’il y aura à la fin un État palestinien, il est déjà ébauché ». Ces déclarations ne sont pas tactiques, mais le reflet d’un profond changement d’attitude et de conviction dont je peux témoigner. Il ne croit plus au simple « bantoustan » palestinien qui ne réglerait en rien le conflit. Un véritable État est la seule solution réaliste pour assurer la sécurité d’Israël. Il croit désormais à un État palestinien intérimaire.
Il va joindre le geste à la parole. Ce sera le discours d’Herzliya de décembre 2002, prononcé durant la campagne électorale qui a lieu en pleine Intifada, et dans lequel il préconise, contre la majorité de son parti du Likoud emmenée par adversaire Bibi Netanyahu, un État palestinien intérimaire immédiat intégrant les zones A et B d’Oslo. Ce seront les rencontres de l’été 2003 avec le nouveau Premier ministre palestinien nommé par Arafat, Mahmoud Abbas, surnommé Abou Mazen, avant que ce dernier démissionne sous la double contrainte de son patron Arafat et des courants extrémistes du Fatah.
Convaincu alors de l’impossibilité d’une négociation avec Arafat, Sharon va annoncer son projet de la création unilatérale par Israël d’un « État palestinien provisoire ». Dans les deux dernières années de son action politique, entre 2003 et 2006, Sharon s’emploiera à mettre en œuvre ce projet d’un État palestinien intérimaire à mi-chemin entre la réalité actuelle du « mini-État » de la première phase d’Oslo et la Palestine définitive.
Début 2004, il renverse la table en annonçant sa volonté d’un retrait total de l’armée et des 8 000 colons de la bande de Gaza. Sharon vient de briser le logiciel fabriqué depuis 1967, provoquant la fureur du groupe du Likoud et des partis religieux. Les années 2004-2005 sont complètement marquées par le combat politique mené par Sharon contre son propre parti pour le retrait total d’Israël de Gaza. Sa mise en minorité devant le groupe parlementaire du Likoud ainsi que devant les militants du parti travaillés par Bibi Netanyahu va conduire Sharon à franchir le Rubicon politique en s’alliant aux partis de gauche pour faite adopter son plan de retrait par la Knesset. Cette alliance lui permettra de mener à bien le retrait complet de Gaza dans les premiers mois de 2005.
Afin de parachever son entreprise, avant de s’attaquer à la question de la Cisjordanie, Sharon divorce du Likoud à l’automne 2005, fonde son propre parti, Kadima, porteur d’un sionisme « centriste », rassemblant des personnalités de gauche, dont Shimon Peres, et des personnalités de droite, Ehud Olmert et Tzipi Livni, et se prépare à des élections anticipées pour le printemps 2006. Sa politique aurait été, après sa probable victoire électorale, de négocier pendant quelques mois avec Mahmoud Abbas, avant, en cas d’échec, de transférer unilatéralement la zone B à l’Autorité palestinienne et d’imposer un désengagement unilatéral des « petites » colonies de Cisjordanie et de ses 100 000 colons. Ce projet, dont il m’avait parlé, a été confirmé depuis lors par certains des plus grands journalistes israéliens ainsi que par les messages diplomatiques américains révélés par Wikileaks. Mais la tragédie va frapper de nouveau. « Arik », comme le nomme les Israéliens depuis ses prestigieuses victoires de 1967 en Égypte, est victime en janvier 2006 d’un grave accident cérébral qui le laisse dans le coma jusqu’à sa mort en 2014.
Ainsi, comme Rabin, Sharon avait « découvert » dans le combat la réalité du peuple palestinien. Comme Rabin, il en avait conclu à la nécessité d’un État palestinien. Et comme Rabin, le destin l’empêchera d’accomplir son projet.
Son parti Kadima gagnera, moins largement que prévu, les élections du printemps. Son fidèle héritier Ehud Olmert deviendra le nouveau Premier ministre chargé d’appliquer le projet de Sharon. Dans ce qui sera appelé le « paquet Olmert », il reprendra à son compte les lignes du projet Sharon sur les frontières de l’État palestinien et l’évacuation des petites colonies de Cisjordanie, mais il ira plus loin en acceptant des discussions sur le statut de Jérusalem.
La tragédie se poursuivra. Olmert n’arrivera jamais à réaliser la politique à laquelle il croyait et pour laquelle il avait été élu. Une double surprise douloureuse surviendra pour lui dès l’été 2006, la « victoire »du Hezbollah dans la guerre surprise menée contre l’armée israélienne et la victoire du Hamas dans les élections palestiniennes, affaiblissant d’autant Mahmoud Abbas. Les Israéliens sont tétanisés par ce double choc. Olmert ne se remettra pas de cette double épreuve. Cependant, il discutera de ses propositions avec Mahmoud Abbas jusqu’à l’été 2008, ses derniers jours comme Premier ministre. Le « paquet Olmert »de 2007-2008 sera la dernière opportunité sérieuse de la fabrication d’un État palestinien. Il n’y en aura plus d’autres.
Les douze années de « règne » de Bibi Netanyahu, de 2009 à 2021, seront marquées par de nombreuses crises, dont les plus marquantes seront les affrontements armés réguliers entre Israël et le Hamas maître de Gaza, en 2008, 2012, 2014, 2016-2017 et 2021, ainsi que les incidents survenus à Jérusalem autour des lieux saints musulmans. Mais plus rien ne se passera d’essentiel sur la question palestinienne. Pourquoi ?
10. Aujourd’hui, la « fatigue »palestinienne
La déferlante de la seconde Intifada va emporter l’engagement américain sur la question palestinienne. B. Clinton sera le dernier président américain à s’engager de façon active sur la question de Palestine. Aucun de ses successeurs républicains ou démocrates ne voudra plus le faire. Après l’échec des efforts déployés par Clinton, l’Amérique de Bush, Obama, Trump et Biden aura d’autres priorités : la lutte contre al-Qaida après le 11-Septembre 2001, la seconde guerre d’Irak contre Saddam Hussein et, aujourd’hui, l’affrontement avec l’Iran et sa politique régionale et nucléaire. L’Amérique s’est « fatiguée »de la question palestinienne et va privilégier la lutte antiterroriste et la relation avec l’Iran.
L’Intifada emportera Arafat, mais aussi dans une certaine mesure l’Autorité palestinienne. Arafat, critiqué par les principales puissances mais aussi par nombre d’États arabes pour avoir refusé l’accord de paix avantageux offert par Barak et Clinton, sera de plus en plus affaibli du fait de son impuissance à maîtriser ses propres troupes et les militants du Fatah. Après avoir nommé sans enthousiasme son rival Mahmoud Abbas comme Premier ministre, il vivra reclus dans son palais administratif de la Mouqata’a, encerclé par l’armée israélienne, jusqu’à ce que, malade, il soit transporté d’urgence en France où il mourra en novembre 2004.
Son successeur, Mahmoud Abbas, n’aura ni le charisme ni la légitimité politique du fondateur du Fatah et de l’OLP. La société palestinienne, durement secouée par les quatre années de l’Intifada, s’éloignera de lui. Mahmoud Abbas perdra les élections législatives de l’été 2006 gagnées par le Hamas, mais, en 2007, il chassera le Hamas de la Cisjordanie.
En conséquence, le Hamas prendra le pouvoir à Gaza et en chassera le Fatah, ce qui conduira à l’apparition de deux « États » palestiniens antagonistes, ce qui est la situation actuelle. Après avoir perdu Gaza, Mahmoud Abbas instaurera en Cisjordanie un pouvoir personnel et se réfugiera dans l’immobilisme politique. Âgé aujourd’hui de 86 ans, il gère de façon autocratique et clanique les « territoires autonomes » de Cisjordanie, sans avoir osé organiser d’autres élections, continuellement ajournées depuis 2006. Une « fatigue » empreinte de résignation a gagné la société palestinienne, qui s’est enfoncée largement dans un repli sur elle-même.
La déferlante de la seconde Intifada emportera la gauche israélienne, mais aussi, à terme, le « sionisme réaliste ». À gauche, le Meretz et la gauche du Parti travailliste, dont toute la politique reposait sur le pari d’un accord de paix définitif avec les Palestiniens, vont pratiquement mourir dans les années de l’après-Intifada.
Également, toute la génération politique autour des bâtisseurs d’Israël, les Rabin, Peres, Barak, Sharon, ceux qui ont passé leur vie de combattant et de dirigeant politique à l’ombre oppressante de la question palestinienne, va disparaître. Sharon et Olmert en ont été les derniers survivants, les derniers artisans d’une paix politique construite sur l’édification d’un État palestinien. Cette génération a disparu et a fait place à une nouvelle génération, tous partis confondus, « fatiguée »de la question palestinienne, qu’elle considère comme devenue secondaire pour l’avenir d’Israël.
Du coup, la seconde Intifada emportera le processus de paix. Le traumatisme des années vécues dans la peur du terrorisme palestinien, qui a fait près de mille morts, a tétanisé pour longtemps la société israélienne. « On leur a offert la paix, ils ne l’ont pas voulu ; maintenant, c’est fini. » Cette réaction de la population a été unanime en Israël, après l’Intifada. Celle-ci va se réfugier dans un enfermement sécuritaire, abandonner l’objectif d’un accord de paix, se détourner des partis « pro-paix », et faire confiance aux hommes forts du Likoud, d’abord Sharon, puis Netanyahu. Elle va vivre « derrière » le mur de sécurité bâti à partir de 2003 entre Israël et les territoires palestiniens. Et, au fil des ans, elle va « oublier » la question palestinienne.
Plus encore, la seconde Intifada emportera la « cause palestinienne ». Pendant près d’un siècle, de 1880 à 1980, le peuple palestinien avait été « invisible », puis négligé. La visibilité nouvellement acquise du peuple palestinien après la conversion d’Arafat à la négociation avec l’État d’Israël avait fait naître un large soutien international à la cause palestinienne et à Arafat. La séquence de l’année 2000 durant laquelle les responsables palestiniens vont rejeter les propositions de Barak et de Clinton et accompagner un mouvement armé pratiquant le terrorisme va déboucher sur une nouvelle tragédie. Il va apparaître dans les chancelleries, chez nombre de dirigeants politiques de tous les continents, dans les États arabes même, une « fatigue », un « ras-le-bol » » général, concernant la cause palestinienne. Les Palestiniens, plus ou moins perçus comme responsables d’avoir préféré la violence armée à l’accord de paix, vont devenir de nouveau des « oubliés » de la politique internationale. Si, en 2012, les Nations unies accordent aux Palestiniens le statut d’« État observateur non membre », c’est bien pour se satisfaire à bon compte de leur retrait politique et diplomatique de la question palestinienne.
De ce fait, la Cisjordanie est encore aujourd’hui dans ce statut intérimaire fixé entre Rabin et Arafat en 1993 par les accords d’Oslo. Oslo reste bien vivant, mais reste bloqué à sa première phase. On pourrait gloser sur le fait que cette situation arrange finalement tout le monde. Les dirigeants du Fatah, qui n’ont jamais cessé de pratiquer la « coopération sécuritaire » avec Israël, ont un « État »autour de Ramallah et des grandes villes de Cisjordanie et s’en satisfont, le Hamas a un « État » avec Gaza et s’en satisfait, la population et la classe politique israéliennes peuvent se permettre d’oublier une question palestinienne qui ne leur paraît plus « existentielle », et le monde entier s’est « fatigué » de la Palestine.
Toute cette histoire montre qu’il y a eu un gagnant, le peuple juif, et un perdant, le peuple palestinien. Aujourd’hui, les uns prédisent une troisième Intifada, les autres espèrent un changement d’attitude des Nations unies, d’autres encore parient sur une nouvelle génération politique israélienne et palestinienne qui reprendrait la négociation, quelques-uns en reviennent à l’option débattue dans les premiers congrès sionistes d’un État binational. Pour le moment, chez les dirigeants comme dans la population, ce que l’on constate, en Israël, à Ramallah, à Gaza, dans le monde arabe, dans le monde entier, est que chacun préfère vivre avec un statu quo qui arrange beaucoup de monde. Telle est la réalité actuelle de la question palestinienne…
Le 25 février 2022.