Le judaïsme, le premier monothéisme de l’histoire des peuples, s’identifie à l’histoire du peuple hébreu. Le peuple qui a fait de Yaweh son Dieu unique voit son destin lié à sa religion. Plus que tout autre, le judaïsme est une religion « nationale ».
I. Le judaïsme, la religion du peuple hébreu (– 13e siècle/+ 70) : de la terre à la Bible
Tout le monde connaît l’histoire du peuple hébreu par les épisodes de la Bible : Abraham, les douze tribus dont celle de Jacob, Moïse, la fuite d’Égypte et le scellement de l’Alliance avec Yaweh au Sinaï, l’entrée dans la terre de Canaan, les batailles avec les Philistins, les rois David et Salomon…
Mais, aujourd’hui, l’étude du judaïsme et du peuple juif ne se fonde plus seulement sur la Bible, depuis le développement de l’archéologie, de l’épigraphie et de la science biblique. Et, aujourd’hui, il existe un relatif consensus entre les sciences sociales et la science biblique contemporaine sur les points majeurs concernant les origines du peuple hébreu et du judaïsme.
1. « L’Israël primitif » (– 13e siècle/– 10e siècle) : un peuple, deux États, une religion polythéiste
Tout part de la formation tardive à l’âge du bronze, au 13e siècle avant notre ère, d’un petit peuple particulier au sein de la population cananéenne qui occupe les multiples petits royaumes des cités-États de la plaine du Levant, Byblos, Sidon, Akko, Hazor, Megiddo, Ashkelon, Jérusalem, Jéricho.
Au 13e siècle avant notre ère, il y a séparation de certains groupes ou tribus d’avec les populations des cités cananéennes et migration de ces groupes vers les collines de Samarie et de Judée. Mais il y a continuité linguistique, le futur hébreu dérivant d’un dialecte cananéen, et continuité religieuse par la pratique du polythéisme cananéen.
L’existence au 13e siècle avant notre ère d’un groupe ethnique et d’une entité organisée appelée « Israël » est attestée par une stèle de victoire du pharaon Méneptah de – 1210 contenant l’inscription « Israël est dévasté, sa semence n’est plus ». Il s’agit d’un texte non biblique, daté avec certitude, confirmant la présence d’un groupe spécifique israélite sur les hautes terres d’Éphraïm au 12e siècle avant notre ère, creuset du premier État hébreu. La continuité entre le jeune peuple hébreu et la civilisation cananéenne a été confirmée lors de la découverte du site d’Ougarit en Syrie.
Au 10e siècle, la cristallisation des diverses tribus en un peuple est faite, sous l’appellation « bene Israël », le peuple des enfants d’Israël. Mais ce peuple s’établit sous la forme de deux États monarchiques. Apparaissent ainsi deux nouveaux États cananéens constitués d’une dynastie, d’une bureaucratie, d’une élite sociale : le grand royaume d’Israël, composé de la majorité des tribus et établi sur la Samarie ; et le petit royaume de Juda, du nom de l’une des deux tribus qui le forment, le futur royaume de David, d’abord établi à Hébron, puis à Jérusalem, alors petite cité cananéenne en déclin.

L’attestation de l’existence des deux États hébreux se trouve dans les Annales des royaumes assyriens, sur la stèle de Mesha du 9e siècle avant notre ère célébrant la victoire du roi vassal moabite sur le roi Omri d’Israël, ainsi que sur la stèle de Tel Dan du 8e siècle avant notre ère célébrant la victoire du roi de Damas sur une coalition formée du roi d’Israël et de « la maison de David ». Ces deux royaumes sont à l’apogée de leur existence du 10e au 8e siècle. Mais, comme les autres mini-États cananéens, Israël et Juda sont placés dans la zone d’influence des grandes puissances régionales, les Philistins et, surtout, l’Égypte et l’Assyrie. Ils vont en subir les conséquences.
Au 10e siècle, le polythéisme demeure total dans les deux royaumes d’Israël et de Juda. Il s’agit du polythéisme cananéen, variation locale de la tradition sémitique des dieux guides du peuple. Ce polythéisme est dominé par les figures d’El, le dieu principal, de ses deux fils Baal et Yam, et de la déesse-mère Ashera. Le panthéon religieux des deux royaumes israélites est dominé par la figure d’El, l’Élohim de la Bible, dieu suprême créateur du monde, qui donne naissance au nom de l’État d’Israël, qui signifie « qu’El règne ». Le temple de la colline d’Éphraïm en Samarie ainsi que le temple de la colline de Jérusalem dans le royaume de Juda sont consacrés aux principales figures divines cananéennes. Mais, au 10e siècle avant notre ère, il se produit un fait majeur : l’introduction dans le panthéon religieux des deux royaumes du dieu Yaweh, un dieu de l’orage et de la foudre importé du sud, probablement d’origine édomite au sud de la Judée.

En bas, Ashera, entourée de deux lions.
En haut, possible figuration de Yaweh, un cheval portant le soleil.
2. La fabrication du monothéisme hébreu (– 10e/– 6e siècle)
D’abord, Yaweh devient le chef des dieux des deux États hébreux.
Après une période de compétition entre le panthéon cananéen et Yaweh, on assiste à la prééminence de Yaweh, devenu le dieu national du royaume d’Israël. El et Yaweh fusionne alors et de nombreux temples consacrés à Yaweh associé à la déesse Ashera sont construits.
Le petit royaume de Juda suit les traces de son grand voisin du nord et transforme le Temple de Jérusalem en un temple dédié à Yaweh. En Israël, Yaweh s’exprime sous les traits d’un taureau alors que, dans le royaume de Juda, Yaweh apparaît comme une figure royale, d’abord cohabitant avec El puis se substituant progressivement à El. C’est l’établissement d’une monolâtrie dans les deux royaumes hébreux.
À partir du 8e siècle avant notre ère, la transformation géopolitique de la région est une catastrophe politique pour le peuple hébreu. L’impérialisme assyrien puis babylonien fait disparaître les deux États, l’État d’Israël en – 722 et l’État de Juda en – 587. Il en sortira paradoxalement – mystérieusement, pourrait-on dire – la cristallisation définitive du peuple juif et la formation de sa religion, le judaïsme, premier monothéisme de l’histoire.
En – 722, le roi résistant du royaume d’Israël, Osée, est défait face à la puissance assyrienne du roi Sargon. La conséquence en est la chute de l’État d’Israël et la déportation de ses élites et d’une grande partie de ses habitants, relatée dans les Annales assyriennes comme étant « la tragédie des tribus perdues d’Israël ». Entre la déportation et la fusion avec les autres populations locales, c’est la disparition définitive du peuple hébreu d’Israël.
Le destin du peuple hébreu est alors dans les mains du seul petit royaume de Juda, où naît le sentiment d’être le « vrai » peuple, le « vrai » Israël. Dans un esprit de survie, les rois de Judée rebâtissent complètement leur royaume sur le double plan politique et religieux, par la construction d’une ville à Jérusalem, la construction d’un État centralisé et administré, la construction du canal de Siloé. Sous le règne d’Ézéchias et de sa politique anti-assyrienne, la guerre de 701 avant notre ère et la résistance de Jérusalem sont vécues comme une victoire de Yaweh sur les dieux assyriens.
La révolution théologique est alors amorcée par Ézéchias quant à la primauté de Yaweh, devenu le dieu protecteur du peuple judéen, puis continuée par le long règne de Manassé de 55 ans, ce roi honni par la Bible pour avoir accepté la domination assyrienne. Elle est achevée par le roi Josias. Le réformateur Josias (– 620/– 609) est le vrai fondateur du monothéisme juif reposant sur Yaweh. C’est pendant le règne de Josias qu’ont lieu, parallèlement, le déclin de l’Empire assyrien et la montée de l’Empire égyptien. Josias est tué à la bataille de Megiddo par un roi égyptien. Josias parachève la réforme religieuse de son grand-père Ézéchias par la suppression des cultes non liés à Yaweh, notamment les cultes solaires d’El, ainsi que par l’élimination du culte de la déesse Ashera. Josias fonde le premier monothéisme exprimé par la formule « Yaweh est notre dieu, Yaweh est un ». Cette formule signifie deux choses : il n’y a que le Yaweh de Jérusalem et le peuple doit une loyauté absolue à Yaweh, le dieu d’Israël.
Josias met en place une théocratie liée à un dieu unique protecteur du royaume de Juda. Il façonne une identité politico-religieuse autour de la figure de Yaweh et du Temple de Jérusalem. Le monothéisme fondé sur Yaweh renforce l’assise intérieure du royaume autour de la monarchie et aussi l’assise extérieure de l’État judéen, un État protégé par Yaweh, face aux grandes puissances régionales menaçantes.
Ce monothéisme inventé par le peuple judéen est une forme nouvelle du lien politique-religieux reposant sur le concept d’un dieu unique et tout-puissant ayant passé alliance avec son peuple. Le triptyque allie un dieu unique, un peuple et un territoire centré autour du Temple de Jérusalem.
Ainsi, en cinq siècles, ce peuple nouveau qu’est le peuple hébreu est passé du polythéisme cananéen au monothéisme de Yaweh.
Aux 8e et 7e siècles avant notre ère, d’Ézéchias à Josias, parallèlement à l’affirmation croissante de leur monothéisme, s’établissent les premiers écrits reprenant les traditions orales, puis l’écriture de la première version du livre du Deutéronome, première ébauche de la Bible. L’objectif est la promotion de la réforme de Josias, autour du « Chema Israël » (« Écoute Israël»), incipit du verset du Deutéronome « Yaweh est notre Dieu, il est un, tu aimeras Yaweh de tout ton cœur, de tout ton être ».

Mais, en 587 avant notre ère, dans le cadre de la compétition régionale entre l’Égypte et le royaume de Babylone de Nabuchodonosor, l’État de Juda est conquis par Babylone. C’est alors la triple disparition d’un État, le royaume de Juda, d’une dynastie, la dynastie judéenne issue de David et Salomon, et du Temple. L’élite judéenne et une partie du peuple judéen sont déportées à Babylone.
Cependant, à la différence du peuple d’Israël disparu après l’occupation assyrienne, le peuple judéen survit. La destruction du royaume judéen aurait dû conduire à la disparition du peuple hébreu. C’est le contraire qui se produit. Le peuple judéen se forge à Babylone autour du monothéisme de Yaweh. Il survit à la disparition de l’État, de la terre et du Temple. Il le fait par le religieux. La résilience du peuple hébreu se nourrit de son monothéisme.
Les quarante années d’exode à Babylone (de – 587 à – 539) sont gérées par trois types d’acteurs : les prophètes, l’élite administrative des scribes, l’élite religieuse des prêtres. Les prophètes Ézéchiel et le second Isaïe affirment que l’exode à Babylone est le début d’une nouvelle ère et proclament l’espérance d’un retour en Judée et à Jérusalem. C’est la célèbre vision « des ossements desséchés qui reprennent vie ». Aux côtés des prophètes, existe la Golah, l’élite judéenne, formée de deux groupes : les scribes, anciens fonctionnaires royaux, et les prêtres de l’ancien Temple de Jérusalem. La Golah agit auprès du nouveau maître de Babylone, l’empereur perse Cyrus, pour négocier la libération du peuple hébreu et son retour en Judée, ce que Cyrus accepte en – 539.
3. La fabrication de la Torah et du judaïsme (– 6e siècle/– 1er siècle)
Au retour de l’exil babylonien, la Golah et une grande partie de la population retrouvent la terre de Juda, devenue le Yehud, une province autonome de l’Empire perse. La province de Yehud, désormais formellement dirigée par un gouverneur proche des Perses, est en réalité gouvernée par la double élite laïque et sacerdotale des scribes et des grands prêtres.
La Golah réfléchit au drame qui s’est passé et aux conditions de survie du peuple judéen dans les conditions nouvelles. L’objectif de ces élites au retour sur la terre de Judée est de consolider le peuple judéen en consolidant sa religion nationale spécifique. Face à la disparition de la terre et de la dynastie, face à la destruction du Temple, il faut renforcer l’ossature du peuple, qui est désormais sa foi en Yaweh, ce monothéisme autour de la figure de Yaweh. Il faut en conséquence approfondir la révolution culturelle et religieuse accomplie par Josias de façon à approfondir la foi des anciens exilés dans le lien d’alliance entre Yaweh et le peuple hébreu.

La construction du second Temple s’effectue sous Néhémie (– 440). Désormais, il n’y a plus de statue de Yaweh dans le Temple. Parce que Yaweh est transcendant et absolu, il ne peut être représenté. Le Temple doit être vide.
Après avoir rebâti le second Temple, il veut codifier et fixer la religion, devenue l’identité du peuple. Entre le 5e et le 4e siècle avant notre ère, les élites judéennes effectuent le passage de l’ancienne monolâtrie de Yaweh Dieu du peuple juif au strict monothéisme de Yaweh, Dieu unique, invisible, transcendant.
Il est décidé de graver dans l’écrit la « révolution politico-religieuse » constitutive du peuple hébreu. Cela passe par un travail de consignation des traditions orales et des premiers écrits. C’est ainsi que s’écrit la Bible hébraïque, la Torah. La Torah est la traduction littéraire de la révolution accomplie par le peuple hébreu, amorcée sous Josias, approfondie par les prophètes de l’exil et les élites de la Golah, sous la forme du récit de l’histoire du peuple hébreu par le mélange de traditions historiques et de récits légendaires.
A. L’écriture de la Torah, la Bible hébraïque
Pour convaincre le peuple hébreu qu’il sauvera sa terre en respectant l’alliance conclue avec Dieu, les élites de Juda écrivent la Bible hébraïque, la Torah. Torah signifie « doctrine », mais aussi « loi ». La Torah est le fondement du judaïsme, d’où l’appellation du judaïsme comme première « religion du Livre ».
La Bible hébraïque est constituée principalement des cinq premiers livres de la Bible (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) dont l’écriture est réellement entreprise au retour de l’exil.
Les auteurs de la Torah sont donc les deux groupes, laïc et religieux, de la Golah.
Les scribes laïcs sont les héritiers de l’école « deutéronomiste » apparue du temps de Josias. Ils sont obsédés par l’histoire politique du peuple hébreu, de ses origines sous Moïse à la chute de la monarchie et l’exil. À partir des anciens rouleaux du Deutéronome élaborés sous Josias, ils écrivent la partie de la Torah allant du Deutéronome au 2e Livre des Rois, histoire complète reconstituée du peuple hébreu depuis les origines. Les origines remontent à Moïse et à l’élection du peuple hébreu par Yaweh comme son peuple particulier au milieu de toutes les nations. Puis se déroulent la conquête du pays de Canaan sous Josué, l’époque des Juges prémonarchiques, l’avènement de la monarchie, l’époque des deux royaumes, l’histoire de Juda depuis la chute de Samarie, la chute de Jérusalem. Sont relatés la reconstitution des événements positifs (les signes de l’Alliance du peuple hébreu avec Yaweh, tels la sortie d’Égypte par Moïse, l’Alliance et le Décalogue, la conquête de la Terre promise par Josué, les victoires sur les Philistins), et des événements négatifs (la rupture de l’Alliance avec Yaweh, telles l’errance dans le désert, la division de la royauté, les invasions assyrienne et babylonienne). Il s’agit bien d’une histoire « idéologique », d’une tentative de construction du passé pour expliquer le présent. Tout ce qui s’est passé a reposé sur la fidélité à l’Alliance ou à son oubli.
Les grands prêtres, anciens gestionnaires du Temple, écrivent leur propre vision d’Israël. « L’écrit sacerdotal » correspond aux futurs livres de la Genèse, de l’Exode et de la première partie du Lévitique. Pour les prêtres, seul compte le temps des origines, c’est-à-dire la genèse du monde et de l’humanité ainsi que la genèse du peuple hébreu. C’est la tradition « abrahamique », par opposition à la tradition « mosaïque ». Dans la Genèse, le Dieu unique se révèle à toute l’humanité, d’Adam à Noé, sous le nom d’Élohim, avant de se révéler à Abraham, à Ismaël, le premier Arabe, et à Ésaü l’Édomite sous le nom d’« El Shadday » et, enfin, à Moïse et au peuple d’Israël sous le nom de Yaweh. Le Yaweh de l’écrit « sacerdotal » est universel avant de faire alliance avec le peuple d’Israël. Tout est donné dès les origines : les règles de vie et les règles religieuses à Adam et Noé avec la non-consommation du sang ; aux Patriarches Abraham, Isaac et Jacob avec la circoncision ; à Moïse avec la Pâque, les rituels sacrificiels, les prescriptions alimentaires, le « pardon » du Yom Kippour. Tout est donné par Yaweh avant même la création de l’État d’Israël. Il y a, dans l’écrit biblique « sacerdotal », un découplage complet du religieux et du politique, éloigné du récit « national » et politique des scribes d’un peuple judéen choisi par Yaweh.
La décision est prise entre 400 et 350 d’établir une synthèse de l’écrit « deutéronomiste » et de l’écrit « sacerdotal ». Il faut relever un point important. Cette synthèse réalisée entre les deux traditions fait prédominer la tradition « politique », fondée sur la figure « politique » nationale de Moïse, au détriment de la tradition religieuse fondée sur la figure religieuse et universelle d’Abraham. La Torah unifiée affirme un monothéisme « exclusif » aux dépens d’un monothéisme « inclusif ». C’est un monothéisme fondé sur le lien entre l’histoire du peuple hébreu et le pacte d’Alliance politique avec Yaweh.
La Torah unifiée est faite de cinq rouleaux, cinq Livres sacrés :
– D’abord, la Genèse (« Au commencement… ») comprend la création du monde, un récit très inspiré de l’épopée sumérienne de Gilgamesh (le jardin d’Éden, le déluge et Noé), la découverte progressive du Dieu unique, l’histoire des Patriarches, l’installation en Égypte des douze tribus issues de Jacob.
– Le second rouleau, l’Exode, est le récit du départ d’Égypte vers la Terre promise sous la conduite de Moïse et la rencontre de Moïse avec Yaweh dans le Sinaï, qui est l’énonciation du cœur du judaïsme formé de l’Alliance entre Yaweh et le peuple hébreu et de la Loi du Décalogue.
– Le troisième rouleau, le Lévitique, relate l’exposé fait par Moïse des lois et des rites que doit observer le peuple, c’est-à-dire les rituels sacrificiels, les impuretés alimentaires et sociales, le rite du Yom Kippour.
– Le quatrième livre, « Les Nombres », relate l’histoire du peuple juif entre la sortie d’Égypte et l’arrivée aux frontières de la Terre promise, sous la forme d’un amalgame de récits historiques, de prescriptions religieuses et de dénombrements de noms de familles et de tribus.
– Le cinquième livre, le « Deutéronome », est le récit des trois derniers discours de Moïse, de sa mort, et de l’investiture de Josué. Il constitue un second code de lois après celui du Décalogue de l’Exode. D’où son nom. La Torah hébraïque se termine au chapitre 34 du Deutéronome avec la mort de Moïse resté aux portes de la Terre promise.
Aux cinq rouleaux de la Torah sont ajoutés d’autres rouleaux, non inclus dans la Torah : les écrits prophétiques et les écrits historiques de la conquête jusqu’à l’exil babylonien (livres de Josué, des Juges, de Samuel, et des Rois).
La Torah est un extraordinaire travail de recomposition mi-historique, mi-légendaire de l’histoire du peuple hébreu autour de sa religion et de son Dieu, Yaweh.
B. Le judaïsme, l’Alliance et la Loi
Le judaïsme est ainsi conçu comme un « religieux national », codifié par l’écriture de la Torah et articulé autour de la figure de Moïse.
Le peuple hébreu est élu par Yaweh et Yaweh le protége. Le judaïsme s’est formé comme une religion « nationale », exclusive, non prosélyte, fermée sur elle-même. Elle repose sur la protection par Yaweh du peuple hébreu en échange du respect par le peuple de la Loi donnée à Moïse. La Loi divine exprimée par Yaweh à Moïse au Sinaï et inscrite dans la Torah remplace toutes les figurations de Dieu, d’où le Temple vide et nu. La Loi divine promulguée par Yaweh, révélée à Moïse, mise en forme dans les écrits de la Torah, est consacrée comme loi civile pour le peuple. Le judaïsme est d’abord un ensemble de lois et de prescriptions à respecter strictement pour être fidèle à Yaweh.
Les prescriptions de la Loi juive, récapitulées dans le Deutéronome et désormais appelées la Halakha, guident non seulement la croyance mais toute la vie quotidienne du juif pratiquant. De l’obligation de procréer, inscrite dans la Genèse et de la circoncision prescrite à Abraham, à l’interdiction du travail à Shabbat, l’abattage rituel, l’habitat sept jours dans une tente, la fête du Soukhot rappelant l’exode, la Halakha est une sorte de « charia », une législation civile et pénale de nature religieuse.
La religion juive est d’abord une « orthopraxie », une religion devenue le fondement de la société et du pouvoir, et ultérieurement une « patrie portative ».
C’est cette « religion nationale » du judaïsme qui permet au peuple juif de traverser les vicissitudes de son histoire, vingt siècles durant.
C. Les derniers siècles tourmentés de l’État judéen
Les temps sont de nouveau difficiles au lendemain des victoires d’Alexandre sur la Perse. La Judée passe sous la tutelle des généraux successeurs d’Alexandre, les Lagides, puis les Séleucides. Il se produit une expansion des communautés juives dans l’empire alexandrin, notamment en Égypte, illustrée par la traduction grecque de la Torah sous la forme de la Septante, faisant de Yaweh un Dieu universel avant l’apparition du christianisme. Cette expansion géographique du judaïsme s’accompagne d’une hellénisation, mi-forcée, mi-consentie, du peuple judéen et, en conséquence, d’une crise interne croissante entre la culture grecque philosophique et laïque et la culture juive animée par le religieux. Ce conflit culturel débouche sur la guerre des Macchabées, une guerre ouverte au nom du judaïsme par la révolte du prêtre Mattathias et de ses fils face à la profanation du Temple par le gouverneur séleucide. La victoire des Macchabées conduit à la restauration en – 142 d’une monarchie juive, la dynastie hasmonéenne, nationaliste et anti-grecque, et se voulant la restauratrice d’une intégrité juive. La dynastie hasmonéenne règne deux siècles durant sur un État juif indépendant, renouant avec la monarchie judéenne d’avant l’exil babylonien. Elle est un « âge d’or » de l’histoire du peuple juif, marqué par l’existence d’un État juif étendu de la Méditerranée à l’Asie Mineure, riche et puissant.
C’est à cette époque qu’apparaissent les courants au sein du judaïsme :
– Les sadducéens, l’élite religieuse des grands prêtres, les seuls gestionnaires du Temple, sont adeptes d’une lecture strictement littérale de la Torah, et porte-parole d’un nationalisme religieux intégral reposant sur le Temple.
– Les pharisiens constituent le courant dominant dans la population juive. Organisés autour des synagogues et des maisons d’étude, dissociant la vie religieuse de la seule fréquentation du Temple, ils sont partisans d’une lecture pragmatique et ouverte de la Torah par une exégèse orale, la « Torah orale », délivrée à Moïse en même temps que la Torah écrite et transmise par les successeurs de Moïse, les « Sages ».
– Les esséniens, un courant ascétique et messianique, rejettent le Temple souillé par ceux qui le gèrent. Retirés dans la montagne de Qumran, ils pratiquent l’ascétisme et la pauvreté, et veulent préfigurer une société juive idéale basée sur la collectivité.
– Les zélotes, issus de la guerre des Macchabées, représentent un courant politico-religieux partisan de la restauration d’un royaume juif indépendant, hostile aux étrangers, notamment les Grecs puis les Romains, et soutenant la violence armée contre l’occupant.
D. Les guerres juives de 70 et 132
Au 1er siècle avant notre ère, en – 63, la Judée, occupée par Pompée, devient une province romaine administrée par un « couple » formé d’un gouverneur romain et de la dynastie hérodienne au service de Rome. Se crée l’antagonisme politique entre hérodiens et zélotes. Les sadducéens, tenants d’un nationalisme intégral lié au Temple, partisans de la révolte des Macchabées, rejettent comme impies les Grecs et les Romains. Par contre, les pharisiens, modérés en politique à l’égard des occupants, sont prêts à collaborer dès lors que la liberté religieuse est respectée.
Le sursaut nationaliste juif éclate par deux fois contre l’occupant romain dans les deux guerres juives. La guerre de 66 est provoquée par la coalition des grands prêtres sadducéens et des zélotes contre les sacrifices religieux romains. L’aboutissement tragique est, après la défaite de Massada, la reconquête de la Judée par Titus en 70, la destruction du Temple et de Jérusalem.
La seconde guerre juive de 132, menée par Bar Kokhba, « le fils de l’étoile », au moment où Hadrien bâtit une nouvelle ville romaine sur les ruines de Jérusalem et un nouveau lieu de culte dédié à Jupiter, est une guerre totale de trois années aboutissant à la disparition complète de toute trace juive de la Judée et à la création d’une province romaine baptisée Palaestina, inspirée du nom grec de la Philistie. Israël disparaît et fait place à la Palestine. Le peuple juif est alors dispersé dans un second exode qui va durer vingt siècles.
L’État judéen a disparu. Le Temple a été détruit. Le peuple juif a été dispersé. Cette fois-ci, il n’y a pas d’édit de Cyrus autorisant le peuple juif à rentrer chez lui.
Bien plus qu’au moment du premier exode, le peuple juif aurait dû disparaître en tant que tel et se disperser, voire se fondre dans les différents endroits où il a trouvé refuge. Le peuple juif, dispersé au-delà de la Judée devenue la Palestine romaine, se retrouve éparpillé dans de multiples communautés installées dans le pourtour du bassin méditerranéen, en Orient et en Europe, de la Germanie à l’Indus et à la Chine. Mais le monde juif est sauvé par sa religion.
II. Le judaïsme, le ciment du peuple juif (70/19e siècle)
Après 70, le peuple juif connaît vingt siècles de vie diasporique. La survie du peuple, désormais totalement dispersé, passe par le « fil rouge » de la religion et de la Torah qui permettent au peuple juif de préserver sa spécificité. C’est la religion du judaïsme qui a maintenu l’ossature du peuple juif.
1. Le judaïsme pharisien et rabbinique : de Hillel aux Talmuds et aux « Commentaires »
La population dispersée reste attachée à la religion juive. Mais comment faire vivre le judaïsme sans le Temple ni Jérusalem ? D’autant plus que trois courants du judaïsme ont disparu. Les sadducéens ont disparu avec le Temple, les zélotes ont été détruits par l’armée romaine, les esséniens réfugiés à Qumran s’éteignent. Seul subsiste le courant des pharisiens, ce courant religieux modéré ayant établi des relations correctes avec l’occupant romain.
Ce sont les pharisiens qui sauvent le judaïsme à partir d’une formulation nouvelle de la religion juive. L’élite des pharisiens, grâce à son pragmatisme et à sa non-implication dans les guerres juives menées par les courants « nationalistes » des zélotes et des sadducéens, gère, avec l’accord de l’occupant romain, la continuité de la religion judaïque à partir de la Galilée.
C’est ce sauvetage du judaïsme qui constitue « la persistance fibreuse » de l’identité juive au fil des siècles qui suivent l’exil. À défaut de se reconstituer dans un « espace » – un territoire et le Temple de Jérusalem –, le judaïsme se reconstruit dans « le temps », c’est-à-dire la commémoration des événements du peuple hébreu et la célébration de chaque moment de la vie. Le judaïsme pharisien construit non pas des dogmes, mais des traditions à partir de la Bible hébraïque qu’est la Torah, enrichie au fil des siècles par l’interprétation rabbinique de la « Torah orale ». Les « dits » des rabbins, les successeurs des pharisiens, permettent la préservation de la Halakha, la loi juive, source de la future Michna et des futurs Talmuds.
A. Hillel
Il faut dire un mot sur la figure centrale de Hillel, né vers – 70 au sein de la diaspora juive de Babylone, installé à Jérusalem pour parfaire ses études sous le règne d’Hérode, dont le magistère s’exerce de – 30 à 10. Il est le maître à penser du courant pharisien, le promoteur d’un judaïsme ouvert et pragmatique, d’un rapprochement entre la Torah et le peuple par la Torah orale, ce qui permet une adaptation de la Torah écrite à chaque génération, à l’inverse de la lecture littéraliste des sadducéens et des esséniens.
Hillel est promu au premier rang des « maîtres ». Il est l’auteur de « la règle d’or » du judaïsme par laquelle il est dit « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », ce qui conduit à faire un parallèle entre les enseignements de Hillel et de Jésus sur l’amour de l’autre et l’amour de la paix. Il est le premier producteur des règles orales qui sont développées par ses descendants, dont Gamaliel I, qui a instruit Saul, le futur saint Paul, ainsi que les futurs Sages de Yavneh.
B. Le Collège de Yavneh
Le rabbin Yoannan Ben Zakkaï, formé par Gamaliel, après avoir conclu un accord avec Rome, installe en Galilée, à Yavneh, près de Tibériade, « le Collège des Sages ». La nouvelle élite du judaïsme des pharisiens, avec à sa tête le « Patriarche », devient le chef spirituel de tout le judaïsme, en gardant la relation avec l’ensemble des communautés juives installées dans tout l’Empire romain. Le « Collège de Yavneh », ce lieu de pouvoir religieux centralisé, est le ciment du judaïsme et des communautés juives dispersées pendant trois siècles.
Les Sages de Yavneh, les « rabbis » ou maîtres, autour de leurs patriarches, dont Gamaliel II, Juda Ier, « le Prince », perçus par les juifs comme un quasi-roi, règnent du 2e au 5e siècle. Pendant ces trois siècles, ils mettent en place des structures alternatives à celles du Temple de Jérusalem avec deux institutions clés du judaïsme : la synagogue, succédané du Temple, et le Sanhédrin, le tribunal religieux suprême, gardien de la Torah. Ce judaïsme « synagogal », successeur du « judaïsme du Temple », est géré dans les siècles suivants par les rabbins, descendants des pharisiens et des Sages de Yavneh.
C. La Michna
Les « Sages » de Yavneh et leurs descendants, les premiers rabbins, ont produit une « Torah orale » destinée à interpréter et compléter les récits de la Torah écrite ainsi que les prescriptions religieuses à suivre. Puis, à son tour, la Torah orale est mise par écrit à l’initiative du patriarche Juda Ier pour la préserver en ces temps de troubles en Judée. C’est la naissance de la Michna, la « répétition », « l’enseignement », une compilation des prescriptions de la Torah orale effectuée entre le 1er et le 2e siècle.
Les discours rabbiniques des deux premiers siècles sont rassemblés en six parties thématiques subdivisées en soixante-trois traités comportant deux milliers d’articles. Ces six parties sont intitulées : « semences » (agriculture, part des pauvres), « fêtes » (shabbat et calendrier rabbinique), « femmes » (mariage, divorce, fidélité conjugale), « dommages » (droit civil et droit pénal), « objets sacrés » (abattage rituel, sacrifices au Temple), « choses pures » (pureté du corps, règles de la casherout). La Michna synthétise tout ce qui est pratiqué à la lettre par les juifs dispersés. Elle contribue grandement à « cristalliser » les communautés juives du monde entier dans les premiers siècles de la diaspora.
D. Les Talmuds
À partir du 3e siècle, dans les écoles religieuses de Galilée, ce travail produit le Talmud de Jérusalem, suivi par les juifs vivant encore en Palestine. D’autres commentaires de la Michna, élaborés dans les académies religieuses de la diaspora du Moyen-Orient, produisent le Talmud de Babylone au 5e siècle, fruit de trois siècles de travail rabbinique sur la Michna. Ce Talmud de Babylone se répand et devient la règle de vie du judaïsme.
Les Talmuds (« enseignement ») sont écrits à partir de la Michna pour devenir les textes fondamentaux du judaïsme rabbinique, la base de la « halakha », sa loi religieuse. Les Talmuds rassemblent tous les commentaires rabbiniques sur les divers sujets de la loi juive telle qu’elle est exposée dans la Bible hébraïque et dans la Torah orale déjà partiellement rassemblée dans la Michna.
Les deux grandes catégories de matériels présents dans les talmuds sont la Halakha, faite des parties normatives des lois et pratiques, et la Aggada, incluant les paraboles, les aphorismes, les récits historiques et narratifs.
E. Les Commentaires
Dans la période moyenâgeuse, le Talmud se complète par les Commentaires.
Le premier grand Commentaire est celui de Rachi, né et mort à Troyes au 11e siècle, formé dans les grands centres talmudiques d’Allemagne, partisan d’une lecture simple, claire, concise, de chaque élément du Talmud. Le Commentaire de Rachi est complété par les Commentaires de ses successeurs, les tossafistes.
Le second grand Commentaire est celui de Maïmonide, le rabbin philosophe du 12e siècle, héritier d’une lignée de juges rabbiniques, expulsé de Cordoue par les Almohades intolérants, et établi en Égypte où il devient médecin de Saladin et chef de la communauté juive. Maïmonide, rabbin et philosophe, auteur du Commentaire talmudique le plus monumental et le plus célèbre, les 14 livres de la Mishné Torah (1166), fait encore autorité aujourd’hui. Il énonce les 13 principes de la foi : l’existence de Dieu un, invisible, éternel, la prééminence de Moïse, la révélation divine de la Torah écrite et orale, intangible, la venue du Messie juif, la résurrection des morts… En parallèle, il développe une réflexion philosophique inspirée d’Aristote dans Le Guide des égarés (1190). Maïmonide affirme la relation complémentaire entre la philosophie, notamment la logique aristotélicienne, et la croyance religieuse, la non-contradiction entre les deux. Maïmonide est l’Averroès du judaïsme, le premier penseur juif à inclure la raison dans la réflexion sur la religion juive.

La Table dressée est le dernier grand écrit talmudiste. Il s’agit d’un code de la loi juive compilé par Joseph Caro au 16e siècle à partir de sa grande œuvre, le Beit Yossef, inspiré du Mishné Torah de Maïmonide. Cette nouvelle référence en matière de loi juive sur la prière, les fêtes, les rituels, la casherout, le mariage, les biens est l’un des livres fondamentaux du judaïsme moderne.
Ainsi, plus que la Torah écrite, le Talmud et ses Commentaires sont la base de la pratique religieuse juive dans le monde entier, dans les yeshivot et les synagogues.
2. Le Judaïsme moderne
Le judaïsme européen se divise entre les Sépharades, les juifs ibériques expulsés en 1492 et installés tout autour du bassin méditerranéen, et les Ashkénazes rhénans, parlant le judéo-allemand ou yiddish, poussés vers l’Europe centrale et la Russie pour échapper aux croisades. Ces deux communautés juives se distinguent dans leurs coutumes et leurs cultures.
Les juifs ashkénazes, immergés dans l’histoire de l’Europe, connaissent la Renaissance et les Lumières. C’est notamment le cas des juifs allemands, marqués par Spinoza au 17e siècle, puis par le Berlinois Moses Mendelssohn au 18e siècle (1729-1786), le père du mouvement des Lumières juives formé au contact des Lumières allemandes Lessing et Kant. Son ouvrage Jérusalem, écrit en 1783, se conclut par « Aimez la vérité ! ». Moses Mendelssohn affirme le primat de la liberté de conscience et critique dogmes et traditions. Il parle du judaïsme non pas comme une nécessité divine mais comme une révélation parmi d’autres. Il fait, comme Luther, la traduction en langue vulgaire du texte sacré du Talmud. Luther a renversé la papauté, Mendelssohn a renversé le Talmud. C’est la naissance de la pensée juive moderne, la Haskala. La Haskala est un judaïsme moderne né en Allemagne, reposant sur une idéologie du progrès, qui prône une double réforme, religieuse et culturelle et sociale.
La réforme religieuse est celle de l’ouverture du judaïsme à d’autres cultures et aux sciences sociales. Elle ouvre la voie à une approche historique et contingente du judaïsme. Celui-ci devient une révélation en marche et non plus une révélation accomplie et figée dans la Torah et le Talmud. Ces textes, jusqu’alors sacrés et « immobiles », ne sont plus considérés comme des révélations divines absolues mais des œuvres historiques contingentes devant être lues avec un regard moderne, critique et historique.
La réforme culturelle et sociale est celle de l’intégration. Le peuple juif doit quitter son ghetto culturel fait de ses synagogues et de la pratique de la Torah et s’intégrer dans le monde des nations européennes par l’éducation générale, le travail, le rapprochement linguistique, vestimentaire, culturel. La Haskala promeut un modèle d’intégration des juifs à l’Europe des Lumières par l’intégration des communautés juives ashkénazes dans les sociétés européennes.
La différenciation des courants du judaïsme moderne s’effectue à partir de la relation d’adoption ou de rejet de la Haskala :
– Le judaïsme « orthodoxe », qui demeure majoritaire, est celui des pratiquants fidèles à une vision traditionnelle du Talmud et des Commentaires comme exacte expression de la loi orale transmise à Moïse au même titre que la Torah écrite. L’application de la Halakha doit être en stricte conformité avec le Talmud et les Commentaires des autorités rabbiniques jusqu’à J. Caro. Le judaïsme orthodoxe est majoritaire en France.
– Le hassidisme, né au 18e siècle en Pologne et en Ukraine, est un contre-courant mystique privilégiant la dévotion, le chant, la danse, voire l’extase. Disparu d’Europe après la Shoah, il a réapparu en Israël. Le courant Loubavitch actuel est une résurgence des hassidims.
– Le judaïsme « réformé » ou libéral, minoritaire, est inspiré de Moses Mendelssohn et de son disciple Geiger. Il valorise l’universalisme de la Torah plutôt que le ritualisme et la tradition, critique le talmudisme, promeut l’étude personnelle et la pratique individuelle de la Halakha. La première synagogue libérale est apparue à Amsterdam en 1797, la seconde à Paris en 1907. Le judaïsme libéral est très présent aux États-Unis et très minoritaire, mais très actif, en France.
– Le judaïsme « conservateur » est né d’une rupture avec les libéraux en1845. Devenu le judaïsme dominant en Angleterre et aux États-Unis, il est à mi-chemin entre le judaïsme libéral et le judaïsme orthodoxe par une pratique assez rigoureuse de la loi, mais la non-liaison totale de la Halakha au Talmud.
III. Les règles et pratiques du judaïsme
Le judaïsme est d’abord une loi, la Halakha, fixée dans la Torah, les Talmuds et les Commentaires, interprétée par les rabbins, étudiée et pratiquée par les croyants. Tout juif est appelé à étudier et à pratiquer la Halakha dans sa vie quotidienne par la lecture personnelle de la Torah et du Talmud ou avec l’aide d’un rabbin.
Les 600 prescriptions de la Halakha sont des règles de vie pour l’individu et la famille, toutes fondées sur la Torah, le Talmud et les Commentaires. Elles sont chargées de donner un sens religieux à chaque moment de la vie.
1. Les règles des âges de la vie
La naissance de tout garçon doit être suivie de la circoncision huit jours après la naissance. Cette pratique n’est pas propre aux juifs, mais la circoncision juive exprime l’Alliance de Yaweh avec Abraham.
La bar-mitsva célèbre, à l’âge de 13 ans, le passage de l’enfant à la majorité religieuse, le passage au statut de « fils ou fille du Commandement » (bar-mitsva). Cette célébration est préparée des années à l’avance. Elle s’exprime notamment par l’autorisation de la lecture publique de la Torah à la synagogue et le port des tefillin, deux boîtes cubiques noires portées au bras et sur la tête.
Le mariage juif a une double nature. Il est d’abord un contrat, la ketouba, d’où la facilité de sa rupture. Ce contrat est conclu en conformité au plan divin exprimé à Adam et Ève incluant l’obligation divine de la procréation (« Croissez et multipliez-vous », Genèse). Les règles du mariage sont strictement fixées dans le Talmud. Il s’agit d’une cérémonie publique avec un quorum de participants et la récitation de bénédictions. Il est précédé du rituel du bain pour la femme (le mikve) et de la signature de la ketouba par l’homme la veille du mariage. Il doit s’accomplir sous le dais nuptial, symbole du foyer. Il comporte les bénédictions par le vin et par la prière, la brisure du verre en souvenir des événements tragiques de l’histoire juive, la lecture du psaume 137 (« Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite m’oublie »). Le divorce est autorisé par le judaïsme, car le mariage est un contrat. Inspiré du Deutéronome et du Talmud, les règles du divorce (« guet ») sont applicables aux femmes, mais il doit procéder d’un consentement mutuel. L’acte du guet doit être écrit par un rabbin.
La mort est une étape. Elle entraîne le retour de l’âme vers Dieu. La croyance en la résurrection n’était pas présente dans le judaïsme primitif. Proclamée d’abord par les pharisiens, elle s’est généralisée dans tout le judaïsme. Les règles à suivre combinent l’émotion et la résignation, d’où la sobriété du cérémonial. Le corps est placé au sol, recouvert d’un drap blanc, une bougie près de la tête signifiant l’éternité de la Torah. L’enterrement doit avoir lieu dans les vingt-quatre heures car le cadavre est source d’impureté. Le judaïsme interdit l’incinération. Au moment de la mise en terre, il y a la récitation du kaddich, un chant mêlant résurrection des morts et résurrection de Jérusalem.
2. Les règles des fêtes juives
La fête primordiale est le Shabbat, la « cessation » Elle remémore le septième jour de la Genèse. Elle est exprimé dans le 4e commandement biblique. Rappelé une centaine de fois dans la Torah comme commémoration de la création du monde, elle évoque également l’exode des Hébreux. Le Shabbat est l’objet de traités entiers dans le Talmud listant les interdictions : cessation de tout travail et de toute activité le samedi, préparation du Shabbat le vendredi, célébration du Shabbat à la synagogue, repas de fête du Shabbat après la bénédiction du vin et du pain (carpe farcie).
Roch Hachana est le nouvel an religieux célébré fin septembre. Il a été choisi par les talmudistes autour du 2e siècle comme date anniversaire de la création du monde, mais il est également la fête de l’examen de conscience et du jour du Jugement.
Yom Kippour est la fête la plus importante du calendrier juif, célébrée dix jours après Roch Hachana. Il est le « jour du Grand Pardon », c’est-à-dire le jour de l’expiation. Journée sans travail, il est un jour de jeûne absolu et de prière consacré à la repentance de ses fautes à l’égard de Dieu et des autres hommes. Kippour est un jour passé toute la journée à la synagogue par les plus pratiquants. Il est célébré par tous les juifs, conclu par la formule « Chana Tova ! », le souhait de la bonne année.
Soukhot est la fête des cabanes, célébrée durant sept jours. Au départ, dans l’histoire du peuple juif, il s’agit d’une fête agricole de la récolte et des vendanges. Elle est devenue la fête de la célébration historique de la sortie d’Égypte et de l’errance dans le désert sous des tentes. Elle se célèbre par la construction de cabanes au toit de feuillage.
Hanouka est la fête des Lumières, célébrée pendant huit jours en décembre. Le terme signifie « l’inauguration ». Hanouka commémore la restauration du culte dans le Temple par Juda Macchabée. La restauration du chandelier, symbole de la lumière éternelle de la Torah, est commémorée par une lumière allumée jour après jour sur un chandelier à neuf branches. Hanouka, autrefois fête mineure, est devenue en Israël une fête nationale de célébration du courage national, alors que, dans la diaspora, Hanouka est devenu le substitut de la fête de Noël.
Pourim, célébrée en mars, commémore le salut des juifs menacés par le roi perse Xerxès Ier et sauvés par Esther, sa femme. C’est une fête très joyeuse, un carnaval fait de déguisement et de repas festifs.
Pessah, le « Passage », est la « Pâque » juive. Comme la plupart des fêtes juives, elle a acquis une double dimension, agraire et historique. Elle célèbre le printemps, mais aussi la joie de la libération, de la sortie des Hébreux d’Égypte avec Moïse, raconté dans l’Exode au chapitre 12, événement fondateur du peuple juif. La préparation de la Pessah s’effectue par le grand ménage de printemps, l’élimination de tout aliment contenant du levain, comparée au sentiment d’orgueil, la sortie d’une vaisselle spéciale, le seder, substitut du sacrifice de l’agneau pascal au Temple, le récit de la sortie d’Égypte, le dîner familial fait d’un os d’agneau, d’un œuf dur, des herbes amères, d’eau salée, de galettes de pain azyme et de plusieurs coupes de vin bues à différents moments de la soirée. La conclusion du seder s’exprime par la phrase « L’an prochain à Jérusalem ». Le pain azyme est la nourriture sept jours durant. Pessah est la fête de la sortie de l’oppression et de la libération, la fête de la naissance du peuple juif, la fête de la Terre promise, donc une fête très populaire et très suivie par les juifs, pratiquants ou non .
Chavouot, « les semaines », célébrée le cinquantième jour après Pâques, a d’abord été une grande fête agricole, la fête des prémices apportées en offrande au Temple. Elle célèbre également Ruth, une Moabite convertie glanant dans les champs de Boaz, dont elle va devenir l’épouse et féconder la lignée du futur roi David. Après la destruction du Temple, Chavouot a acquis un sens historique, la commémoration du don de la Torah au mont Sinaï. Elle se célèbre par la décoration des maisons et des synagogues par des fleurs et des plantes.
Les fêtes juives ont presque toutes un double sens : un sens religieux d’entretien de la foi en Yaweh et un sens « politique » d’entretien de la mémoire de l’histoire du peuple juif.
3. Les règles de prière
La prière et l’étude de la Torah et du Talmud sont deux piliers du judaïsme. Ces deux pratiques se déroulent de façon individuelle et collective.
La prière anime la vie quotidienne du juif. Après l’exode de 70, la prière est devenue le substitut du culte sacrificiel au Temple. Il existe les trois prières journalières, au lever, l’après-midi et le soir, les prières avant et après chaque repas, les prières circonstancielles en se lavant, en apprenant une bonne ou une mauvaise nouvelle, en entendant l’orage. La prière est un dialogue avec Yaweh, un dialogue d’adoration, de supplique, de confession, de remerciement et d’action de grâce.
4. Les règles de pureté
Les règles de pureté sont faites des règles d’hygiène, notamment le bain rituel lavant les impuretés de l’homme et de la femme, ainsi que des lois alimentaires, ou casherout, énoncées dans la Torah et explicitées dans le Talmud. Les animaux interdits à l’alimentation sont les animaux sans sabot fendu ou non ruminants (cheval, lièvre, porc). Les règles d’abattage très précises interdisent la consommation du sang, symbole de la vie, et organisent la préparation des viandes sous les règles « casher ». Le fondement religieux de ces règles de pureté est que la pureté physique est nécessaire pour atteindre la pureté morale. Il est fort possible que ces règles d’hygiène aient été créées dans les premiers temps de l’histoire du peuple hébreu pour affirmer une volonté de séparation d’avec les peuples voisins.
5. Les règles vestimentaires
Le port de la kippa est un signe de soumission à Dieu apparu au moment du deuxième Temple. Le talit, le châle à franges de prière, exprime un commandement de Yaweh à Moïse et signifie le rapprochement de l’homme avec Yaweh au moment de la prière. Les tefillin, les deux boîtes cubiques contenant des passages de la Torah attachées au bras et sur la tête par des lanières de cuir, sont portées au moment de la prière matinale pour exprimer la foi en Yaweh.

6. La synagogue
La synagogue a été le substitut du Temple de Jérusalem dès le premier exode à Babylone. Puis, après 70 et la gouvernance du judaïsme par les pharisiens et leurs descendants que sont les rabbins, la vie religieuse du judaïsme diasporique est totalement centrée sur la synagogue. Alors que le Temple est un lieu sacré où s’accomplit le sacrifice rituel par les grands prêtres sadducéens, la synagogue ne l’est pas. Elle est un substitut du Temple. Le Temple est le seul lieu sacré du judaïsme. Détruit par Rome en 70, il ne reste que le Kotel, le mur occidental construit sous Hérode. Le « mur » appelé « mur des Lamentations », interdit aux juifs, sauf une fois par an, par Rome et Byzance, rouvert par l’Empire ottoman, interdit par la Jordanie après la guerre de 1948, est redevenu un lieu de prières pour tout juif au lendemain de la guerre des Six Jours de 1967.
Au fil des siècles et dans le monde entier, les synagogues sont devenus les lieux créateurs des communautés juives. Elles sont le lieu de la prière et de l’étude de la Torah. Chaque fidèle peut étudier la Torah et le Talmud dans une salle attenante. Toutes les synagogues sont tournées vers Jérusalem. Une synagogue est faite de l’Arche sainte qui renferme dans une armoire le sefer torah, objet le plus vénéré du judaïsme, c’est-à-dire les rouleaux de la Bible juive écrits à la main, lus à chaque Shabbat. Chaque synagogue est faite d’une lampe, la ménorah, symbole de la Torah, et du chandelier d’or à sept branches, symbole du Tabernacle du désert, puis du Temple de Jérusalem.
IV. Judaïsme et Israël : de la Bible à la terre… Quelle relation entre la religion juive et l’État d’Israël ?
Le judaïsme construit après 70 est le catalyseur d’un peuple dispersé, mais aussi d’un peuple profondément renouvelé par les conversions locales. On assiste alors à la disparition du peuple juif en tant que tel et à la formation de communautés dans les différents pays de séjour, des communautés plus ou moins ghettoïsées ou intégrées. Mais toutes ces communautés gardent le « goût » et la mémoire de l’ancien Israël par la pratique de la religion juive.
1. Une théologie de la terre : Sion
Le judaïsme pharisien et rabbinique vient tout à la fois « déterritorialiser » la religion hors du Temple détruit et de Jérusalem perdue, et célébrer et commémorer Sion et l’histoire du peuple hébreu. On a rappelé à quel point la conscience de la terre perdue est demeurée totalement présente dans la pensée religieuse juive, dans les liturgies et les pratiques du judaïsme synagogal.
Dès l’exil à Babylone, la sacralisation de la terre entière de Juda, lieu de résidence de Yaweh et de son peuple élu, s’exprime, comme dans le célèbre psaume 137 : « Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma langue s’attache à mon palais ! » Ce psaume 137, nostalgie de Jérusalem capitale de l’ancien royaume disparu et siège du Temple détruit, est l’espérance théologique du retour à Sion exprimée par les prophètes Ézéchiel et le second Isaïe. En un sens, c’est le premier texte du sionisme.
Au retour de l’exil de Babylone, il se construit dans la Torah une théologie de « la Terre promise ». Le Deutéronome exprime un rappel obsédant de la création de l’Alliance du peuple hébreu avec Yaweh, conduisant à la conquête de la Terre promise par Moïse, puis à la fondation du royaume de Juda par David, à la création du Temple par Salomon abritant l’arche d’Alliance, faisant de Jérusalem la Ville sainte de la Terre promise. L’objectif politique visé est d’unifier les communautés juives dispersées, celle revenue sur la terre de Juda, celle restée à Babylone, celles établies à l’est de Babylone ou installées en Égypte.
Il s’agit de légitimer les deux modes de relation du juif avec la Terre sainte : la vie sur la terre de Juda ou la vie diasporique loin de la « Terre promise ». Cette « théologie du territoire » fonde une centralité et une périphérie pour le peuple hébreu, une dualité tout à fait originale et unique, qui crée religieusement deux patries pour tout juif. Où qu’il soit, quelles que soient la période et les circonstances, le juif a une « Terre promise » qui prend l’appellation de Sion, la colline où est érigé le Temple.
Il est donc logique qu’après le second exode, la Michna, élaborée par les patriarches de Yavneh et leurs descendants, transmette à toutes les générations juives du monde entier la sacralité de l’élection de la terre de Judée donnée par Yaweh au peuple juif, par exemple à travers les dispositions concernant le travail de la terre en Judée.
C’est cette « théologie de la terre », inscrite dans le judaïsme au moment du premier exil, puis développée après le second exil, qui est la future source du sionisme. Religion « nationale » dès ses origines, le judaïsme devient une religion de la « résilience nationale ».
2. Judaïsme et sionisme
L’analyse classique du sionisme est, pour les uns, une idéologie nationaliste issue du grand courant nationaliste européen promouvant un retour à la mère patrie pour sécuriser le peuple juif et, pour les autres, une idéologie colonialiste d’occupation d’une terre déjà peuplée par les Palestiniens. Les deux analyses affirment le caractère laïc, voire antireligieux, du sionisme, fondé par des acteurs nourris de la Haskala, les Lumières juives. Le peuple juif doit devenir un sujet de l’histoire.
Theodor Herzl, puis H. Weizmann et Ben Gourion, constituent d’ailleurs une petite minorité agissante mais rejetée par les juifs religieux adeptes d’un messianisme inscrit dans le plan de Dieu et non dans le politique et l’action humaine. Pour les juifs religieux, c’est Dieu, seul moteur de l’histoire, qui peut libérer les juifs. Ceux-ci doivent simplement observer la loi divine afin de hâter la venue du Messie. C’est pourquoi, aux yeux du judaïsme traditionnel, le sionisme apparaît comme sacrilège en voulant s’affranchir de la volonté divine. Pour les ultra-orthodoxes, les haredim, le sionisme est même un ennemi mécréant en ce qu’il veut bâtir un État qui serait supérieur à la Torah.
Le lien entre le sionisme et l’antisémitisme est connu et profond. La structuration précoce de l’antisémitisme a nourri le souhait d’un retour dans une terre sûre. D’autre part, il n’y aurait pas eu de sionisme sans judaïsme. On peut dire que le sionisme est un enfant qui a eu trois pères : l’antisémitisme historique, la modernité sous la forme du nationalisme européen du 19e siècle et aussi la religion qui a perpétué la fibre juive et sa relation à l’histoire du peuple hébreu.
Le religieux féconde un politique. La religion juive reste une religion « nationale » en ce sens qu’elle garde toujours à bord le peuple juif et le lien avec sa Terre en forgeant un « devoir de mémoire » politico-religieux. Elle est l’aliment quotidien qui nourrit « la persistance fibreuse » d’une identité juive tout au long des siècles entre les tragédies de 70 et 135 et le 19e siècle. On l’a dit, le sens de l’histoire transmis aux juifs par les rabbins et les synagogues est celui d’une dispersion par rapport à un centre, Sion, le terme biblique désignant les différents lieux saints bénis par Yaweh sur la terre de Judée. Sion reste vénéré, même s’il n’est plus considéré comme présentement atteignable.
Le filet continu de pèlerins et de migrants juifs vers la Palestine devenue arabe puis ottomane est la traduction humaine de cette conscience juive de Sion, le premier sionisme. Les principales dates sont la reconstruction d’une communauté juive à Jérusalem au 12e siècle, puis l’installation en Galilée et à Jérusalem par l’Empire ottoman de juifs expulsés d’Espagne, puis l’arrivée des juifs hassidim de Pologne au 18e siècle. Ce mouvement allant de la Bible à la Terre est empli de religieux.

Le paradoxe est que le sionisme moderne naît à un bout de l’Europe, la Russie et les pays Baltes, alors qu’à l’autre bout de l’Europe, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France, les communautés juives modernisées et émancipées se dissolvent et s’intègrent dans leurs sociétés d’adoption. Les juifs d’Europe occidentale sont devenus les « Israélites » pour qui la démocratie et leur pays d’adoption sont les référents et pour qui la Torah est une religion plus ou moins laïcisée. Alors qu’en Europe orientale, les juifs sont des victimes constantes d’un antisémitisme profond.
Face au monde « israélite » nouveau qui s’affirme en Europe occidentale, surgit le sionisme en Europe centrale et orientale. Il suffit d’une étincelle, les pogroms et les lois antisémites russes de 1882, pour que la formule rituelle « L’an prochain à Jérusalem » exprimée dans chaque synagogue depuis des siècles se transforme en projet politique. C’est au moment même ou le juif occidental semble se dissoudre dans les sociétés nationales où il vit depuis des siècles que le projet du retour à Sion surgit pour la première fois depuis vingt siècles chez le juif oriental.
Car le vrai père du sionisme n’est pas Theodor Herzl. Le pionnier est l’Allemand Moses Hess et le vrai « fabricant » du sionisme est le Russe Léon Pinsker.
Moses Hess, philosophe allemand proche de Marx, très marqué par le mouvement hassidim et l’installation de certains d’entre eux en Palestine, écrit Rome et Jérusalem en 1862, un manifeste politico-religieux affirmant que la survie du peuple juif passe par son retour en Palestine, la Terre de l’ancien peuple hébreu, la « Terre d’élection » divine vers laquelle sont allés les pionniers hassidim. L’idée sioniste est exprimée. Tous ses successeurs puisent dans cet écrit, dont Theodor Herzl.
Au lendemain des pogroms de 1882, un médecin d’Odessa, Léon Pinsker, écrit le manifeste Autoémancipation. La résonance de cet écrit est considérable dans toute la Russie et l’Europe centrale. Le thème de l’œuvre est celle du juif toujours et partout étranger, appelé à revenir à sa terre d’origine, l’ancienne Terre biblique, pour devenir une nation et être enfin en sécurité. Léon Pinsker joint le geste à la parole en fondant le premier mouvement sioniste, les « Amants de Sion », en organisant la première Alya et en bâtissant les premières colonies agraires juives en Palestine, très respectueuses des lois religieuses.
Les « Amants de Sion » restent le principal centre de l’activité sioniste jusqu’en 1914. Le mouvement est lancé. Le « sionisme pratique » d’immigration juive en Palestine et de construction de colonies ne s’arrête plus. Il fait naître un nationalisme identitaire totalement étranger à l’esprit des Lumières, un nationalisme de combat et de reconquête de la Terre lié à la perception d’un destin particulier du peuple juif, dont s’inspire le fondateur de l’État d’Israël, le Polonais D. Ben Gourion, dont le père était membre des « Amants de Sion ». Il s’agit de former une nation juive reconquérante de sa terre, sûre d’elle, fière d’être juive, travailleuse (Ben Gourion, 1922). Autrement dit, il s’agit de faire du neuf avec du vieux : la construction d’un nationalisme du sol et du sang nourri du culte de l’histoire du peuple hébreu.
Il suffit alors de créer une organisation pour faire du sionisme une force politique qui permet de gérer la dynamique lancée et de surmonter les difficultés rencontrées. C’est accompli par Th. Herzl, quinze ans après la première alya, par la publication de L’État juif et la création de l’Organisation sioniste mondiale lors du congrès de Bâle de 1897. À la différence de Pinsker, Th. Herzl bâtit le mouvement sioniste porteur d’un projet de construction d’un État juif sur les fondements de la modernité et de la laïcité.
3. L’État d’Israël, un État « civilo-religieux »
Israël est un État juif. Qu’est-ce à dire ? En quel sens Israël est-il un État juif ?
Le premier sens en est donné par les sionistes. L’objectif est la fabrication d’un État pour les juifs du monde entier, où ils seraient en sécurité car majoritaires et donc politiquement dominants. L’État d’Israël, actuellement composé de 80 % de juifs, a repris à son compte la culture hébraïque de l’ancien État juif. La judéité de l’État se manifeste par différents signes : la langue hébraïque, langue de la bible hébraïque et de la liturgie juive, la seule langue au monde reparlée après une interruption de deux mille ans, le choix de l’étoile de David et du chandelier comme symboles du nouvel État, l’hymne national basé sur les références judaïques de Sion et de Jérusalem, le calendrier des fêtes juives, la valorisation de l’histoire du peuple juif, l’archéologie dont toute l’action est tournée vers la légitimation de la continuité entre l’histoire du peuple juif et l’État d’Israël.
Le second sens est celui de la place reconnue à la religion juive dans la société israélienne. C’est le résultat du compromis historique conclu en juin 1947 entre Ben Gourion et le parti religieux orthodoxe de l’Agoudat Israel par la lettre dite du « statu quo ». Dans ce temps de crise, Ben Gourion veut absolument une unité nationale et, bien que laïc, il est convaincu pour ce faire de la quasi-impossibilité de fonder un lien national en dehors de toute référence à la religion juive. En conséquence, le Shabbat devient le jour de repos légal, les règles de la casherout s’imposent dans les cuisines publiques, la dispense du service militaire des étudiants des yeshivot est établie, le secteur de l’éducation est partagé entre les écoles laïques et les écoles religieuses, toutes subventionnées, toutes faisant place aux matières religieuses. De plus, dans le prolongement du droit familial de l’ancien Empire ottoman, le monopole du rabbinat sur le mariage et le divorce est pérennisé. Enfin, le secteur des cultes est géré par un grand rabbinat bicéphale ashkénaze et sépharade. Les personnels religieux, les rabbins ainsi que les responsables de l’abattage rituel et des règles alimentaires sont rémunérés par l’État et les collectivités locales.
Le judaïsme n’est pas officiellement religion d’État mais, en réalité, le judaïsme occupe une place privilégiée dans l’État, bien plus que dans des pays à religion d’État. Le judaïsme ainsi reconnu et institué est celui du courant « orthodoxe ».
4. Israël et la Cisjordanie
Rappelons qu’au départ, il existe une opposition de principe entre sionisme et judaïsme traditionnel pour qui seul le Messie vient « libérer » le peuple juif. Très vite, face au sionisme laïc majoritaire, apparaissent deux courants religieux totalement différents.
D’un côté, apparaît le courant ultra-orthodoxe, antisioniste, issu de l’Agoudat Israel, parti politique juif créé en Pologne en 1912 par des rabbins polonais et baltes comme bras politique du judaïsme orthodoxe. Il représente les juifs religieux traditionalistes, hostiles par principe au sionisme. Mais ce courant religieux accepte de fait la création de l’État d’Israël pour en tirer des ressources au profit de ses institutions, dont ses écoles religieuses. Aujourd’hui, ce courant religieux existe en Israël et se veut le défenseur du religieux et de l’application élargie de la Torah. Les partis représentatifs de ce courant sont les partis religieux orthodoxes ashkénaze, l’Agoudat Israel (membre de la coalition de Judaïsme unifié de la Torah), et sépharade, le Shas. Ces deux partis, exclusivement intéressés par les affaires religieuses, ont fait alliance aussi bien avec la gauche travailliste qu’avec la droite du Likoud.
De l’autre côté, face à la doctrine religieuse dominante du judaïsme orthodoxe du caractère messianique de la montée en Israël, une prise de conscience se produit chez certains rabbins russes et baltes du bien-fondé de l’Alya à partir de l’idée de la rédemption du peuple juif par son retour sur la Terre sainte. Le courant sioniste religieux du Mizrahi est créé dès 1902 par des rabbins sionistes, lors de la première conférence mondiale des sionistes religieux. Ces rabbins prennent la défense de l’idée du sionisme, perçue comme un processus de sauvetage du peuple juif des massacres européens et donc comme une étape séculière du messianisme juif. C’est ainsi que naît la spécificité originelle du sionisme religieux : une doctrine politico-religieuse affirmant la légitimité religieuse du retour en Palestine au nom de la tradition juive et de la quête millénaire de Sion. La stratégie du Mizrahi consiste à coopérer avec le projet sioniste de Th. Herzl.
Une fois établi en Palestine dans les années 1930, ce courant sioniste religieux évolue vers une radicalisation de plus en plus marquée.

Le Rav Kook (1865-1935), premier grand rabbin de la Palestine mandataire, est le véritable fondateur du sionisme religieux actuel qui théorise la sacralité du sionisme. Prenant en compte les deux réalités nouvelles qui touchent le peuple juif, la sécularisation et le sionisme, le Rav Kook affirme la sacralisation du sionisme, fondée sur l’inscription de l’Alya, et du futur État dans le processus de la rédemption du peuple juif et de la réalisation du plan divin. Ainsi s’établit le lien entre sainteté traditionnelle du peuple juif et sainteté de la terre de l’Eretz Israel, le « Grand Israël », entre rédemption du peuple et occupation de la terre et, donc, entre sionisme laïc et peuple hébreu biblique. Le sionisme est une potentialité nouvelle du judaïsme qui redonne une actualité à la rédemption messianique. Il correspond aux desseins de Dieu pour son peuple saint.
Le Parti national religieux accomplit, sous l’influence des « jeunes loups », un virage vers un nationalisme radical. Ce sera le « messianisme territorial », la légitimité religieuse de la colonisation de la Cisjordanie, c’est-à-dire les anciens territoires de l’Israël biblique, la Judée et la Samarie. La reconquête des collines de Judée et Samarie est inscrite dans la loi divine.
Yehouda Kook, le fils du Rav Kook, est l’interprète caricatural de la pensée de son père sur une théologie de la terre appliquée au « Grand Israël ». Il est à l’origine de la création en 1974 du Goush Emounim, le Bloc de la fidélité, premier grand lobby de la colonisation qui agit au sein des différents partis politiques et de la société israélienne. Les liens noués principalement avec le Likoud conduisent le Goush Emounim à soutenir activement les gouvernements likoudnik à partir de 1977 et à animer les réseaux de colonisation établis dans les collines de Cisjordanie dans les années 1970-1980.
Une autre grande figure radicale du courant sioniste religieux est Meir Kahane, un juif américain fondateur de la Ligue de défense juive, parti en Israël, et créateur en 1973 du parti Kach, un parti raciste anti-arabe et violent. Les élections de 1984 marquent la première percée de « l’extrême droite » qu’est devenu le courant sioniste religieux avec une douzaine de représentants élus à la Knesset, dont Meir Kahane, avant le dissolution du Kach par la Cour suprême.
Aujourd’hui, le kahanisme s’est pérennisé par les deux partis ultra-nationalistes que sont le Parti national religieux et le parti Force juive d’Itamar Ben-Gvir, héritier du Kach. Ces deux partis s’affirment radicaux, racistes, « suprémacistes » et partisans du nettoyage ethnique palestinien. Les dernières élections de la Knesset en 2022 leur ont accordé 14 sièges, ce qui leur a permis de négocier leur entrée dans la coalition formée par B. Netanyahu.
Pour conclure sur ce point, il est important de comprendre qu’il ne faut pas faire l’amalgame entre sionisme, religieux et rejet de la question palestinienne. En Israël, presque tout le monde est sioniste, religieux et laïcs se partageant à moitié, et la question palestinienne oppose sionistes de droite et sionistes de gauche. Actuellement, en Israël cohabitent :
– des juifs religieux ultra-orthodoxes, appelés les « babyloniens », rejetant l’État d’Israël,
– nombre de juifs religieux représentés par le parti de la Tora et le parti Shas, « neutres » sur la question palestinienne,
– des juifs religieux sionistes colonisateurs et annexionnistes de la Cisjordanie représentés par les deux partis ultra-nationalistes,
– des sionistes laïcs de droite, colonisateurs sans être nécessairement annexionnistes, représentés par le Likoud,
– des sionistes de gauche et du centre favorables à une solution politique de la question palestinienne pouvant aller jusqu’à un État palestinien, représentés par le Meretz, le parti du centre, et le Parti de l’unité nationale (dirigé par Benny Gantz).
Telle est la complexité israélienne.
V. Concluons par trois observations
Les juifs ne sont pas tous des pratiquants de la religion juive. Actuellement, il y a 55 % de pratiquants parmi les juifs de France, 75 % parmi les juifs américains. 40 % de juifs israéliens se disent laïcs, mais 80 % célèbrent Pessah et Hanouka. Il y a donc une laïcité juive héritée de la sécularisation amorcée au 18e siècle.
Il y a un « mystère » du peuple juif. C’est un tout petit peuple : 15 millions dans le monde, dont 7 en Israël, 6 aux États-Unis et 500 000 en France. Mais ce petit peuple, depuis son origine, a survécu à une histoire tourmentée et tragique qui aurait pu le faire disparaître, l’exode à Babylone, les vingt siècles du second exode, la Shoah.
Le judaïsme est une toute petite minorité religieuse, mais il est la source première des deux autres grands monothéismes, le christianisme et l’islam. Jésus a d’abord été un juif circoncis élevé dans la religion juive et Mahomet a été marqué par le judaïsme au point de se considérer comme le continuateur d’Abraham et de Moïse et de tourner la prière dans un premier temps vers Jérusalem…
Jacques Huntzinger
2 février 2025.

