La Russie, « éternelle » et « inachevée »

Intronisé par Boris Eltsine comme son successeur en 1999, Vladimir Poutine est entré dans la vingt-deuxième année de son « règne » sur la Russie. Son actuel mandat présidentiel prendra fin en 2024, mais, grâce à la réforme constitutionnelle adoptée en 2020, il est d’ores et déjà acquis que, « si Dieu lui prête vie », V. Poutine restera d’une façon ou d’une autre « le maître du Kremlin » au-delà de 2024. Quel sens faut-il donner à cette formule « V. Poutine, l’actuel maître du Kremlin » ? La réponse tient dans ces deux concepts contradictoires et indissociables qui caractérisent la Russie, ce pays vieux de dix siècles, « l’éternité » et « l’inachèvement ».

1. La Russie « éternelle »

Les kremlins étaient ces fortifications des villes de l’ancienne Russie abritant dans leurs murs les trois centres du pouvoir, le prince, l’armée et l’Église orthodoxe. Le kremlin de Moscou, bâti au 15e siècle, a été la résidence officielle des premiers tsars, puis des dirigeants bolchéviques de l’Union soviétique, puis des présidents de la Russie post-soviétique. Un peu comme si le château de Versailles avait été la résidence successive de presque tous les rois de France, des meneurs de la Révolution française, puis de tous les chefs d’État qui se sont succédé depuis lors. « Au-dessus de Moscou, il y a le Kremlin. Au-dessus du Kremlin, il n’y a que le ciel », dit un proverbe russe.

Toute l’histoire de la Russie rassemblée autour de la Place Rouge :
la cathédrale de Basile-le-Bienheureux, le Kremlin et le mausolée de Lénine.

C’est dire la continuité remarquable de cette Russie « éternelle ». Quels que furent les bouleversements politiques que connut le pays, y compris la Révolution bolchévique de 1917, la vision de tous les dirigeants de la Russie s’est toujours enracinée dans la longue histoire de ce vieil État. Et la première histoire de la Russie en a été la matrice.

« D’où est donc venue la terre russe ? », s’interroge le moine Nestor au 12e siècle dans ce qui sera la première chronique de l’histoire russe. La réponse est la suivante. La Russie s’est forgée dans une quadruple « cassure », ethnique, religieuse, politique, géopolitique.

La « cassure » ethnique est intervenue entre les tribus slaves de l’Ouest, installées en Lituanie, et celles de l’est, établies tout le long du Dniepr, de la Biélorussie à la mer Noire. Alors que les premières vont se tourner vers l’Empire carolingien et le christianisme romain, les secondes resteront « orientales » et vivront désormais leur vie propre. Ce sont celles-là qui écriront au 9e siècle la première page de l’histoire russe, autour d’un premier État, la Rus, et de sa capitale, Kiev. La Rus de Kiev se coupe d’emblée des Slaves de l’Ouest qui seront à l’origine des futurs États de Lituanie et de Pologne.

La « cassure » religieuse découlera de celle produite entre les deux « Romes », la Rome catholique romaine et l’Empire romain d’Orient politiquement séparé de Rome et devenu le siège du christianisme orthodoxe. La Russie, seule zone de l’Europe à n’avoir jamais été une province de l’Empire romain, rentrera dans l’orbite de Byzance. Combattant les peuples nomades musulmans venus d’Asie, la jeune Rus de Vladimir se rapprochera de Byzance et se convertira au christianisme orthodoxe. Le prince Vladimir le Grand préférera Byzance à Rome en se dissociant clairement de l’Empire carolingien héritier de l’Empire romain d’Occident et du christianisme romain. La religion orthodoxe deviendra la religion d’État de la Rus kiévienne et constituera le premier ciment d’un peuple russe encore balbutiant.

La « cassure » géopolitique sera celle qui se creusera entre la jeune Russie et le reste de l’Europe.

La Rus de Kiev va succomber au 13e siècle devant les cavaliers de Gengis Khan et devenir un État vassal de l’État mongol. Les trois siècles de domination mongole seront déterminants pour le destin de la Rus. Le premier État russe va se désintégrer et faire place à une pluralité de principautés toutes plus ou moins vassales de l’État mongol. Il apparaîtra trois régions, la partie orientale de la Rus mongolisée dans laquelle s’installera une population turcophone musulmane, la partie occidentale de l’ancienne Rus formée de l’Ukraine occidentale autour de l’ancienne capitale Kiev et de la Biélorussie, qui se tournera vers l’ouest et intégrera le Grand Duché de Lituanie, et la partie nordique de la Rus autour de Novgorod et de Moscou, base de la naissance de la nouvelle Russie. Cette cartographie fabriquée par l’occupation mongole continue d’exister de nos jours. Il existe une Russie musulmane dans le Caucase, dont la Tchétchénie et le Tatarstan autour de Kazan sont l’épicentre, un monde occidental fait de l’Ukraine occidentale et de la Biélorussie, et le cœur de la Russie « éternelle », Moscou.

La Rus renaîtra par Moscou. Les princes de Moscovie réussiront, par leur ténacité et leur habileté politique, à accroître leur puissance tout en préservant leur autonomie sur les deux fronts, asiatique et européen. D’abord conscients de leur infériorité, ils établiront avec l’Empire mongol un pacte de non-belligérance qui leur permettra d’unifier sous leur autorité les principautés du nord de Novgorod et de Pskov. Ils se tourneront alors contre la grande puissance occidentale voisine qu’est le Grand Duché de Lituanie, devenu le principal adversaire du prince de Moscou. La bataille de Narva gagnée par Alexandre Nevski contre les chevaliers teutoniques en est le symbole. Puis le prince de Moscou Dimitri, appelé Donskoï, mettra en pièces à la fin du 14e siècle l’armée mongole, à la bataille du Champ des Bécasses. Les victoires de Narva et du Champ des Bécasses, cette double victoire contre l’ouest puis contre l’est, va forger l’identité d’une nouvelle Russie construite par les princes de Moscou, désormais aussi bien hostile vis-à-vis de l’Asie centrale musulmane qu’à l’encontre des puissances occidentales, teutonique, lituanienne, polonaise, suédoise. Il s’agit de préserver la « sainte Russie » de la double menace qui l’entoure et l’oppresse, la menace d’une Europe occidentale « romaine » différente d’elle et étrangère à la vraie foi, et la menace d’un Orient musulman barbare et sacrilège. Alexandre Nevski au 13e siècle, Donskoï au 14e, Ivan III au 15e, Ivan IV le Terrible au 16e, seront les bâtisseurs de cette nouvelle Russie moscovite autocentrée, isolée de l’Europe occidentale et se voulant étrangère au monde asiatique musulman. La célèbre phrase de Malraux selon laquelle « La Russie n’est ni en Asie ni en Europe mais en Russie » plonge ses racines dans cette longue histoire de la construction par les premiers tsars moscovites d’une Russie se voulant « la deuxième Rome ». Au sein de l’Église orthodoxe russe, dans toute la culture russe, de Pouchkine et de Lermontov à Tolstoï et Dostoïevski, puis jusqu’à Soljenitsine, dans la Russie profonde de toutes les époques, cette conviction d’une « âme russe » particulière va demeurer primordiale. Elle nourrira constamment la géopolitique de la « Russie éternelle ».

La cassure politique sera l’émergence du tsarisme.

Les deux modèles de pouvoir qui vont inspirer les premiers tsars seront ceux de leurs voisins orientaux. Tournant le dos aux régimes monarchiques de l’Europe occidentale, le tsarisme s’inspirera du modèle impérial byzantin et du khanat mongol pour créer un État sacralisé et hyper autoritaire déniant toute liberté, toute charte, toute franchise aux sujets et aux villes de l’État. À l’image du Basileus byzantin, considéré comme le « lieutenant de Dieu sur terre », le grand prince de la Rus s’affirmera être un autocrate envoyé par Dieu pour protéger et guider le peuple. Cette sacralité, on pourrait presque dire cette divinité du prince de la Rus, fondement religieux d’un pouvoir absolu sur le peuple, sera reprise par les princes de Moscovie.

Ce sont ces derniers qui créeront l’État tsariste, une forme particulière du pouvoir princier propre à la Russie, associant une autocratie absolue et une légitimité divine. Le tsarisme est une pyramide immobile. Au sommet de celle-ci, le tsar, seul maître du gouvernement du pays. À ses côtés, l’Église orthodoxe dont le Patriarchat a été transféré de Kiev à Moscou pour être mieux russifié et devenir le fidèle serviteur du tsar, ce qui fera que l’Église orthodoxe restera à l’écart des courants de pensée et de réforme protestante et catholique des Temps Modernes. En dessous du tsar, le groupe aristocratique des « boyards », ces anciens guerriers devenus les maîtres de la terre et des richesses. Et, à la base de la pyramide, la masse des paysans, dont la vénération du tsar et le statut de servitude seront nourris de leur foi et des prêches de leurs popes.

Le système tsariste, totalement imperméable aux courants de pensée portés par la modernité européenne de la Renaissance et des Lumières, coupera la Russie des transformations politiques de l’Europe occidentale. La Russie ne bougera pratiquement pas jusqu’au 20e siècle. Il n’apparaîtra ni classe bourgeoise, ni économie capitaliste, ni libéralisme philosophique et politique. La conséquence en sera une hypertrophie de l’État accompagnée de la faiblesse extrême de la société. C’est le sens de la formule du grand historien russe V. Klioutchevski selon qui « l’État enflait pendant que le peuple dépérissait ». N’est-ce pas encore aujourd’hui en grande partie la réalité de la Russie ?

Au 15e siècle, le supérieur du monastère Saint-Joseph, Joseph de Volok, dans son ouvrage L’Illumination, viendra affirmer que la seule foi chrétienne est la foi orthodoxe et que le régime idéal est celui d’une théocratie absolutiste reposant sur les préceptes sacrés de la dimension divine du tsar, du lien entre l’Église de Moscou et le tsar seul gardien de la foi, du règne de la piété et de la soumission du peuple inscrite dans le servage des paysans. Si l’on parle de Joseph de Volok, c’est non seulement parce qu’il sera la doctrine officielle du tsarisme, mais aussi parce qu’il sera à l’arrière-plan de « l’autocratisme » de Staline, ancien séminariste fervent admirateur du moine du 15e siècle, et qu’il est aujourd’hui une référence présente dans la pensée politique de Poutine et sa relation avec l’Église orthodoxe. La Russie d’aujourd’hui est dans la continuité de la « fixité » russe millénaire construite autour du tsar, du pope, du boyard et du moujik.

2. La Russie « inachevée »

Mais la Russie est un paradoxe. La Russie est « éternelle », certes, mais on ne sait pas avec certitude quels seront demain son destin, son régime, sa politique. La plupart des puissances, l’Amérique, la Chine, la France, l’Angleterre, l’Allemagne sont aujourd’hui « achevées ». Dans une histoire linéaire ou accidentée, elles ont construit dans la durée, par des guerres et des traités, avec ou sans révolution ou guerre civile, leurs territoires, leurs régimes politiques, leurs systèmes économiques et sociaux. La Russie, au contraire, n’a eu de cesse d’avoir une histoire « accidentée » qui n’en finit pas. Elle déconstruit régulièrement ce qu’elle a construit. La Russie demeure aujourd’hui une puissance « inachevée », selon la juste formule de l’historien et essayiste Jean-François Colosimo.

Le régime politique de la Russie est un régime « inachevé ».

La Russie a connu successivement les siècles du tsarisme, puis une première parenthèse libérale en 1861 avec le tsar Alexandre II abolissant le servage paysan mais assassiné par les nihilistes, puis un second moment libéral très bref avec la révolution de 1905 donnant naissance à l’Assemblée de la Douma mais torpillée par le tsar Nicolas II dés 1907, puis la révolution populaire de février 1917 conduisant à l’abdication inattendue du tsar et à la fin du tsarisme, puis le coup d’État bolchévique d’octobre 1917 renversant la jeune République russe et donnant naissance au régime communiste. Le régime communiste, qui se voulait éternel, n’a duré que soixante-dix ans. Il n’avait plus la force économique et financière de supporter le coût de la grande puissance que l’URSS voulait être dans sa compétition avec l’Amérique. L’Union soviétique était profondément minée de l’intérieur, mais la muraille du Kremlin en cachait les faiblesses. En 1985, le Parti communiste décide de donner les clés du pouvoir à une équipe nouvelle animée par M. Gorbatchev, faite de libéraux, pour sauver ce qui peut être sauvé de l’Union soviétique. Gorbatchev et son équipe d’économistes libéraux ont décidé de faire basculer au forceps la Russie vers une démocratie libérale. Le monde occidental de l’époque y croyait fermement, allant même se convaincre que la Russie rejoindrait pas à pas le giron occidental. C’était méconnaître la longue histoire de la Russie. Dix ans plus tard, la Russie, économiquement ruinée, socialement appauvrie, politiquement instable, et extérieurement affaiblie et humiliée, est au bord du gouffre. Le moment libéral amorcé par Gorbatchev et Eltsine va s’effondrer à son tour en 1999 dans des révolutions de palais, un classique de l’histoire russe, qui conduiront à l’abdication des deux derniers « tsars libéraux » de Russie au profit de V. Poutine. La Russie n’était pas capable, compte tenu de sa tradition autoritaire et de son inachèvement en matière de modernité sociale, culturelle et politique, de se transformer d’un coup en un grand pays démocratique, libéral et prospère.

Ainsi, depuis que la Russie est sortie du tsarisme « pur » au début du 20e siècle, elle a oscillé entre quelques ébauches avortées d’un régime démocratique, étranger à toute sa tradition, et la retombée constante dans un « néo-tsarisme » totalitaire avec le bolchevisme et autoritaire avec Poutine. Le régime autocratique est celui qui a toujours prévalu au final, car jugé confortable et rassurant au regard de l’histoire du pays. Mais qu’en sera-t-il demain ?

De la « grande Russie » à la « petite Russie » (en rose)

Le territoire russe a été perpétuellement « inachevé » dans sa configuration et ses frontières.

La Russie a continuellement changé de territoire, en s’agrandissant à l’extrême puis en se rapetissant brutalement. La Russie du 10e siècle s’est construite autour de Kiev. La Russie tsariste du 12e siècle s’est construite par et autour de Moscou. Cette Russie moscovite a très vite nourri un rêve impérial, vers le sud avec la Volga et l’Astrakhan, vers l’est avec la Sibérie puis, au 17e siècle, par la reconquête de l’Ukraine, au 18e par l’extension vers la Baltique et le partage de la Pologne, au 19e par la conquête du Caucase et de l’Asie centrale. Les ambitions territoriales de la Russie vont culminer avec Nicolas II, lequel rêvait de conquérir la Mandchourie et la Corée, de dominer la mer Noire, les Balkans et Constantinople. Il s’est précipité dans la Première Guerre mondiale avec ces objectifs en tête. Mais la Russie, en perdant la guerre, sera amputée d’une partie de son territoire.

Comme l’historienne F. Thom l’a bien dit, cet expansionnisme russe est tout à la fois défensif et offensif. Il traduit l’obsession de protéger le cœur de la Russie moscovite vis-à-vis de l’est et de l’ouest par un énorme glacis défensif, mais il traduit également l’ambition démesurée d’imposer la Grande et Sainte Russie, la « seconde Rome », comme la grande puissance porteuse de « la vraie foi » face aux autres puissances européennes. Cette double face d’une Russie « apeurée » par ce qui l’entoure et d’une Russie « messianique » et expansive se retrouvera à l’identique dans la Russie bolchévique, lorsque Staline bâtira sur la grande victoire de la Seconde Guerre mondiale le plus grand empire que la Russie ait connu, de la Sibérie et de l’Asie centrale à Varsovie, Prague et Berlin.

Entre 1940 et 1990, La Russie a été la seconde puissance mondiale. Tout le monde croyait alors que l’Union soviétique serait « éternelle ». Or celle-ci va sombrer en quelques années. Cet empire implosera entre 1989 et 1991 par la destruction du mur de Berlin et ses suites dans toute l’Europe centrale, puis par la sidérante décision prise une nuit de décembre 1991 par les dirigeants de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine selon laquelle « L’Union soviétique n’existait plus et ses différentes Républiques devenaient autant d’États indépendants ». En une nuit, par cette liquidation de l’Union soviétique et son éclatement eu une quinzaine d’États, la Russie était ramenée très loin en arrière, à ses frontières du temps des premiers tsars de la dynastie Romanov. Elle perdait la force considérable héritée de son expansionnisme continu mené par les tsars et Staline, la force géopolitique de sa « terre centrale ». Elle perdait même le territoire historique de sa naissance, l’Ukraine. C’était bien plus qu’une perte géographique, c’était l’amputation de l’histoire de la Russie et le début d’un traumatisme dont Poutine sera le porte-parole au moment de la crise ukrainienne.

La Russie est restée également « inachevée » dans sa société, son économie, son administration, s’affaiblissant ainsi d’elle-même.

Socialement, la Russie n’a jamais été capable de se doter d’une classe moyenne, d’une bourgeoisie moyenne et supérieure entrepreneuriale. La pyramide sociale russe est restée largement immobile, formée d’une masse de paysans, d’employés et d’ouvriers, et d’une classe supérieure, faite, du temps des tsars, des boyards et de l’aristocratie, puis dans le siècle bolchévique de « l’aristocratie » de la nomenklatura du Parti communiste.

De plus, la Russie n’a jamais réussi à gérer l’islam historiquement présent au sein de l’Empire russe. La construction de la Russie Kiévienne, puis celle de la Russie Moscovite, se sont faites sur la proclamation de la « Russie, deuxième Rome » en charge de protéger la « vraie foi » face à l’islam, notamment après la chute de Constantinople. La Russie s’est largement construite en opposition à la menace représentée par la « barbarie » de l’islam mongol. Par la suite, la colonisation violente du Caucase et celle de l’Asie centrale ont procédé chez les tsars de la même vision. Le retour de flamme de la forte résistance de l’islam caucasien lors de sa conquête par la Russie s’est produit avec l’interminable et meurtrière guerre de Tchétchénie démarrée dans les années 1990, accompagnée d’un terrorisme mené jusqu’à Moscou par des groupes radicaux tchétchènes. La crise tchétchène, toujours latente, a réveillé en Russie tous les traumatismes et toutes les peurs sur l’islam perçu comme une menace existentielle.

Économiquement, la Russie n’a jamais été capable de construire une économie puissante, performante et compétitive, apte à valoriser l’ensemble de ses richesses naturelles et à innover dans les différents domaines technologiques. Elle avait commencé à développer une économie capitaliste au début du 20e siècle, qui fut stoppée net par la Révolution de 1917. Quant à la Russie communiste, elle a bâti une économie administrée qui l’a menée à la faillite. Certes, l’URSS a construit une puissante armée, une puissante industrie classique, une puissante technologie spatiale. Mais, faute d’esprit d’entreprise et de goût pour l’innovation, cela s’est fait dans une grande gabegie qui a obligé à un effort financier colossal, rendant l’Union soviétique exsangue dans les années 1970 face à la compétition américaine et conduisant ses dirigeants, par le « rapport Andropov », à devoir faire le constat de faillite de l’économie et à donner les clés de la gestion du pays à une nouvelle génération conduite par M. Gorbatchev.

Administrativement, la Russie n’a jamais réussi à gérer l’immensité de son territoire. À l’exception de sa police politique, l’Okhrana tsariste, la Guépéou bolchévique et le FSB actuel, l’administration locale a toujours été faible, sans instructions de Moscou, corrompue par les boyards et les propriétaires fonciers, puis leurs successeurs que furent les directeurs des kolkhozes et des combinats, et aujourd’hui par les mafias et les nouveaux oligarques locaux. De l’achat des « âmes mortes » décrites par Gogol au film Léviathan du cinéaste russe Zviaguintsev, c’est toujours la même réalité d’une Russie faible car restée « féodale ».

Enfin, la Russie est restée « inachevée » dans son rapport à l’Europe et au monde occidental.

La Russie de Vladimir et des tsars moscovites a été, on l’a vu, la Russie « éternelle » fermée sur elle-même, ne se voulant ni asiatique ni européenne. Au début du 18e siècle, Pierre le Grand vient pulvériser l’enfermement culturel et politique de la Russie par une modernisation à marche forcée dans tous les domaines destinée à rapprocher la Russie de l’Europe des Lumières. Le symbole de cette « révolution culturelle » sera le remplacement de Moscou, cœur de la Russie historique, par une toute nouvelle ville bâtie sur la Baltique, à l’embouchure de l’Europe, Saint-Pétersbourg.

Pierre le Grand, en se voulant un despote éclairé, a ouvert un grand débat sur la relation de la Russie par rapport à l’Europe et sa civilisation. « Les Russes sont devenus citoyens du monde, mais nous avons cessé d’être citoyens de Russie. La faute en revient à Pierre qui découvrit l’Europe et voulut faire la Hollande en Russie. » Cette phrase, écrite en forme de manifeste par N. Karamzine en 1811, exprime bien le trouble profond créé par Pierre le Grand, aussi bien au sein de l’Église orthodoxe que dans le petit peuple et les paysans. Ce trouble va déboucher sur la confrontation qui va s’ouvrir en Russie entre le courant minoritaire d’un « occidentalisme » russe ouvert sur la modernité et les valeurs de l’Europe occidentale — libertés, individualisme, sécularisation — et le courant traditionnel majoritaire d’un « slavophilisme » farouchement attaché à la spécificité de la « voie russe », d’une civilisation russe « séparée » de la civilisation européenne jugée « décadente ». Cette confrontation culturelle et politique courra tout le 19e siècle. Elle sera mise entre parenthèses au 20e par la Russie bolchévique. Mais elle réapparaîtra après 1990 dans la Russie post-communiste actuelle.

3. La Russie de Poutine, la tentative d’une triple restauration

V . Poutine est arrivé au Kremlin à l’une des pires époques d’une Russie chaotique et affaiblie. La Russie connaît alors la grande dépression de son économie, la baisse de 40 % du PIB national, la chute sans précédent du niveau de vie de la population, le choc de la première guerre de Tchétchénie, le double traumatisme de la profonde amputation territoriale de la Russie, notamment la perte de l’Ukraine et de la Biélorussie, et de la destruction de la puissance russe à l’extérieur. Ce traumatisme de la chute de l’empire sera parfaitement décrit dans La Fin de l’homme rouge du prix Nobel Svetlana Alexievitch.

Le point de bascule peut être situé en 2007-2008, au moment de l’extension de l’Union européenne et de l’OTAN aux portes de la Russie, et du sommet de l’OTAN de Bucarest de 2008 au cours duquel la Russie « sera traitée comme un paillasson », selon les mots de J. Chirac, alors même qu’Obama dira publiquement de façon humiliante que « la Russie était devenue une puissance régionale en perte d’influence ».

Tout cela va traumatiser la Russie « profonde », le peuple, l’Église orthodoxe, ce qui reste de l’État, notamment les services de sécurité et les administrations restées en place au Kremlin et dans les grandes villes du pays. Tous retrouvent les vieux réflexes défensifs d’un pays tout à la fois immense et assiégé, soumis aux hordes étrangères, celles du temps des chevaliers teutoniques, celles de la campagne napoléonienne, celles de l’attaque nazie de 1941. Une nouvelle fois, l’ennemi primordial de la Russie est l’Occident arrogant, porteur d’un système économique et d’une idéologie politique contraires à « l’âme russe », à « la voie russe ».

C’est cette Russie « profonde » qui fera surgir et régner V. Poutine. Scénario classique de l’histoire russe, il s’agit de la mise en place d’un nouveau tsar par quelques factions pour sauver la Russie du chaos. V. Poutine est devenu le « maître du Kremlin » en 2000, dans les fourgons des services de renseignement qui l’ont poussé en avant après avoir déposé Eltsine, et avec le soutien des nouveaux oligarques qui souhaitaient une stabilité politique.

V. Poutine a d’abord été un fonctionnaire modèle de l’Union soviétique, ayant gravi sans éclat et avec application tous les échelons du KGB. Puis il est devenu un collaborateur efficace des dirigeants de la Russie post-communiste, d’abord à la mairie de Saint-Pétersbourg et ensuite au Kremlin au sein de l’administration présidentielle d’Eltsine. Mais, derrière cette façade un peu terne, qui est vraiment Poutine ?

Derrière l’aspect glacial du visage, il se cache un tempérament de feu et de fer. L’homme qui a vécu sur place la chute du mur de Berlin, l’homme qui avait sur son bureau de Saint-Pétersbourg un portrait de Pierre le Grand, l’homme qui dira que « le démantèlement de l’URSS a été la plus grande catastrophe du 20e siècle », est totalement imprégné de l’histoire de la Russie et très marqué par la crise profonde que connaît son pays, cette grande puissance russe devenue un pays ruiné et gouverné par le « tsar ivrogne » qu’est B. Eltsine. Poutine n’a aucune nostalgie du communisme. Mais il est habité par la passion de la Russie, qu’il voit sous ses yeux déchue et humiliée. Poutine est habité par une vision, pas par le simple goût du pouvoir. Il est en réalité habité par le nationalisme russe traditionnel, empreint de la conviction de la spécificité de la Russie « éternelle », et convaincu du danger extrême que court cette dernière face à ce qu’il perçoit comme une agression occidentale qui peut être fatale à la « voie russe ». Il va se donner pour objectif la restauration de la puissance et du prestige de la Russie « éternelle ».

V. Poutine va surfer sur deux choses, la profonde culture nationaliste du peuple et de l’Église orthodoxe russe ; et les échecs de la période libérale et démocratique. Il va vouloir être l’homme d’une triple restauration : la restauration d’un tsarisme autoritaire, la restauration d’une grande puissance russe, la restauration de la « voie russe ».

Poutine va chercher à restaurer un tsarisme autoritaire. S’inscrivant dans le sillage d’un Alexandre III effaçant toutes les traces du tsarisme libéral développé par son prédécesseur Alexandre II, il remplacera la jeune démocratie ébauchée par Gorbatchev et Eltsine au profit d’un autocratisme traditionnel.

Sincèrement convaincu que la démocratie libérale à l’occidentale peut détruire « l’éternelle Russie », il va vider la jeune démocratie russe de toute substance, par l’amputation des libertés fondamentales, par la « fabrication » des élections présidentielles et législatives, par la répression des opposants politiques pouvant aller de l’assassinat d’un Boris Nemtsov en 2015 à l’enfermement arbitraire d’un Navalny en 2021.

V. Poutine, 8e dan de judo.

Il va pratiquer de façon systématique un retour à une « verticale du pouvoir », selon l’expression de F. Thom. Le tsarisme poutinien combinera les éléments classiques du tsarisme que sont le pouvoir autocratique du tsar installé au Kremlin, les jeux d’influence des divers « clans » entourant le tsar, aujourd’hui les « siloviki » peuplant les grandes administrations et les grandes entreprises, l’activité tentaculaire des « organes » que sont les services de sécurité dont le FSB est la tête de pont, et le rôle très actif de l’Église orthodoxe, support et garant de la légitimité du nouveau tsar auprès des populations. Mais, signe des temps, Poutine, conscient que l’autoritarisme mâtiné de religion ne suffit plus à satisfaire les populations, va pratiquer un populisme destiné à flatter ces dernières. Tantôt jouant de son physique et de son allure sportive pour se montrer torse nu face à un ours ou plonger dans l’eau glacée, tantôt s’affirmant le représentant du « vrai » peuple et fustigeant les élites intellectuelles, les oligarques, les délinquants, tantôt flattant les nostalgies nationalistes d’une population traumatisée par la décennie qu’elle vient de vivre, V. Poutine a développé un grand art de la flatterie et de la séduction pour mieux faire passer l’autocratisme de son pouvoir.

Poutine va en parallèle chercher à restaurer la puissance et l’influence mondiales d’une « Grande Russie », disparues dans le fracas de l’implosion de l’empire et du système soviétique.

Il va tout faire pour maintenir l’arsenal nucléaire russe à son plus haut niveau, développer la flotte, rebâtir une armée forte et modernisée, capable d’intervenir sur les fronts extérieurs.

Il agira en priorité dans son « voisinage », en cherchant à restaurer l’influence russe sur l’ancien empire bâti par les tsars Romanov et désintégré une nuit de décembre 1991. C’est le sens de son projet d’Union économique des anciennes Républiques sans cesse mis sur le métier. C’est également le sens de sa décision d’être à l’hiver 2020 le gendarme du conflit armé du Haut-Karabakh et de s’interposer entre les deux protagonistes arménien et azerbaïdjanais afin de prévenir une ingérence turque.

Mais Poutine n’hésitera pas à agir dans l’ancien empire de manière « impériale ». Ce sera en 2008 la guerre « hybride » contre la Géorgie, ce vieux pays caucasien annexé par Catherine II et devenu indépendant en 1991, une guerre destinée à affaiblir une Géorgie désormais rebelle à l’influence russe, en provoquant l’autonomie des régions russophones d’Ossétie et d’Abkhazie. Ce sera en 2014 la forte réaction contre l’Ukraine au lendemain de la révolution du Maïdan et l’apparition d’un gouvernement ukrainien très nationaliste et très antirusse, par la reconquête de la Crimée et de Sébastopol, puis par l’ingérence armée dans la région orientale russophone du Donbass, qui dure encore.

Poutine voudra également restaurer une partie de l’ancienne grandeur mondiale de l’Union soviétique, alors présente et influente du Vietnam et du Moyen-Orient à l’Angola et à Cuba. D’où sa politique syrienne et israélienne, deux pays ayant des liens traditionnels avec la Russie, mais aussi le retour en Afrique par l’axe Soudan-Angola et sa nouvelle coopération militaire avec la République centrafricaine.

Poutine cherchera enfin à restaurer l’image d’une Russie, grande puissance mondiale traitant d’égale à égale avec l’Amérique. Mais il y a eu en l’occurrence un Poutine 1 et un Poutine 2. Il a d’abord cherché à reconstruire une relation de grand à grand disparue depuis Gorbatchev, en soutenant l’Occident après le 11 Septembre 2001 et en acceptant l’implantation de bases américaines en Asie centrale. Mais cette politique d’ouverture échouera. L’extension de l’OTAN aux pays baltes, le soutien américain aux révolutions géorgienne et ukrainienne, vont faire naître un Poutine 2 convaincu que l’Occident veut la destruction complète de la puissance russe. Depuis la présidence Obama, on est dans un scénario de « guerre froide » américano-russe faite tout à la fois d’un statu quo en matière de contrôle des armements nucléaires, des accusations américaines sur les ingérences russes dans les élections américaines, et des sanctions américaines contre les violations russes des Droits de l’homme. La dernière illustration de ce « climat » entre Washington et Moscou est la violente polémique liée à l’affaire Navalny, J. Biden traitant publiquement Poutine de « tueur ».

Derrière ces tentatives de restauration d’un tsarisme à l’intérieur et d’une grande puissance à l’extérieur, la grande affaire, pour Poutine, est la restauration de « l’âme russe », dont la traduction politique est ce qui est appelé la « voie russe » construite par les premiers tsars moscovites.

Poutine n’est pas un philosophe, il est un homme d’action pragmatique. Mais il va mobiliser tous les grands penseurs du courant slavophile, de Joseph de Volok et Nikolaï Danilevski, inventeur au 19e siècle du « concept » de la « voie russe » et théoricien de l’opposition radicale entre le monde russe et l’Europe occidentale, à Alexandre Douguine, le doctrinaire actuel de « la voie russe », pour produire une nouvelle mouture de l’idéologie slavophile amalgamant l’anti-occidentalisme russe classique, un conservatisme moral et culturel reposant sur la promotion des valeurs russes traditionnelles, et la référence appuyée à la religion orthodoxe. « Poutine a rassemblé les blancs et les rouges au travers de la défense de tous les concepts de “monde russe” et des valeurs traditionnelles, ce qui reste très populaire en Russie », a fait remarquer le journaliste russe M. Zygar.

Ce combat culturel contre un monde qui risque de devenir « unipolaire » et dominé par l’Occident libéral et démocratique est le cœur de son combat et de son action interne et externe. La restauration d’une autocratie vise à se prémunir du poison de la démocratie libérale, jugé mortel pour « l’âme russe ». Et la restauration d’une grande puissance russe a pour objectif final de se fortifier face à l’Occident, l’ennemi privilégié de « l’âme russe ».

V. Poutine l’a expressément affirmé dans son discours de Munich de février 2007. Ce discours avait surpris et choqué. Encore une fois, c’était oublier ce qu’est la Russie dans son épaisseur historique et culturelle, une puissance millénaire qui s’est bâtie seule contre les mondes islamo-asiatique et européen pour défendre une civilisation propre jugée supérieure à la « barbarie » des uns et à la « décadence » des autres. L’anti-otanisme, l’anti-européisme, le soutien appuyé au Brexit anglais, le soutien aux mouvements populistes d’Europe occidentale, la stratégie des « fake news » destinée à déstabiliser les régimes démocratiques, son alliance avec une Chine tout autant hostile à l’idéologie occidentale, toute cette guerre civilisationnelle s’inscrit dans la logique de la déstructuration d’un monde occidental jugé dangereux et pernicieux pour la Russie « éternelle ». En ce sens, Poutine est bien l’héritier direct d’Alexandre Nevski de la bataille de Narva.

4. La Russie est-elle encore une grande puissance ?

Elle l’est encore. Elle dispose encore de tout un héritage issu de son histoire tsariste et communiste, qu’a fait fructifier V. Poutine.

Elle est riche d’un vieux peuple doté d’une grande culture nationale dont Tolstoï a décrit l’originalité, cette synthèse d’une religion, d’une culture et d’un patriotisme. Elle est riche d’une grande puissance industrielle construite au forceps par Staline. Elle est riche de son statut de grande puissance acquis en 1945, d’une diplomatie très professionnelle permettant d’entretenir une relation forte tant avec des régions traditionnellement liées à l’empire tsariste — le Caucase, l’Europe balkanique, la Méditerranée, le Moyen-Orient, l’Asie centrale —, qu’avec des pays anciennement liés à l’Union soviétique, tels la Libye ou le Venezuela. Elle est riche de son statut de seconde grande puissance nucléaire qui en fait le seul interlocuteur d’un dialogue stratégique avec l’Amérique. Elle est riche d’une armée classique modernisée capable d’entreprendre guerres classiques et « guerres hybrides », d’une flotte mondiale présente des côtes du Japon à Tartous en Syrie, mais aussi d’un nouveau pouvoir de nuisance, l’arme cybernétique, destinée à déstabiliser les sociétés et les gouvernements adverses. Tout cela permet à la Russie actuelle de continuer à être active et influente à l’échelle mondiale.

Vladimir Poutine… Et demain ?

Mais elle est incontestablement une grande puissance en crise. L’image médiatisée de 2017 d’un Poutine présenté par les médias comme « le maître du monde » au lendemain de la reconquête de la Crimée et de son emprise sur l’échiquier syrien est complètement illusoire. V. Poutine est tactiquement habile, mais la Russie est stratégiquement affaiblie. En réalité, le sens de la politique « restauratrice » de Poutine est d’être une grande bataille défensive destinée à tout faire pour préserver le statut menacé de grande puissance de son pays.

Les événements de 1989-1991 ont fait de la Russie un « grand brûlé ». Elle était devenue une puissance mondiale, par ses deux empires tsariste et stalinien, et par son idéologie communiste mondialisée. Tout s’est écroulé. Elle a vécu en quelques années un triple écroulement, celui de l’empire russe bâti par les tsars Romanov, celui de l’idéologie communiste et du mouvement communiste international bâtis en 1917 par Lénine et Trotski, celui de son empire européen bâti en 1945 par Staline.

L’écroulement de l’ancien empire tsariste a ramené la Russie très loin en arrière, à ses frontières de l’époque des premiers Romanov et à l’époque où Moscou et Kiev étaient séparées.

L’écroulement de l’idéologie communiste a fait que la Russie a perdu la force d’attraction mondiale qui a été la sienne pendant tout le 20e siècle. Il faut se souvenir à quel point la Russie communiste, grand vainqueur de l’agression nazie et porteuse d’une espérance mondiale de progrès et de justice, a bénéficié d’une « puissance douce », d’un « soft power » mondial considérable, exprimé par le prestige et l’influence des partis communistes des pays occidentaux, par les liens tissés avec nombre d’États du tiers monde, par l’attraction de l’Université Patrice-Lumumba et de ses instituts de recherche. Aujourd’hui, la Russie ne fait plus rêver personne. Elle n’est attractive ni par son modèle de développement, ni par son mode de vie, ni par ses universités. Il reste quand même possible de rêver de Pouchkine, de Tolstoï, de Dostoïevski, de Tchékhov et de Tchaïkovski, de cette part de la « Russie éternelle » devenue universelle.

La Russie actuelle a perdu les fondements de sa puissance mondiale d’antan. Mais elle est également mal armée pour être une grande puissance dans le monde de demain.

Demain, compte tenu de la mondialisation et de la démultiplication de la puissance entre 200 États souverains, la puissance « impériale » sera moins « hard » et plus « soft ». Elle reposera moins sur le contrôle d’un territoire et la force militaire que sur la force économique et financière et l’attraction d’un mode de vie ou d’un modèle de développement. L’Amérique est dotée de ces deux attributs, et la Chine cherche à les acquérir. La Russie n’a pas les capacités pour atteindre ces objectifs.

La Russie, marquée par une culture impériale trop traditionnelle qui a conduit aux crises de Géorgie et d’Ukraine, s’est avérée incapable de créer un partenariat géo-économique avec les anciennes républiques de l’Union soviétique, lesquelles préfèrent toutes préserver leur indépendance vis-à-vis de Moscou. Les échecs du projet de la CEI et du projet de « Communauté eurasienne » en sont la traduction. La Russie n’a en fait aucun allié solide dans l’ex-Union soviétique.

Surtout, la Russie reste une puissance « pauvre ». Certes, elle a retrouvé avec Poutine son niveau d’avant l’effondrement des années 1990 qui avait obligé Eltsine à faire appel au FMI. Mais, aujourd’hui, sa croissance est à 1,5 %, loin des 7 % des deux premiers mandats poutiniens. L’économie reste faible, derrière l’Italie, faisant à peine 20 % de la puissance économique chinoise. L’économie russe reste avant tout une économie rentière reposant sur le pétrole et le gaz et n’est jamais devenue une économie productive et compétitive. Elle a besoin de réformes structurelles et d’investissements productifs. Mais le système économique russe reste aujourd’hui ce qu’il a toujours été, un système oligarchique et corrompu, contrôlé avant-hier par les boyards, hier par les cadres du Parti communiste et, aujourd’hui, par une poignée d’oligarques, les nouveaux propriétaires des grands secteurs de l’économie, et par les « siloviki », ces anciens cadres du Parti communiste transformés en hauts fonctionnaires et gérants d’entreprises et attachés au tsar actuel.

En organisant un « capitalisme de connivence » polarisé autour d’un tout petit nombre d’acteurs liés au pouvoir politique et contrôlant tous les grands secteurs, dont le clan « pétersbourgeois », V. Poutine non seulement perpétue un système brutal et sauvage produisant d’immenses fortunes et une extrême pauvreté, mais s’est interdit les réformes et le développement économique de son pays et s’est condamné à ce que les ressources énergétiques représentent plus de 50 % du budget russe. Ce système pernicieux institutionnalise à terme la « pauvreté » de la Russie. Celle-ci aura de plus en plus de mal à financer le bien-être de sa société, sa compétition avec l’Occident et sa relation avec une Chine riche et développée.

Enfin, la Russie reste fondamentalement fragile dans son assise politique et sa gouvernance. Les apparences d’un régime fort et stable que donnent les vingt années du tsarisme poutinien peuvent voler en éclat demain, après Poutine. La restauration d’un tsarisme autoritaire s’est faite autour d’un tsar fabriqué par les organes de sécurité, fabriquant lui-même une oligarchie politico-économique gravitant autour du Kremlin, et fidèlement soutenu par l’Église orthodoxe. Mais que deviendra demain cette « trilogie gouvernante » de la police, des oligarques, et de l’Église ? Si la démocratie libérale ne s’est — pas encore — acclimatée à l’histoire de la Russie, la simple continuation d’un tsarisme autoritaire et oligarchique n’est pas assurée. L’immobilité du régime contrastera de plus en plus avec la mobilité croissante d’une société russe, de sa jeunesse et de ses couches urbaines. Il faut écouter attentivement Evguenia Tchirikova, l’auteur de La Forêt de Khimki, alertant sur la naissance d’une société civile russe. Il faut rappeler que la Russie est quelque peu schizophrène. Elle est « tsariste », c’est-à-dire autoritaire et orthodoxe, mais, tout comme ses voisins biélorusse et ukrainien, elle est imprégnée d’Europe et d’occidentalisme. La « force » de Poutine est l’arbre qui cache la forêt de l’incertitude et de la fragilité du futur du régime de la Russie.

V. Poutine a une vision « conservatrice » de la Russie. Il a cherché à rendre à la Russie sa grandeur en se tournant vers le passé de la « Russie éternelle ». Mais sa tentative de restauration contient sa propre limite, car elle est un facteur de blocage du développement économique et politique du pays. Nul ne peut dire ce qu’il adviendra après lui de son tsarisme autoritaire.

Ce faisant, Poutine laissera après son départ une Russie toujours « inachevée ».

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