Il y a une question obsessionnelle dans les débats géopolitiques actuels : la Chine est-elle en train de devenir la première puissance mondiale ?
On peut gloser à l’infini sur ce sujet, entre les tenants affirmés de la Chine future « hyperpuissance » mondiale et les sceptiques convaincus que la Chine connaîtra, comme dans toute son histoire, de nouvelles périodes de troubles profonds aboutissant à une crise inéluctable de son système actuel.
En réalité, même à une époque où tout s’accélère, les rapports de forces entre les puissances ne se bouleversent pas en quelques années. On l’a dit, la chute apparemment brutale de la Russie soviétique en 1991 s’éclaire de ses faiblesses profondes apparues au cours des vingt dernières années de son histoire. Parce que la puissance américaine est « installée » depuis plus d’un siècle et ne chutera pas brutalement à l’instar de la puissance russe, alors que, de son côté, la puissance chinoise est tout juste naissante, la réponse à l’interrogation sur le devenir de cette dernière ne sera pas fournie avant plusieurs dizaines d’années. Il ne suffira pas à la Chine d’arriver en tête du classement mondial des PNB en 2030 pour devenir la première puissance mondiale.
Mais ce qui est acquis aujourd’hui est que la Chine est devenue en quelques décennies une grande puissance mondiale. Ce fait est déjà en soi un bouleversement géostratégique, compte tenu du fait que la Chine est un État multimillénaire mais a toujours été un pays enfermé sur lui-même. Comment se fait-il que l’« Empire du Milieu » soit en train de se transformer en une puissance mondialisée ? Poser cette question renvoie à « ce qu’est la Chine ». La Chine est le pays au monde qui s’éclaire le plus par la longue durée. Car sa puissance nouvelle puise sa substance et ses caractères d’abord dans sa très longue histoire.
1. La Chine vieille de 5000 ans, telle qu’en elle-même
Tandis que quasiment tous les États antiques se sont défaits et ont disparu, la Chine existe depuis 5000 ans, telle qu’en elle-même. Elle est le plus vieil État du monde. Mais, surtout, elle est encore aujourd’hui dans ses grands traits ce qu’elle était hier et avant-hier. Comme si le temps et l’histoire n’avaient pas de prise sur elle. La Chine est forte aujourd’hui avant tout de l’ancienneté, de la solidité, et de la richesse de ses assises sociales, culturelles, politiques.
Il y a 5000 ans se formait le peuple chinois.
Il s’est formé à partir des populations paysannes, majoritairement Han, établies dans les grandes plaines situées entre le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu, le Yang Tsé Kiang, du Sechouan à l’ouest au Hunan au sud. Dans les deux premiers millénaires de son histoire, le peuple Han va s’épandre et se mélanger aux autres populations « périphériques », de la Corée au Vietnam et à l’Asie Centrale.
Le peuple chinois se dotera très vite d’une langue et d’une écriture. L’écriture de la langue chinoise, très particulière, sera totalement « conceptuelle », faite d’idéogrammes, de représentations graphiques stylisées ayant fonction de signes. Il s’en dégagera une langue officielle, le mandarin, extrêmement complexe. Cette dernière donnera naissance à une élite sociale, la caste mandarinale, formée de ceux qui possèdent la pleine connaissance de la langue mandarine et qui deviendront les lettrés et les administrateurs de la société chinoise. La langue chinoise viendra ainsi tout à la fois unifier le peuple chinois et créer un système politique imposant l’élite mandarinale. L’unité du peuple chinois et le pouvoir d’une élite mandarinale ont traversé les millénaires. À partir de là, civilisation et État chinois vont se bâtir ensemble, l’un par l’autre, pour constituer un monde totalement homogène et durable, un monde « fort ».
Il y a 5000 ans se bâtissait le système politique chinois.
La principauté chinoise sera un système de gouvernance qui associera la légitimité sacrée d’un empereur et la légitimité sociale de l’élite des mandarins. Le régime politique sera tout à la fois impérial et bureaucratique. C’est la dynastie des Zhou qui, vers l’an 1000 avant notre ère, construira ce système. Avec le plein assentiment du peuple, l’empereur sera considéré comme étant doté d’un mandat du Ciel pour gouverner la Chine. Il sera appelé « le fils du Ciel », le Tian Zi. L’empereur sera assisté pour ce faire de l’élite mandarinale forte de sa culture bureaucratique, une élite totalement dévouée au service de l’empereur.
En 220 avant notre ère, après les trois siècles des « royaumes combattants », cette période de troubles et de guerre civile entre les deux cents principautés de la féodalité chinoise qui existaient au sein de l’Empire, la Chine va se reconstruire encore plus forte qu’auparavant sous la férule de la dynastie Qin. La dynastie Qin sera très brève, une quinzaine d’années, mais essentielle dans l’histoire de la Chine. Développant une approche autoritaire, légiste, et militariste, les Qin renforceront l’unification du pays par la langue et la monnaie, centraliseront et bureaucratiseront encore plus l’État autour de la capitale de Xianhang, remplaceront les féodaux et les grandes familles nobles par de grands fonctionnaires d’État, et imposeront de force le confucianisme comme morale d’État de façon à bâtir une société conservatrice et « familiale » reposant sur la piété filiale, l’autorité incontestée du père de famille et des hommes sur les femmes, le respect de l’ordre et de la stabilité. La dynastie Qin sera renversée par la dynastie Han. Mais cette dernière, qui régnera quatre siècles à la même période que l’Empire romain, voudra assurer la continuation de l’action de la dynastie Qin quant à l’unification et à la centralisation de l’Empire autour de la trilogie d’un empereur sacralisé, d’une administration bureaucratisée étendue à tout le pays, et du confucianisme devenu la doctrine officielle de l’État chinois.
La politique souple et pragmatique de la dynastie Han assurera la pérennisation du système imposé par la dynastie Qin pour les millénaires suivants.
Ce couple de l’empereur et du mandarin formé il y a 3000 ans en Chine, associant un prince doté d’une légitimité sacralisée et une bureaucratie stable et compétente assurant l’administration du pays, vient créer l’ossature de l’État moderne, qui n’apparaîtra en Europe qu’au 16e siècle et qui, par ailleurs, n’existera jamais en Russie. La Chine a créé l’État. Ce sera pour elle une force considérable qui assurera sa survie dans les périodes de troubles et de tourmentes. Les empereurs, les dynasties, les régimes politiques passeront, l’administration de ce pays immense et varié sera toujours plus ou moins assurée. Lorsque le nouveau Parti communiste chinois dirigé par Mao Tsé Toung l’emportera en 1949 après un siècle de troubles et de convulsions politiques, il instaurera un régime dont l’armature sera celle de l’État chinois traditionnel, un régime articulé autour du couple formé d’une élite mandarinale, que sont aujourd’hui les cadres du Parti communiste chinois (PCC), et d’un empereur placé à la tête du pouvoir.
Il y a 5000 ans s’édifiait la civilisation chinoise.
La Chine historique va compléter son armature institutionnelle par une armature morale et culturelle infusée dans sa société. Cette civilisation sera pragmatique et préoccupée du présent. Elle est une civilisation du « comment ? » et non pas du « pourquoi ? ». Le peuple chinois se dotera, non pas d’une religion et de dieux, mais d’une cosmogonie reposant sur la totalité et la cohérence, articulée sur la triade immémoriale du tianturen. Sous le ciel, le « tian », il y a la terre, le « tu », et sous le ciel et sur la terre, il y a l’homme, le « ren », produit de l’un et de l’autre. Une telle vision, qui est celle d’un monde sans origine ni finalité, sans créateur ni salut, va nourrir dans l’ensemble de la population le respect d’un ordre cosmogonique et social dont vont découler les principes d’autorité et d’obéissance ainsi que les sentiments du respect hiérarchique des chefs de lignage et des chefs de famille.
Cette civilisation primitive valorisant la stabilité sociale, la hiérarchie et l’obéissance, le respect des anciens et de la famille, s’enrichira au cours du premier millénaire avant notre ère d’une grande pensée philosophique et morale autour du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme importé d’Inde. Les traditions populaires chinoises reposant sur la magie et l’animisme ont généré le taoïsme de Lao Tseu et de Zhuangzi, une sagesse « passive » fondée sur le relativisme, le scepticisme, le « non-agir ». Mais, au lendemain de la longue période des cinq siècles de troubles des « printemps et automnes » et des « royaumes combattants » qui aura secoué l’Empire entre le 7e et le 2e siècle avant notre ère, le peuple chinois sera surtout demandeur de paix et d’ordre. La principale réponse sera apportée par le confucianisme apparu dans le terreau de la tradition du tianturen. Bien plus que d’être une doctrine du perfectionnement de l’homme par lui-même, le confucianisme est avant tout une sagesse active et organisationnelle, par l’affirmation d’un conservatisme social profond. Confucius développera l’idée d’une organisation sociale fondée sur l’ordre cosmique intégré par la société chinoise et sur l’organisation sociale hiérarchisée qui en découle, allant de l’autorité du père de famille à celle de l’empereur établi au sommet de la grande famille qu’est le peuple chinois. On l’a dit, cette pensée confucéenne a été imposée comme doctrine officielle par les dynasties Qin et Han pour devenir un code de soumission hiérarchique, la garante d’une stabilité sociale et le fondement de la légitimité durable de l’empereur « fils du Ciel », la protection ultime face aux fréquentes révoltes paysannes contre les princes « injustes ». Et, au fil des siècles, le confucianisme s’est profondément intériorisé au sein du peuple chinois. Il en est devenu, jusqu’à aujourd’hui, la matrice culturelle.
Ce qui fait qu’au côté de l’État « fort », la Chine a le privilège de s’être dotée d’une civilisation « forte ». Cette combinaison multimillénaire, unique dans l’histoire du monde, a assuré l’extraordinaire continuité de l’« Empire du Milieu » depuis 5000 ans.
Il y a 5000 ans se construisait l’« Empire du Milieu ».
La dynastie Qin, après avoir unifié les royaumes, va entreprendre la construction au nord de l’Empire d’une grande muraille destinée à stopper les agressions des tribus nomades venues des steppes de Mongolie. La grande muraille est le signe architectural fort de cette identité chinoise face au monde « barbare ». Dans la foulée de l’action de la dynastie Qin, la dynastie Han viendra, par la guerre, la négociation, la prolongation de la grande muraille, parachever les frontières nord, sud, et ouest de l’Empire, de la Mandchourie au Yunnan méridional, du Sinkiang aux mers de Chine. L’Empire est désormais configuré sur un territoire à l’époque aussi vaste que l’Empire romain. Ce territoire construit par les empereurs Han ne bougera plus guère.
Habités par une cosmogonie associant le ciel, la terre et l’homme, les Chinois vont très vite se considérer comme étant le « milieu » de la terre, le pays de « l’intérieur » distingué de l’extérieur, le centre du monde distinct du monde. Ce sentiment profond d’être distinct et différent du reste de l’univers habitera la mentalité chinoise et ne la quittera plus.
À l’image de la Grèce antique ou de la Russie tsariste, plus l’Empire chinois s’étendra, plus il développera la conscience de sa singularité et la perception d’être « un îlot de culture » entouré par un « océan de barbares ». La dynastie Han construira la relation entre la Chine et son extérieur par la consécration du concept du « zhongguo ». Le zhong signifie le milieu et le guo signifie le pays. La Chine est le « pays du milieu », le centre du monde au-dessus duquel il y a seulement le ciel et au-delà duquel il y a les quatre océans. L’Empire bâti par les empereurs est le trait vertical inscrit dans le rectangle, ou le carré inscrit dans le cercle, représentations graphiques de cette terre du milieu qu’est l’Empire chinois. Ces représentations seront reproduites sur tout le territoire de l’Empire, des palais impériaux aux confins des provinces. Et, désormais, cette image du zhongguo va s’inscrire dans les mentalités des responsables chinois de toutes les époques.
Ainsi, au moment où l’Europe du 16e siècle va découvrir le monde et affirmer sa centralité, la Chine a déjà, depuis plus d’un millénaire, bâti sa perception d’être non seulement le centre du monde, mais d’être le Tian Zia, la « Chine monde », c’est-à-dire la terre englobant tout ce qui se trouve au-dessous du ciel. Les Chinois ne croient pas aux dieux ni à l’universel, mais ils se considèrent comme une sorte d’universel par eux-mêmes.
Et, fort logiquement, toute l’histoire de la Chine avant le 19e siècle sera celle d’une « Chine monde » vivant « au-dedans d’elle-même », par elle-même et pour elle-même, ne se mêlant aucunement aux affaires du monde. La Chine est l’« Empire du Milieu », mais cet Empire a décidé de pratiquer « l’entre-soi ». En fait, l’« Empire du Milieu » a déjà fort à faire pour maintenir l’unité de son immense territoire face aux agressions extérieures venues d’Asie centrale, dont celles menées au 13e siècle par les Mongols de Gengis Khan. Et, par ailleurs, dès qu’il le pourra, l’Empire chinois s’élargira à ses confins à la Corée, au Vietnam, au Tibet. Et, de plus, il sortira de lui-même lorsque les empereurs Han entreprendront de faire le commerce de la soie, du musc, de la porcelaine et de l’ambre en ouvrant un ensemble de pistes, les premières « routes de la soie », de la capitale de l’empire, Xian, à Samarcande et Boukhara, vers l’Inde, la Perse, les frontières orientales de l’Empire romain. Cette entreprise des « routes de la soie » est la première sortie de l’Empire chinois au-delà de lui-même depuis sa création 3000 ans plus tôt. Il n’y en aura plus d’autres jusqu’au 19e siècle.
Entre le troisième millénaire et le premier millénaire avant notre ère une société, La Chine a construit un État et une civilisation qui resteront stables, quasiment « immobiles », malgré l’invasion mongole du 13e siècle, et ce jusqu’au 19e siècle. La Chine a cette particularité exceptionnelle d’être le premier État organisé à être apparu dans l’histoire du monde et à avoir perduré depuis 5000 ans comme un État indépendant et une civilisation homogène. Mais la Chine va connaître au 19e siècle un bouleversement qui va se prolonger un siècle durant.
2. De l’ère de l’« humiliation » à l’ère de la « renaissance » (1840-1949)
À l’image de la longue période des cinq siècles de secousses des « printemps et automnes » et des « royaumes combattants », la Chine va connaître un siècle et demi de troubles et de révolutions politiques entre le milieu du 19e siècle et la fin du 20e siècle. Cette période pourrait être qualifiée comme étant celle de « l’humiliation et de la renaissance ». Car tout comme les cinq siècles de la période troublée du dernier millénaire avant notre ère avaient débouché sur l’arrivée de nouvelles dynasties construisant une Chine plus forte et plus dynamique, le long siècle des secousses ouvert au 19e siècle fera émerger une Chine renouvelée faisant jaillir une nouvelle puissance au sein de l’« Empire du Milieu ».
Au milieu du 19e siècle, la Chine est dans un état critique. La dynastie d’origine mandchoue Qing est entrée en profonde décadence. Les puissances européennes vont se convaincre que le temps est venu de forcer les portes de la Chine afin d’en faire un grand marché, notamment pour l’opium, interdit par le gouvernement chinois mais produit par la Compagnie anglaise des Indes orientales et introduit à Canton, port franc européen. L’empereur confisquera en 1839 l’opium stocké à Canton. Il s’ensuivra les guerres de l’opium. Le sac et l’incendie du palais d’été de Pékin par les troupes françaises et anglaises en 1860 obligeront l’empereur à signer les « traités inégaux ». La Chine va devoir accepter ce qu’elle n’a jamais accepté de toute son histoire : l’ouverture de son territoire et l’établissement de concessions, ainsi que le retour des missionnaires chrétiens. Jamais l’« Empire du Milieu » n’a connu un tel traumatisme et une telle honte. Cette chute humiliante face à l’Occident va marquer profondément et durablement les élites et le peuple chinois. Les réactions violentes de xénophobie seront à la hauteur de l’affront infligé par l’Europe.
La guerre déclenchée à ce moment entre la Chine et le monde occidental va engendrer un double conflit. Il s’ouvrira une nouvelle période de troubles internes qui durera un siècle et s’achèvera au milieu du 20e siècle par l’avènement d’une nouvelle dynastie, celle du Parti communiste chinois. Et il s’ouvrira également une guerre « civilisationnelle », qui dure encore aujourd’hui, entre la Chine et l’Occident. L’historienne Anne Cheng dira fort justement que les guerres de l’opium sont « l’entrée dans le monde d’une Chine qui n’est plus le monde ».
La Chine connaîtra un siècle de guerre civile. Mais, au bout de ce siècle de guerre civile qui a abouti au renversement du dernier empereur, la Chine va renaître de la même façon qu’elle s’est construite tout au long de son histoire, par une longue séquence de troubles aboutissant à l’avènement d’une nouvelle ère.
Mais les temps ont changé. Cette fois-ci, il ne s’agira plus d’un complot tramé au sein du palais impérial ou de la révolte d’un clan ou d’un prince, mais du soulèvement du peuple chinois, notamment de la classe paysanne et des nouveaux intellectuels urbains. À l’instar des révolutions russes de 1905 et de février 1917, la révolution chinoise de 1911 avait ouvert un moment libéral et démocratique. Mais, comme en Russie, celui-ci se refermera très vite. Le combat était perdu d’avance entre une occidentalisation démocratique totalement étrangère à l’histoire et à la société chinoise et la continuité historique d’un système politique multimillénaire reposant sur un régime autoritaire et sacralisé autour du couple empereur-élite mandarinale. Le jeune Parti communiste chinois animé par Mao Tsé Toung triomphera en 1949 en s’appuyant sur les masses paysannes.
La Chine moderne, fidèle à son histoire, va trouver en elle-même sa propre voie pour se rebâtir de façon immuable et changeante. Elle va édifier à la force du poignet une dynastie d’un type nouveau, construire à tâtons sa propre voie de développement et vouloir rebâtir un puissant « Empire du Milieu ».
3. Mao Tsé Toung : une nouvelle dynastie dans la Cité impériale
Le point d’aboutissement politique de l’ « ère de l’humiliation » sera l’avènement d’une dynastie d’un type nouveau.
Mao Tsé Toung sera le fondateur et le premier « empereur » d’une nouvelle dynastie, la dynastie du PCC. Les cadres du Parti communiste chinois constituent une nouvelle « bureaucratie céleste » succédant aux mandarins impériaux. Le Parti communiste chinois devient un « Parti État ». De même que le régime soviétique s’est inscrit dans les pas du tsarisme autoritaire et s’est installé dans le palais du Kremlin, de même le régime communiste chinois a-t-il retrouvé le sillage des grandes dynasties impériales centralisées et bureaucratiques et s’est installé dans la Cité impériale de Pékin, la Cité interdite. Il est significatif que Mao Tsé Toung, bien que déclarant vouloir rompre avec l’histoire impériale du pays, fit explicitement de la dynastie Qin la référence historique de son régime. Et les successeurs de Mao Tsé Toung ne se sont pas privés de faire régulièrement, par des références littéraires et poétiques inscrites dans leurs discours et leurs écrits, le lien entre le passé des dynasties impériales et le présent de la dynastie du PCC.
Cette nouvelle dynastie chinoise du PCC est tout aussi centralisée, bureaucratisée, autoritaire, violente que ne le fut la dynastie Qin, dont on a dit qu’elle servait de référence à Mao. Mais il ne faut pas se leurrer, le pouvoir de la nouvelle dynastie communiste est bien plus fort que cela ne fut le cas pour aucune dynastie précédente. L’histoire de la révolution communiste chinoise, à la différence de celle du Parti communiste russe, fut celle d’une politisation profonde de la société chinoise, menée durant la guerre sino-japonaise à la fin des années 1930, une politisation menée dans les masses paysannes, jusqu’à la cellule familiale, par le recours aux pratiques léninistes de la critique et de l’autocritique. Ainsi, la nouvelle dynastie arrivera au pouvoir en 1949 en ayant déjà auparavant supprimé la distinction entre l’espace privé et l’espace public et imposé la présence du PCC à tous les niveaux de la société. De plus, les Chinois sont profondément marqués par un nationalisme hérité de leur longue histoire et aiguisé par le « siècle de l’humiliation ». Enfin, l’immense majorité des Chinois reste imprégnée d’une culture confucianiste empreinte de soumission à l’autorité et de respect de la hiérarchie, et demeure ancrée dans l’idée que celui qui dirige l’Empire est le seul garant de la sécurité et du destin du peuple. Cela dit, l’ampleur de l’autoritarisme répressif de la dynastie communiste sera sans précédent. Outre l’occupation armée de 1950 du Tibet suivie de dures campagnes de répression et de sinisation forcée, il y aura les campagnes de terreur des années 1950-1955 menées dans les campagnes destinées à accélérer la collectivisation forcée des terres, faisant quelques millions de morts, puis la campagne « anti-droitiste » du début des années 1960 persécutant plus de 500 000 personnes, membres et cadres du Parti, accusées d’être « libérales », puis la génération sacrifiée de la révolution culturelle, avec ses 3 à 5 millions de morts, et aujourd’hui la répression implacable et la campagne de sinisation à grande échelle menée au sein de la population musulmane des Ouïghours du Xinjiang.
Est également immuable le fait que, derrière les murs de la Cité impériale, les jeux politiques se déroulent à chaque moment entre l’empereur installé et l’élite en charge de la gestion du pays, hier les mandarins et aujourd’hui les grands cadres du Parti communiste.
Autrefois, les empereurs faibles étaient manipulés, ou mis de côté, voire, comme une vingtaine d’entre eux, assassinés par leur entourage mandarinal, dans le secret de la Cité interdite.
Aujourd’hui, comme l’a rappelé fort judicieusement l’ancienne ambassadrice de France en Chine S. Bermann dans son ouvrage La Chine en eaux profondes, le PCC est organisé à l’image de la Cité impériale, fermée sur l’extérieur et faite de multiples pavillons et de dédales au sein desquels règnent les secrets d’un pouvoir complexe. Il y a constamment une interrogation sur le degré de puissance qu’exerce l’empereur en place qu’est le secrétaire général du Parti, car nul ne pénètre le secret des turbulences qui se déroulent de manière feutrée dans les « dédales » de la Cité interdite constitués aujourd’hui des organes dirigeants du PCC que sont les 25 membres du bureau politique du Parti et les 7 membres du comité permanent du bureau politique, les véritables nœuds du pouvoir de l’actuelle dynastie, devant lesquels l’empereur en place doit régulièrement rendre des comptes. La nouvelle dynastie fonctionne presque à l’identique de toutes les dynasties précédentes. Tout empereur en place est à la fois fort et fragile. Et ce d’autant plus que désormais l’empereur est formellement choisi et renouvelé dans ses mandats par les organes dirigeants du Parti.
Les querelles de palais et les turbulences politiques sont tout aussi fréquentes dans la Chine d’aujourd’hui que dans la Chine d’hier. Alain Peyrefitte, qui fut un grand connaisseur de la Chine, a parlé de « la permanence des conflits et du mystère dans lequel ces conflits se déroulent et se résolvent ».
Le premier empereur de la nouvelle dynastie, Mao Tsé Toung, va régner plus de 25 années entre 1949 et 1975. Mais ce règne sera très chahuté, en raison des fortes tensions apparues entre les « mandarins » du Parti et l’empereur. Le pays connaîtra successivement la période des années 1950 du désastre économique et humain du « Grand Bond en avant » voulu par Mao et imposé au Parti, la période des années 1960 de la lutte politique acharnée entre la ligne de Mao et la ligne « révisionniste » portée par le président de l’État Liu Shao Qi, les années de la « révolution culturelle » lancée par Mao en 1966 et menée par la « bande des quatre » formée par la femme de Mao, Jiang Qing — une révolution qui n’a été ni révolutionnaire ni culturelle mais une « bagarre » acharnée et meurtrière pour récupérer le pouvoir vis-à-vis de l’appareil du Parti et éliminer Liu Shao Qi et ses partisans — et, enfin, la période des années 1970 de l’élimination de la « bande des quatre » par l’appareil du Parti communiste après la mort de Mao.
4. Deng Xiao Ping, ou comment « trouver sa propre voie »
Toute la pensée chinoise est marquée par le concept du dao, apparu dès le premier millénaire de l’Empire, d’où sortira le concept du tao et, plus tardivement, la philosophie du taoïsme. Le dao, devenu un mot de la langue courante, signifie « chemin » mais aussi « doctrine », autrement dit les pas que tracent les pieds guidés par la tête. Il est essentiel que chacun trouve sa voie et l’accomplisse. Cela vaut pour l’individu comme pour « l’empire céleste ». La dynastie chinoise actuelle est pleinement habitée par cette vision multimillénaire de la « voie propre à trouver ».
La nouvelle dynastie communiste ne veut pas se contenter de rompre à tout jamais avec l’ère de l’« humiliation » que les puissances occidentales avaient imposée à la Chine. Bien que sortie du même moule idéologique que la Russie soviétique, la dynastie nouvelle va très vite considérer qu’étant en charge du destin de l’« Empire du Milieu », elle se doit de trouver par elle-même « sa propre voie » de développement.
Après avoir copié le modèle soviétique pendant les années 50, la Chine communiste s’en est très vite écartée. Elle va alors beaucoup tâtonner et subir des échecs dramatiques, avant d’arriver à cette voie chinoise actuelle qui fait sa réussite économique et sa nouvelle puissance.
La Chine connaîtra d’abord les errances de Mao Tsé Toung, lequel, de par son histoire, est très imprégné de l’idéologie communiste. La voie du « Grand Bond en avant » lancée en 1958 combinera la collectivisation forcée de l’agriculture et le lancement de multiples chantiers gigantesques. Elle sera un échec total débouchant sur une grande famine faisant des millions de morts, sur la grande révolte du Xunhua et sur la crise politique ouverte au sein du Parti entre la ligne de Mao et la ligne « révisionniste » défendue par Liu Shao Qi et Deng Xiao Ping.
Après la mort de Mao, les cadres du Parti choisiront précisément pour nouvel empereur l’ancien réprouvé Deng Xiao Ping. Deng va être le véritable artisan de la « nouvelle voie » chinoise. En 1979, dix ans avant la chute de l’Union soviétique morte de son immobilisme, Deng est convaincu que le développement de l’« Empire du Milieu » mais aussi la sécurisation de la nouvelle dynastie communiste ne peuvent être assurés que par la réalisation d’une synthèse inédite entre communisme, capitalisme et confucianisme. Le développement d’une économie capitaliste sera le garant de la croissance et de la prospérité ; le maintien de l’autorité absolue de la dynastie communiste sera le garant de la stabilité du pouvoir dans l’immense « Empire du Milieu » ; et la restauration des valeurs confucéennes traditionnelles sera le garant du bon ordre de la société chinoise.
Deng sera en fait très inspiré de l’expérience singapourienne menée par le père du jeune État de Singapour, Lee Kuan Yew, partisan d’un État autoritaire développeur d’un capitalisme national. Cette voie à la chinoise d’un mariage entre le communisme et le capitalisme s’exprimera par l’oxymore du concept d’« économie socialiste de marché » adopté par Deng et l’élite mandarinale du Parti. À leurs yeux, elle est la mieux adaptée à l’histoire et à la culture chinoise. Après le « plutôt rouge qu’expert » du temps de Mao, c’est le temps inverse du « plutôt expert que rouge » de Deng, ce qui signifie « plutôt chinois que rouge ».
En voulant marier la modernisation économique et le renforcement du centralisme de la nouvelle dynastie politique, cette « voie chinoise » est une combinaison inédite d’un libéralisme à la Guizot, d’un despotisme éclairé et d’un néoconfucianisme. Il est offert au peuple chinois un contrat social : « Enrichissez-vous ! » en échange d’un respect total de l’autorité de la dynastie mandarinale du PCC.
Le volet économique va se concrétiser par les « quatre modernisations », celles de l’agriculture, de l’industrie, de la science et de la défense nationale. Cela va se traduire par l’introduction d’une forte dose de libéralisme économique dans le système, le droit à la propriété privée des terres et des entreprises, la décollectivisation de l’agriculture, la privatisation de nombreuses entreprises d’État et du commerce, la création d’un système bancaire, tout en maintenant un important secteur de propriété publique dans les grandes industries.
Mais la contrepartie politique de ce néocapitalisme chinois est le rejet de la « cinquième modernisation », celle de la liberté et de la démocratie, revendiquée et affichée sur le « mur de la Démocratie » à Pékin en 1979 par l’ancien militant communiste devenu l’un des plus célèbres dissidents, Wei Jingsheng, en signe de critique des « quatre modernisations ». Deng, tout modernisateur qu’il soit, est fidèle à la dynastie du PCC. Affirmant que « nous avons besoin de stabilité si nous voulons nous développer », il est attaché au maintien du pouvoir entier de contrôle du PCC, y compris sur le fonctionnement global de l’économie. Deng est sorti de l’ambiguïté maoïste d’un communisme fondateur d’une nouvelle société pour réduire le communisme à un système d’exercice du pouvoir par un Parti État.
Il est donc logique qu’il soit un partisan déterminé de la répression sanglante de la manifestation de Tien An Men de 1989. Les manifestations d’avril-mai 1989 sont le point d’aboutissement de la vague de contestation touchant les grandes villes chinoises, associant des étudiants, des intellectuels et des ouvriers revendiquant des réformes politiques et démocratiques, dont l’ouverture d’un certain pluralisme politique. Or le secrétaire général du Parti, le « libéral » Zhao Ziyang, se montre ouvert à ces réformes. Deng n’est plus empereur à cette époque mais il demeure assez présent et puissant dans les dédales du Palais impérial pour imposer avec l’appui des « mandarins » du Parti l’écrasement des manifestations et le renvoi de Zhao Ziyang, jugé trop « libéral », et son remplacement par Jiang Zemin, le patron de la faction de Shanghai et l’homme de Deng. Tien An Men est un moment essentiel dans l’histoire de la nouvelle dynastie communiste, car son issue est venue définir le sens et les limites de la « voie chinoise ». Le « capitalisme » conçu par Deng et développé par ses successeurs est une modernisation qui rejette absolument toute occidentalisation. La libéralisation de l’économie doit s’inscrire dans le cadre du régime totalitaire fondé par la nouvelle dynastie.
La réussite économique de la « voie chinoise » conçue par Deng sera foudroyante.
Quarante ans après le lancement de sa politique, la Chine est devenue la seconde puissance économique mondiale. Elle est passée du stade rustique de l’« atelier du monde » exportateur de produits basiques (articles ménagers, jouets, médicaments de base, panneaux solaires, etc.) au statut d’économie la plus dynamique du monde, tournée aujourd’hui vers la « nouvelle économie » faite des biotechnologies, de la robotique, des composants informatiques, de l’intelligence artificielle, du développement des « green tech », de la maîtrise des métaux rares et stratégiques. Le secteur privé, qui représente désormais 60 % du PIB national, a développé un capitalisme dynamique au sein duquel vont émerger de très grandes entreprises dotées de grands patrons, des entreprises productrices d’innovation et de croissance opérant avec succès sur le marché mondial, tel Alibaba présidée jusqu’à récemment par Jack Ma, Lenovo présidée par Liu Chuanzhi, Wanda présidée par Wang Jianlin, mais aussi ZTE, Huawei, toutes regroupées dans une confédération patronale, le Medef à la chinoise qu’est « China Entrepreneur Club » (CEC).
5. Xi Jinping, ou comment « nager en eaux profondes »
Entre Deng et Xi Jinping, l’Empire sera dirigé par deux empereurs de transition dûment encadrés par les mandarins du PCC, Jang Zemin, puis, en 2002, Hu Jintao, dont la chute sera voulue par l’appareil du Parti en 2010. Il surgira en 2012 l’empereur actuel, Xi Jinping.
Xi Jinping est devenu le troisième grand empereur de la dynastie actuelle. Mao Tsé Toung a établi la nouvelle dynastie du vieil Empire chinois. Deng Xiao Ping a conçu la voie de son développement. Lorsque Xi Jinping prend les rênes de l’Empire, il a une vision très claire de la réalité d’un « Empire céleste » en proie à de nombreuses fragilités.
Sa première tâche consistera à éliminer, par le biais d’une grande campagne de lutte anticorruption, des cadres importants du Parti connus pour leur corruption mais également la majorité de ses rivaux, dont « la bande de Shanghai » installée par son prédécesseur Hu Jintao. Xi Jinping est déterminé à régner de façon absolue pour pouvoir imposer durablement à la caste mandarinale qui l’entoure sa vision de l’avenir de l’Empire.
Car Xi Jinping est conscient que l’Empire reste fragile à l’intérieur de lui-même.
Le jeune géant chinois souffre de grandes failles internes, celles héritées du passé et celles nées du développement sauvage des « trente glorieuses » des années 1980-2010. Au moment où s’installe le nouvel empereur, la Chine présente les deux visages contrastés d’un futurisme impressionnant et d’un Moyen Âge immobile, le premier surtout visible dans la zone côtière, comme à Shanghai, et le second présent dans l’arrière-pays oriental et au sud, comme dans le Yunnan.
La société chinoise reste pauvre, même si elle est désormais dotée d’une catégorie de nouveaux riches issue de la libéralisation économique. La Chine est le second PIB mondial, mais elle est au- delà du 80e rang pour ce qui est du PIB par habitant. 600 millions de Chinois sont développés, mais 600 millions de Chinois sont encore en voie de développement avec un revenu mensuel inférieur à 150 dollars. La Chine est restée un pays largement sous-développé dans les domaines des normes alimentaires, sociales et juridiques. La Chine connaît des empoisonnements alimentaires à répétition, une exploitation des travailleurs digne du capitalisme sauvage du 19e siècle, un vide juridique en matière de sécurité sociale, d’environnement ou de sécurité alimentaire. Ce n’est pas un hasard si la Chine est le lieu d’origine de nombreuses pandémies récentes, dont celle du Covid, ce que Xi Jinping a cherché à camoufler.
Mais le pays ne souffre pas seulement des faiblesses héritées de son passé et d’un sous- développement millénaire. Il souffre aussi désormais des excès de son nouveau capitalisme et d’une croissance totalement tournée vers la compétitivité et l’exportation. Les années 2008-2010 vont être révélatrices. Elles vont conjuguer la chute des exportations chinoises, liée à la crise financière de 2008, et les premières résistances des États occidentaux face à la mondialisation « agressive » de l’économie chinoise. Du coup, la Chine va sortir de l’âge d’or d’une croissance à deux chiffres héritée des réformes de Deng pour « tomber » dans les dernières années à une fourchette de 5-6 % de croissance et à une crise de l’emploi.
Il va s’ajouter à cette crise économique l’inquiétude politique née de la multiplication des mouvements sociaux dus à l’absence d’amélioration du sort des nouvelles masses de main-d’œuvre industrielles et urbaines. Les inégalités économiques et sociales sont devenues extrêmes, entre la nouvelle classe riche des entrepreneurs et des cadres vivant dans le luxe, et la masse des ouvriers, des employés, des « mingong » que sont les millions de travailleurs intérimaires venus des campagnes, tous logés de façon médiocre dans les grandes agglomérations et astreints à des rythmes de travail très durs. La Chine gouvernée par la dynastie communiste ressemble de plus en plus à un pays ravagé par les dégâts d’un capitalisme sauvage, dont le film de Jia Zhangke, A touch of Sin, est un remarquable témoignage.
Xi Jinping connaît l’histoire de son pays et la récurrence des périodes de troubles et d’instabilité sociale. Encore marqué par le souvenir des événements de Tien An Men et de l’ébranlement provoqué jusqu’au sein de la Cité interdite, le nouvel empereur va craindre alors l’explosion de révoltes sociales et populaires nourries du cocktail des inégalités sociales et de la corruption choquante des mandarins locaux de l’appareil du PCC. Il sait que le confucianisme et l’autodiscipline qu’il engendre au sein de la société chinoise a ses limites face à la modernité en marche au sein de celle-ci se traduisant par des demandes croissantes de bien-être.
Dès 2013, s’adressant aux mandarins du PCC, il leur déclare que le pays est obligé « de nager en eaux profondes ». Cette nouvelle métaphore chinoise vient signifier qu’à défaut d’un nouveau cours de la politique de développement qui réponde à la forte demande de la majorité de la population chinoise pour une amélioration de son sort, le pays entrera dans une période de troubles sociaux et d’instabilité. Le nouvel empereur est décidé à accomplir tout ce qu’il faut faire, y compris en agissant au forceps et par la contrainte, pour faire entrer l’Empire tout entier dans une nouvelle étape. Il adoptera la posture d’un « despote éclairé », ce qui fait sa grande différence d’avec Poutine, qui est un « despote non éclairé ».
Le point essentiel du nouveau cours établi par Xi Jinping sera le changement du modèle de croissance désormais tourné en priorité vers la consommation intérieure et les conditions de vie quotidienne. L’objectif officiel ratifié par la hiérarchie mandarinale du PCC est aujourd’hui la création d’une société de « moyenne prospérité ». Par les hausses salariales, par l’amélioration des conditions des logements et de la vie urbaine, par la modernisation de l’ensemble des services publics, par le rééquilibrage entre les zones côtières et les zones intérieures historiquement déshéritées, par une politique déterminée de lutte contre l’énorme pollution industrielle qui étouffe les grandes agglomérations, par la création de règles d’environnement et de sécurité sanitaire.
Ce pharaonique projet de construction d’une Chine sortie des maux de son passé et des failles de son présent est à l’œuvre. Il mobilise toute l’énergie de la dynastie actuelle. Il s’agit de montrer, tant au peuple chinois qu’à l’extérieur de l’Empire, que la dynastie communiste a réussi à accomplir la transition historique faisant de cet immense pays anciennement sous-développé une société d’un milliard et demi d’hommes et de femmes prospères et satisfaits de leur vie quotidienne.
Mais un tel projet « éclairé » a une contrepartie politique, un despotisme renforcé. Il est impératif de contrôler au plus près les cadres du Parti en charge de la gestion locale et des réformes, de censurer l’information sur les difficultés et les carences pour éviter les mécontentements, de prévenir les foyers de contestation avant qu’ils n’éclatent, de surveiller au quotidien les populations de façon à ce qu’elles respectent les règles et les contraintes. Bref, il faut mettre en place un « empire du contrôle » basé sur la maîtrise de tout l’appareil du Parti et sur la surveillance de l’ensemble de la population du pays. Cet « empire du contrôle » mis en place par l’élite mandarinale du Parti sous l’impulsion de l’empereur Xi Jinping combinera les vieilles techniques de la censure, de la délation, du quadrillage des quartiers par des volontaires et de la notation sociale au travail combinant punitions et récompenses, avec le développement de technologies sophistiquées, la surveillance des réseaux sociaux, la numérisation de chaque individu obtenue par un réseau de 400 millions de caméras à reconnaissance faciale ainsi que par la connexion des objets domestiques à internet, l’utilisation de l’intelligence artificielle permettant la surveillance permanente des faits et gestes publics de la population.
Si on fait la comparaison avec la Russie, ces deux vieux pays ont deux grands points communs, l’absence d’une forte classe moyenne et d’une bourgeoisie au cœur de leurs sociétés, et la présence d’une longue tradition d’obéissance à l’autorité et de respect de la hiérarchie, nourrie chez l’une par les siècles de sacralité historique du tsar et le rôle de l’Église orthodoxe, et chez l’autre par la culture confucianiste demeurée très prégnante dans la société. Mais ces deux pays actuellement alliés à la pointe du combat contre la pénétration occidentale et la culture démocratique libérale diffèrent quant à leur régime politique. On peut dire, selon la typologie moderne, que la Russie actuelle est un régime « autoritaire » alors que la Chine est devenue un régime « totalitaire ». La Russie actuelle contient 20 % de vie démocratique aux côtés des 80 % d’autoritarisme, alors que la Chine contient 0 % de vie démocratique. Le néotsarisme russe actuel cohabite avec des poches substantielles de liberté et de société politique plurielle, signes de l’européanisation de la Russie. La dynastie chinoise présente cherche à construire une société toute entière contrôlée et soumise, hier par l’embrigadement violent de la révolution culturelle, et aujourd’hui par la création d’un « État de surveillance » qui soit perçu comme « doux » par la population chinoise actuelle en additionnant confucianisme et internet.
6. Xi Jinping, ou comment aussi « avoir l’esprit combattant »
En parallèle à la construction d’un Empire modernisé, prospère, et totalitaire, Xi Jinping s’est donné un autre objectif. Il est conscient que l’« Empire du Milieu », le Zhongguo, de par sa longue histoire d’un pays vivant sur lui-même avant d’être humilié par l’Occident au 19e siècle, est resté faible et limité face à un monde extérieur dominé par le monde occidental depuis la chute de l’Empire soviétique. Dans la grande tradition de « l’entre-soi » chinois, Mao, complètement accaparé par les combats internes destinés à imposer la nouvelle dynastie et son propre règne, avait replié la Chine sur elle-même par l’éloignement d’avec l’Union soviétique puis par sa révolution culturelle. Quant à Deng, sa priorité a été de sortir le pays du marasme dans lequel Mao l’avait conduit et de construire la nouvelle voie de sa puissance économique. Vis-à-vis du monde extérieur, sa doctrine était celle du « profil bas », ce qui signifiait la prudence et la non-intervention dans les grandes affaires du monde.
Xi Jinping va rompre avec la doctrine de ses prédécesseurs en affirmant que la Chine se doit de bâtir une politique de grande puissance mondiale pour défendre « les intérêts fondamentaux » du pays.
Son discours de référence d’octobre 2017 au 19e Congrès du PCC est très clair. La Chine du Zhongguo ne peut plus vivre dans l’isolement du monde. Le régime communiste de l’Union soviétique est tombé parce qu’il ne pouvait plus rivaliser avec la puissance américaine ni se prémunir de l’influence des idées occidentales. Pour garantir l’identité de l’« Empire du Milieu » et la stabilité de la dynastie qui le gouverne, pour éviter une nouvelle « ère de l’humiliation », il ne faut surtout pas se recroqueviller et rester dans « l’entre-soi » mais au contraire installer l’« Empire du Milieu » au milieu du monde, « rapprocher la Chine du centre de la scène mondiale », selon la formule employée dans le discours de 2017. Sinon, l’Occident dominera encore le monde, par l’exportation de ses valeurs, par sa suprématie militaire, par sa prédominance économique et financière sur les mondes africain, latino-américain et asiatique, par son contrôle des institutions internationales. Si Xi Jinping s’exprime bruyamment sur le déclin de l’Occident en indiquant que « le vent souffle en faveur de l’Asie et l’Ouest décline », la dynastie chinoise actuelle, en réalité, craint l’Occident plus que tout.
Il faut donc que l’« Empire du Milieu » se dote « d’un esprit combattant pour combattre les forces du mal », selon la formule officialisée par Xi Jinping en 2019. On pourrait reprendre une autre métaphore guerrière et cinématographique en disant que « L’Empire contre-attaque » ! Car il s’agit bien d’une défense par une contre-offensive destinée à écarter les périls venant d’un monde occidental dont la puissance demeure considérable et est jugée dangereuse pour le Zhongguo actuel. Il faut donc bâtir un « Empire du Milieu » aussi puissant que la puissance américaine. Ce « grand combat » s’appuie sur les deux jambes de l’actuelle réussite économique et de la réussite future du système politique chinois, de façon à montrer aux pays émergents et aux pays en développement qu’il existe une alternative au système occidental. L’objectif désormais non caché de la Chine est bien de montrer la supériorité et la réussite de son régime autoritaire et nationaliste sur le modèle démocratique occidental, et de le montrer avant tout en Asie, en Orient et en Afrique. Derrière la démonstration de sa force économique actuelle et la recherche d’une future puissance politique mondiale, la dynastie du PCC a lancé en fait un grand combat idéologique que la Russie soviétique à son firmament n’avait jamais lancé.
Pour ce faire, Xi Jinping a décidé d’entreprendre méthodiquement la construction de la panoplie d’une grande puissance mondiale autour des trois volets d’une géoéconomie, d’une géopolitique et d’une diplomatie d’influence, un « soft power ».
La Chine tient absolument à devenir la première puissance économique mondiale et à pleinement bénéficier de cette position pour servir ses « intérêts fondamentaux ». Cette géoéconomie est orchestrée par le processus du « China Inc » (China Incorporated »), une coordination centralisée entre la stratégie des entreprises et les instances du PCC. Elle vise d’abord le leadership mondial des exportations de produits sophistiqués et la mondialisation de l’activité des « GAFAS » chinoises comme Alibaba, Baidu, Tecent. Elle repose aussi sur la recherche d’un leadership mondial sur la future civilisation du numérique. L’illustration en est fournie par les deux batailles planétaires livrées par la Chine sur les communications et les puces électroniques. La Chine bataille pour le déploiement des futurs réseaux mondiaux de la 5G par Huawei, lequel contrôle déjà 40 % du marché global, et la Chine bataille pour acquérir dans les dix ans une autonomie vis-à-vis de l’Occident en construisant par elle-même la brique de base du numérique que sont les puces électroniques.
Un autre élément essentiel de la géoéconomie chinoise est son « trésor de guerre » de 3 000 milliards de dollars détenus par l’État chinois complété par la masse considérable de l’épargne privée de la population chinoise. Ce « trésor de guerre » permet d’acheter dans le monde entier terres rares, matières premières et minerais stratégiques, tels le pétrole vénézuélien, le cobalt et le cuivre congolais, les terres rares du Groenland, les équipements économiques, ports et aéroports, d’Athènes à Lisbonne, ainsi que d’assurer des prêts et le financement de la dette de nombreux pays, dont les États-Unis qui compensent leur dette colossale par l’épargne chinoise. Et pour assurer le futur de cette puissance, la Chine investit massivement dans le soutien aux nouvelles technologies, à l’innovation scientifique et à la recherche.
Cette puissance économique et financière permet à l’« Empire du Milieu » de déployer une diplomatie économique d’ampleur incomparable. Celle-ci repose sur la force du couple banques- entreprises attirant l’intérêt de nombreux pays asiatiques, africains, latino-américains et même européens, permettant la conclusion d’accords bilatéraux ouvrant la voie à des partenariats fructueux. Cette stratégie du partenariat bilatéral permet notamment à la Chine d’entrer « par la fenêtre » au sein de l’Union européenne, par quelques pays tels la Grèce, l’Italie, le Portugal.
Cette diplomatie de l’entrisme économique vient d’être amplifiée par le projet grandiose de construction des nouvelles « routes de la soie ». Le sens politique de ces nouvelles « routes de la soie » est de montrer au monde que la Chine est tout la fois multimillénaire et futuriste, le plus vieil État du monde et la grande puissance du monde de demain. Il s’agit d’un projet de voies routières, ferrées et marines permettant la projection de la Chine dans les trois continents asiatique, africain et européen, du Pakistan à Djibouti et à la Grèce, et devant permettre d’assurer durablement sa sécurité alimentaire, énergétique et stratégique tout en se créant de nouveaux partenaires dans le monde entier.
La Chine propose ainsi des partenariats en apparence très séduisants, dont le dernier visage est la diplomatie du vaccin chinois, le Sinovac. Xi Jinping est convaincu que les « bonnes affaires » feront les « bons amis » de la Chine future, au-delà des différences culturelles et idéologiques.
Le second volet de la politique de puissance menée par Xi Jinping est la création d’une grande puissance géopolitique reposant sur la prééminence chinoise dans la région asiatique et l’émergence d’une force militaire modernisée qui fasse le poids face à celle de l’Amérique.
Il fallait absolument tourner la page du siècle de l’humiliation de la pénétration occidentale dans toute l’Asie jusqu’à Nankin, la capitale impériale de l’époque de l’« Empire du Milieu ». Il fallait donc que l’Empire s’affermisse et retrouve l’influence qui était la sienne du temps des grandes dynasties.
La dynastie communiste avait très vite réannexé le Tibet en 1951, puis avait réintégré au sein de l’Empire les derniers comptoirs coloniaux de Macao et de Hong Kong. Xi Jinping, plus encore que ses prédécesseurs, affirme la volonté de l’« Empire du Milieu » de récupérer l’île de Taiwan gérée depuis 1949 par les nationalistes héritiers de Tchang Kaï-Chek. Il mène par ailleurs une grande politique de pénétration commerciale dans la zone du grand Mékong, substitut moderne à l’occupation de la région vietnamienne un millénaire durant.
Mais, surtout, pour la première fois de son histoire, l’« Empire du Milieu » va ajouter une dimension maritime au Zhongguo terrestre en affirmant sa présence dans la mer de Chine méridionale, grande réserve de pêche, de gaz et de pétrole, et devenue un couloir stratégique d’accès entre les espaces maritimes du Pacifique et de l’océan Indien. Violant le droit international, la Chine a étendu à plusieurs centaines de kilomètres sa zone économique maritime afin d’y intégrer les îlots de Paracels et des Spratleys, destinés à servir de bases militaires avancées et de refuges pour ses sous-marins nucléaires. « Aujourd’hui, dira Xi Jinping en 2018, la marine chinoise s’est levée à l’Est avec une toute nouvelle image. »
Enfin, la nouvelle grande puissance économique mondiale va compléter cette offensive territoriale par le déploiement de sa présence auprès de ses voisins de l’Asie du Sud-Est, Singapour, Thaïlande, Birmanie, Indonésie, Philippines, anciennement ses adversaires du temps de la guerre froide, en se lançant dans une grande offensive de charme dont le point d’aboutissement sera la signature en 2020 de l’accord RECP, un accord devant créer une zone de libre-échange commercial entre la Chine, les pays de l’ASEAN et ceux du Pacifique.
Cette nouvelle politique de puissance repose également sur la création d’une force militaire dont l’objectif affiché est de se hisser à hauteur de l’armada militaire américaine. Faisant de son budget militaire le deuxième du monde après celui de l’Amérique et se dotant d’une industrie militaire comparable à celles des grandes industries d’armement existantes, la Chine projette de bâtir dans les prochaines années une armée « à l’américaine » taillée pour les conflits et les crises modernes, combinant une dissuasion nucléaire stratégique terrestre et sous-marine de grande ampleur, une grande flotte de surface autour de porte-avions et de bases navales — telle Djibouti — permettant une présence et une influence bien au-delà des mers de Chine, le projet d’installation d’une station spatiale militaire et, signe de son avancée technologique, une utilisation intensive de l’intelligence artificielle permettant de moderniser son armée par les drones, les tanks et les navires de surface sans pilote.
Le troisième volet de la politique de puissance chinoise est la construction d’une diplomatie d’influence, un « soft power » chinois.
Il s’agit de développer le discours sur une Chine tout à la fois millénaire et futuriste, empreinte de la sagesse confucéenne et ouverte à tous les défis de l’avenir — les futures technologies, le spatial, la défense de l’environnement — afin de faire de l’« Empire du Milieu » un partenaire indispensable des grands dossiers et des grandes institutions internationales. Tous les canaux sont utilisés à cette fin. Des Instituts Confucius sont créés aux quatre coins du monde. Une présence très active se déploie à l’ONU, illustrée par la présence nouvelle de Casques bleus chinois en Afrique ainsi que par la montée en puissance à la FAO ou à l’OMS, comme l’a révélé la crise du Covid. La Chine de Xi Jinping est devenue la championne d’un multilatéralisme affiché, dont l’objectif réel est l’émergence d’une puissance d’influence chinoise compétitive de celle de l’Amérique. Cette politique vise à imposer une image positive de l’actuelle dynastie chinoise. Car il ne faut pas que le monde s’effraie de la nouvelle Chine en pleine ascension, il faut au contraire qu’il se convainque de la « bienveillance » de la nouvelle grande puissance.
Tous les axes de cette nouvelle politique de puissance sont en cours de réalisation. Ils bénéficient de la continuité d’une dynastie solidement installée au pouvoir et dotée d’une vision stratégique à long terme, des capacités humaines et intellectuelles d’un grand et vieux pays riche d’une population industrieuse, d’une culture confucianiste solide et homogène, d’une richesse financière considérable, d’un potentiel technologique et scientifique de premier plan.
Il est donc compréhensible que l’on vienne affirmer que la Chine sera la grande puissance de demain. Le mantra actuel consiste à dire que la Chine peut devenir presque mécaniquement la grande puissance mondiale de demain du seul fait qu’elle est en train de construire la première économie mondiale, ce qui lui permet de lancer le très ambitieux projet des nouvelles routes de la soie vers l’Afrique et l’Europe et de construire en parallèle une grande puissance militaire. Les images plaident pour elle, qu’il s’agisse de la conquête spatiale, de sa présence nouvelle dans les organisations internationales, de son contrôle des terres rares ou de sa maîtrise de l’épidémie du Covid. On parle couramment de « la Chine à la conquête du monde », de la « sino-mondialisation » rampante, voire d’un affrontement croissant et d’une guerre inévitable entre la grande puissance établie qu’est l’Amérique et la grande puissance émergente qu’est la Chine.
Mais la Chine d’aujourd’hui, tout en connaissant une trajectoire à l’inverse de celle de la Russie, est encore une toute nouvelle puissance. Il est totalement prématuré de prévoir jusqu’où mènera cette trajectoire et a fortiori d’affirmer aujourd’hui que la Chine deviendra « l’hyperpuissance » de demain.
7. Les fragilités du jeune géant
Il est d’autant plus incertain de savoir à quel degré de puissance la Chine arrivera demain que ce grand pays connaît de grandes fragilités. On pourrait dire que la dynastie du PCC, au fur et à mesure qu’elle déploie son despotisme interne et sa puissance externe, ouvre des failles au sein de l’« Empire du Milieu ». Il se crée une double fragilité, une fragilité au cœur de l’Empire et une fragilité dans la relation entre l’Empire et le monde extérieur.
Le système chinois actuel combine socialisme et capitalisme, une économie dirigée et des entreprises privées en plein essor, un régime despotique et une société en pleine modernisation. Même si l’explosion sociale est moins certaine que l’a annoncée le dissident Wei Jingsheng, la résilience d’un tel système est emplie d’inconnus. La question posée pour l’avenir est celle de la pérennité de l’oxymore chinois du « socialisme de marché ». L’interrogation existe sur la cohabitation possible à terme de deux secteurs économiques — les entreprises publiques stagnantes et déficitaires et les entreprises privées prospères et compétitives — et les entraves issues d’une telle cohabitation que sont la faiblesse du management et de l’innovation technologique. La réussite des « Gafas » chinoises ne suffira pas. L’interrogation existe tout autant sur la cohabitation entre le pouvoir de contrôle du Parti communiste et le libre fonctionnement d’un capitalisme privé. Le recadrage récent opéré par les mandarins du PCC sur Alibaba est une illustration de cette cohabitation compliquée.
Par ailleurs, la hantise d’un nouveau Tien An Men obsède l’élite mandarinale actuelle. La construction d’une « muraille de Chine » face au libre usage d’internet en est une illustration. Le Covid a été une autre illustration de cette peur du peuple éprouvée par les mandarins du PCC, lorsque ceux-ci ont d’abord cherché à se protéger par la censure totale et la neutralisation des lanceurs d’alerte, dont Li Wenliang, entre décembre 2019 et le 20 janvier 2020, avant de devoir informer la population de la réalité de l’épidémie. On a le sentiment que les autorités souhaitent que le peuple soit plongé dans un profond sommeil par peur de son éveil et de sa lucidité. À notre avis, cet objectif, loin d’être une marque de force, est un aveu de faiblesse.
De plus, la nouvelle stratégie de la priorité donnée à la croissance intérieure, destinée à prévenir les risques des frustrations et des explosions sociales, créera un nouveau risque, celui de demandes formulées par les nouvelles couches sociales urbanisées et développées de la sortie de la chape de plomb qui règne actuellement sur la société chinoise et d’une évolution vers une société plus ouverte. Le dilemme chinois futur sera celui de la production d’une croissance interne maximale sans ouverture sociale comparable à ce qu’avait été la « glasnost » gorbatchévienne, ce que le sinologue F. Godement a appelé le pari « antihistorique » de Xi Jinping.
À cette faille qui peut s’ouvrir à l’intérieur de l’Empire, s’ajoute la faille déjà apparue dans la nouvelle relation de puissance développée entre la Chine et le monde.
« L’Empire du Milieu » est bien devenu en quelques décennies une nouvelle grande puissance, ce qui est tout à fait remarquable, l’Amérique et la Russie ayant mis plusieurs siècles avant d’accéder à ce même statut de grande puissance. Et, de plus, la Chine monte en puissance alors même que l’Amérique semble avoir atteint un « plafond de puissance » et que la Russie est devenue une grande puissance en crise, sur la défensive.
Mais, en réalité, la question du « plafond de verre » de la nouvelle puissance chinoise est en train d’émerger. Sans reprendre la comparaison de la fable de la grenouille et du bœuf, il semble bien que plus l’« ’Empire du Milieu » grossit sa force, plus une faille s’entrouvre. Celle-ci s’ouvre sur le double plan de la géoéconomie et de la géopolitique.
Sur le plan géoéconomique, la Chine « en a trop fait » et commence à en subir les contrecoups. Dans sa conquête commerciale et économique du monde, profitant du formidable marché de dupes qu’a été son entrée dans l’OMC en 2001 avec le statut de pays sous-développé lui donnant le libre accès au marché mondial, la Chine s’est longuement comportée comme un prédateur sans scrupule, ne respectant ni les règles du commerce international ni les règles de principes d’origine et de propriété intellectuelle. Aujourd’hui, la mondialisation « agressive » de l’économie chinoise montre toutes ses limites. Ses avantages commerciaux acquis à l’OMC sont remis en cause, la grande guerre commerciale déclenchée par l’Amérique de Donald Trump est poursuivie par Joe Biden, la dénonciation des pratiques déloyales des entreprises chinoises s’amplifie, l’Union européenne elle- même a commencé à hausser le ton en 2019 et vient de suspendre le récent accord sur les investissements, certains États asiatiques rechignent à accepter la pénétration chinoise liée aux projets des routes de la soie. L’ambition mondiale chinoise est mise sous pression. Les débats actuels sur le risque d’emprise de la société chinoise de télécoms Huawei ou sur la dépendance vis- à-vis des industries sanitaires et pharmaceutiques chinoises révélée par la crise du Covid sont les prémices de la contre-offensive du monde occidental face à la perception d’un « danger chinois ».
Sur le plan géopolitique, on l’a dit, il y a au sein de la Cité impériale actuelle l’obsession de la menace qu’elle perçoit dans l’existence même du monde occidental. Mais la ligne de contre- offensive définie est celle d’un « Empire du Milieu » pris dans une contradiction. L’assise de sa
force est sa culture et son homogénéité multimillénaire. Mais, du coup, il est trop centripète pour être mondial, même s’il s’efforce de le devenir.
D’abord, de par son histoire fondée sur « l’entre-soi » du Zhongguo prolongée par Mao Tsé Toung et Deng Xiao Ping, il n’a aucune expérience longue du monde, il n’a jamais été un acteur mondial, il commence tout juste à acquérir la dimension politique d’une grande puissance. Certes, Xi Jinping fait un grand effort pour que l’« Empire du Milieu » noue des liens d’amitié et développe une influence sur le continent africain ou avec l’Iran. Mais, par exemple, jusqu’à présent, la Chine est restée un acteur absent du grand théâtre du Moyen-Orient. La Chine n’est pas encore vraiment sortie de son statut de puissance impériale centripète et son action politique s’exerce surtout dans sa région, dans le dossier coréen, la péninsule indochinoise, l’aire indo-pakistanaise. Le thème récurrent de la « grande régénération nationale », sorti du « siècle des humiliations », n’a pas encore produit une vision claire des responsabilités mondiales de la Chine.
Mais, surtout, si la dynastie actuelle cherche à placer l’Empire chinois au milieu du monde actuel et à en déloger le monde occidental, elle le fait au nom d’une voie très nationale, la voie chinoise du développement et d’un despotisme éclairé, qui est très chinoise, trop chinoise pour être mondialisable. On s’aperçoit que plus l’« Empire du Milieu » sort de lui-même, plus il suscite des réactions diverses. On veut bien commercer avec la Chine et bénéficier de ses prêts, mais les États se méfient de plus en plus des pressions qu’ils subissent de sa part. Nombre de ses voisins asiatiques s’inquiètent de plus en plus des appétits territoriaux et des envies de domination du géant chinois, de la petite Malaisie à l’Australie, et souhaitent plus que jamais le maintien de la présence américaine en Asie, comme ils l’ont fait savoir au nouveau président américain J. Biden. Le modèle chinois de développement a pu séduire certains États africains, mais dans le même temps on se rend compte à quel point il y a une incompatibilité entre la culture politique africaine et la culture mandarinale et néoconfucéenne. Le premier sommet des « routes de la soie » de 2017 n’a été qu’à moitié réussi et la mise en place des « routes » patine.
La dynastie actuelle, alors même qu’elle est en recherche de puissance, s’est certes ouverte à l’économie mondiale, mais elle est trop emmurée dans son Empire politique monolithique pour construire un bloc ou une alliance autour d’elle, pour structurer le monde, comme l’a fait à son époque l’Union soviétique forte d’un « rêve communiste » qui a fasciné une partie de l’humanité entre 1920 et 1960, et comme le font encore aujourd’hui l’Amérique et le monde occidental porteurs de l’universalisme de la liberté et de la démocratie.
En 2019, la révélation du sort imposé à une partie du peuple ouïghour interné dans des camps au Xinjiang ainsi que la grave crise ouverte à Hong Kong, un « Tien An Men » ouvert dans ce territoire du fait de l’attitude combative des forces démocratiques face à l’extrême rigidité des autorités, ont fortement dégradé l’image de la Chine dans le monde en révélant la nature très spécifique de la dynastie chinoise actuelle. Non seulement la Chine de Xi Jiping ne fait pas trop rêver, mais l’addition de son despotisme interne et de sa diplomatie de combat tous azimuts fait un peu peur à tout le monde. Le fonctionnement même de l’« Empire du Milieu » rend très compliquée la création d’un universalisme chinois.
L’avenir de la Chine n’est pas tracé. Il contient trop d’incertitudes.
Le Zhongguo, qui est la grande force de la Chine depuis des millénaires et qui lui a permis de devenir ce qu’elle est aujourd’hui, est sa grande faiblesse dans sa politique de mondialisation. La Chine est peut-être aujourd’hui trop chinoise pour devenir pleinement mondiale. Mais elle ne sera peut-être demain plus tout à fait assez chinoise pour le rester indéfiniment.