Le 24 février 2022, l’armée russe est entrée en Ukraine, déclenchant une guerre ouverte en Europe qui a sidéré le monde et provoqué un réflexe de peur profonde dans toutes les populations européennes. Cette date est évidemment un événement mondial, un « tournant » dans notre histoire.
Deux interrogations ont immédiatement surgi. Pourquoi Poutine a-t-il pris la décision de déclencher cette guerre à laquelle – presque – personne ne s’attendait ? Et cette guerre va-t-elle mener vers un conflit nucléaire mondial ou, à tout le moins, à un basculement de notre monde ?
À l’heure où cette lettre est écrite, quelques semaines après le début de la guerre d’Ukraine, on peut dire que la réponse à la première question se trouve clairement dans le retour à l’histoire. Mais il est prématuré de donner une réponse précise à la seconde question. Il faut être « hégélien », se rappeler que toute guerre est destructrice et créatrice à la fois, et se dire que ce sera le cours de la guerre qui dessinera en partie le monde de demain. Mais, d’ores et déjà, il est permis de dire que le monde de l’après 24 février 2022 n’est plus tout à fait celui d’avant.
Il faut d’abord éclairer cet événement par la longue histoire de la relation tourmentée entre la Russie et l’Ukraine, deux peuples tout à la fois liés et distincts, et montrer à quel point les origines de cette guerre résident dans la crise profonde que connaît la Russie de l’après-1991.
I. La relation Russie/Ukraine, une longue histoire compliquée (1000-1991)
La crise actuelle vient de loin, de très loin, de la longue histoire de la Russie. Il y a un « récit russe » sur l’Ukraine. Poutine le reprend intégralement lorsqu’il parle « des deux États et d’un peuple ». Ce « récit » ne date pas de Poutine mais des tsars, et ce bien avant que Catherine de Russie n’ait intégré l’Ukraine à l’Empire russe. Ce récit est celui de la « trinité russe » fait de la « Grande Russie » moscovite, de la « Russie blanche » qu’est la Biélorussie et de la « Petite Russie » qu’est l’Ukraine.
Or la réalité historique est à l’inverse. Elle est celle de la construction au travers des siècles de trois peuples, le russe, le biélorusse, dont nous avons relaté l’histoire dans une lettre précédente, et l’ukrainien. Ces trois peuples sont tout à la fois liés par des racines communes, leur identité slave et leur religion orthodoxe, mais distincts dans leur histoire. Mais jamais la Russie, des tsars à Staline puis à Poutine, n’a admis l’existence du peuple ukrainien.
1. Du 10e au 13e siècle, la « Rus » kiévienne
Le « récit » russe se fonde sur la première histoire de la Russie qu’a été la « Rus » de Kiev du 9e siècle pour affirmer que la Russie actuelle est née en Ukraine, de par la dynastie établie à Kiev, la « mère de toutes les villes russes ». Ce n’est qu’à moitié vrai. En fait, la « Rus » est un concept qui provient de la langue viking pour signifier « le pays du gouvernail ». Car la « Rus » est un État issu de la fusion entre deux populations, une population viking venue de la Baltique s’installer sur les plaines de l’Europe orientale, les Varègues, et les tribus slaves installées tout au long du Dniepr de la mer Baltique à la mer Noire, des Slaves qui se sont « séparés » des Slaves de l’ouest christianisé par l’Empire carolingien puis le Saint Empire et seront le berceau des futures Pologne et Lituanie.
En l’an 1000, le prince Vladimir, qui est à la tête de l’État « rus » dans sa capitale de Kiev, va se lier à l’Empire byzantin, se convertir au christianisme orthodoxe et y convertir son peuple. La religion orthodoxe va devenir religion d’État et le ciment du jeune peuple de la « Rus ». Ainsi, la « Rus » de Kiev a bâti un peuple, le peuple « rus » installé de Novgorod à la mer Noire a produit une langue, le « vieux russe », et est devenu le berceau de l’orthodoxie slave. Mais ni la Russie ni l’Ukraine ne sont encore nées !
Au 13e siècle, la « Rus » kiévienne disparaît, conquise par les Mongols de Gengis Khan.
2. Du 14e au 18e siècle, le destin séparé de la Russie et de l’Ukraine
Ces siècles verront la naissance des deux peuples, russe et ukrainien, ainsi que la naissance du malentendu historique entre eux.
C’est l’occupation mongole et la période qui la suivra qui vont créer la cartographie politique et culturelle de la région de l’ancienne « Rus ». Cette cartographie continue d’exister de nos jours. Il va se constituer de trois zones.
La première sera la partie orientale de la « Rus », mongolisée, peuplée d’une population turcophone musulmane, et devenue aujourd’hui la Russie musulmane du Caucase, la Tchétchénie, marquée par les deux guerres des années 1990, et le Tatarstan de Kazan.
La seconde est la partie occidentale de l’ancienne « Rus », devenue l’Ukraine occidentale autour de Kiev et de Lviv, celle qui va voir naître le peuple ukrainien. Cette partie occidentale de l’ancienne « Rus » est libérée des Mongols au 14e siècle par la grande puissance slave de l’époque, le royaume de Lituanie-Pologne. Elle est alors intégrée au royaume de Pologne et ses terres vont être exploitées par les nobles polonais, ce qui entraînera la résistance de paysans soldats, les Cosaques, premier élément du récit national ukrainien. Mais, pour l’essentiel, durant quatre siècles, cette région se modernisera, connaîtra un grand développement économique et une acculturation européenne. Et de la « polonisation » de cette zone naîtront l’identité, la langue et le peuple ukrainiens. Ce peuple ukrainien se forge dans une synthèse entre ses origines slave et orthodoxe et son « européanisation » par la Pologne.
La troisième zone sera la partie nordique de la « Rus », entre Novgorod et Moscou. Ce sera le lieu de naissance de la future Russie, dont nous avons retracé l’histoire très particulière dans une lettre précédente. C’est cette longue histoire de la Russie qui éclaire aujourd’hui le comportement de son dirigeant actuel, Vladimir Poutine, cet homme qui veut inscrire son action politique sous le signe de la restauration de la « Grande Russie » des tsars. Résumons cette histoire de la Russie.
L’ancienne « Rus » nordique est gouvernée par la principauté de Moscovie, laquelle se construit et se développe entre la tutelle de l’occupant mongol et les poussées des puissances européennes situées à l’ouest, le royaume de Lituanie-Pologne et le Saint Empire germanique. C’est cette principauté de Moscovie qui va créer l’État de Russie et le peuple russe. Entre les 13e et 16e siècles, Alexandre Nevski par sa victoire contre les chevaliers teutoniques, le prince Donskoï par la libération de la principauté de Moscou de la tutelle des Mongols, puis Ivan III et Ivan IV le Terrible, seront les bâtisseurs de la Russie moscovite, que la dynastie des Romanov, établieau17e siècle avec Pierre le Grand, Catherine de Russie, Alexandre III et Nicolas II, parachèvera. Les tsars de Russie, en relation avec l’Église orthodoxe, l’aristocratie des boyards et le peuple russe, construiront les cinq « fondamentaux » de la « Russie éternelle » que sont le tsarisme, le lien avec la religion orthodoxe, une pyramide sociale immobile, la « voie russe » et le dessein impérial.
Le tsarisme, s’inspirant du pouvoir mongol du khan, est un pouvoir personnel, absolu, sacralisé, sans aucun contre-pouvoir ni contrôle. Il s’incarne dans le Kremlin de Moscou, cette forteresse armée qui aura été le lieu continu du pouvoir des tsars jusqu’à Pierre le Grand, puis de Lénine et Staline, puis des présidents de la Russie B. Eltsine et V. Poutine. La Russie connaîtra de courtes périodes d’un tsarisme libéral avec Alexandre II, la révolution de 1905, la révolution de février 1917, le gouvernement de Gorbatchev des années 1990. Mais, à chaque fois, il y aura échec et retour à la pente historique d’un tsarisme autoritaire et répressif. Rappelons la vieille maxime russe selon laquelle « Au-dessus de Moscou, il y a le Kremlin et, au-dessus du Kremlin, il y a le ciel ».
C’est faire le lien entre le premier et le second des « fondamentaux » de la Russie, le tsarisme et la religion orthodoxe. Le tsar est l’envoyé de Dieu sur terre et gouverne en symbiose avec l’Église orthodoxe, une Église devenue le ciment du peuple russe, une Église tout au service du « Père de toutes les Russies » , une Église éloignée du pouvoir dans la période bolchevique mais revenue en grâce auprès du tsar actuel V. Poutine.
Le troisième des « fondamentaux » russes est la constitution d’une pyramide sociale millénaire. Au sommet, le tsar et le pope. Puis, aux côtés du tsar, une mince couche sociale formée durant le tsarisme des « boyards »,les officiers servant le tsar et devenus les grands propriétaires des terres, et, depuis la révolution bolchevique, les « nouveaux boyards » qu’ont été les cadres du Parti communiste devenus aujourd’hui les directeurs des entreprises et les administrateurs du pays. En bas de la pyramide, il y a le « moujik », la masse des paysans serfs du temps du tsarisme et la masse des ouvriers, paysans et employés depuis la révolution bolchevique. Il ne s’est jamais vraiment développé en Russie, ni sous le tsarisme, ni durant la période communiste, ni encore aujourd’hui, une importante classe moyenne bourgeoise porteuse d’un esprit d’entreprise et d’un libéralisme philosophique et politique. En Russie, la société est restée largement dans cette « fixité » d’une pyramide autoritaire et immobile non porteuse d’une dynamique de changement.
Le quatrième des « fondamentaux » est la « voie russe » , encore appelée « l’âme russe ». Elle s’est constituée dès la première époque du tsarisme, lorsque la Russie moscovite devenue la « Sainte Russie », cœur de l’orthodoxie après la chute de Byzance, a eu à lutter sur les deux fronts, à l’ouest contre l’Europe catholique polonaise et teutonique et, à l’est, contre l’envahisseur mongol, tartare et musulman. C’est ainsi que la Russie des premiers tsars ne s’est voulue ni européenne ni asiatique et a affirmé, tel au 15e siècle le moine Joseph de Volok très admiré par Staline, la supériorité absolue du régime tsariste russe, gardien de la vraie foi, sur tous les autres régimes.
Mais, au début du 18e siècle, Pierre le Grand, despote éclairé, décide d’ouvrir la Russie au monde européen et transfère la capitale du Kremlin de Moscou à Saint-Pétersbourg sur la Baltique. Il va s’ouvrir alors un grand débat en Russie sur le rapport au monde « moderne » qui va opposer les « slavophiles », défenseurs de la spécificité et de l’altérité de la civilisation russe par rapport au reste de l’Europe « décadente » – un langage que l’on retrouve aujourd’hui dans la bouche de V. Poutine – et les « occidentalistes » partisans de la franche ouverture d’une Russie jugée archaïque à la modernité européenne et aux Lumières. Cette confrontation va nourrir tout le 18e et le 19e siècle, sera mise en parenthèse dans l’ère bolchevique et réapparaîtra pleinement dans la Russie actuelle. Le slavophilisme a toujours été largement majoritaire, du haut en bas de la société russe, des tsars et de l’Église orthodoxe aux écrivains, tels Pouchkine, Dostoïevski ou Soljenitsyne.
Le dernier des « fondamentaux » russes est le dessein impérial, construit par la dynastie des Romanov. Il vient signifier que la Russie est sans frontières définies et a une vocation expansive, notamment à l’ouest et au sud. Les tsars issus des Romanov étendront la Russie vers l’ouest par la Baltique, la Finlande, la Pologne et l’Ukraine, vers l’est par la Sibérie, vers le sud par le Caucase et l’Asie centrale. Le dernier tsar, Nicolas II, aura le rêve d’une Russie allant de la Mandchourie, par la guerre contre le Japon, à la Serbie – ce qui précipitera la Russie dans la Première Guerre mondiale – et Constantinople, au nom de la protection des chrétiens orthodoxes d’Orient, un discours toujours d’actualité dans la présence de la Russie au Moyen-Orient. Après1917 et l’écroulement de l’Empire tsariste, Staline bâtira en 1945 la plus grande Russie impériale, de Berlin à la Sibérie, avec les deux empires, celui de l’Union soviétique et celui du Pacte de Varsovie en Europe centrale et orientale. En quelque sorte, c’est le même « ADN impérial » de la Russie tsariste à la Russie bolchevique, cet « ADN impérial » qui va nourrir la pensée de Poutine.
Au-delà de leurs différences idéologiques, presque tous les régimes qu’a connus la Russie se sont enracinés dans cette longue histoire et dans les « fondamentaux » que celle-ci a produits. Rappelons la phrase de Malraux selon laquelle « La Russie n’est ni en Europe ni en Asie, mais en Russie ». Il y a bien une « éternelle Russie », presque toujours restée sous l’empire d’un tsarisme autoritaire, animée par le religieux orthodoxe, socialement conservatrice, étrangère à l’Europe occidentale, et génétiquement impériale. La Russie bolchevique a continué la Russie tsariste, le Parti succédant au tsar. Et le grand dessein de V. Poutine est de reprendre cette histoire.
Ce rappel historique est nécessaire, car il est la toile de fond du projet ukrainien de l’actuel maître du Kremlin.
3. Du 18e au 20e siècle, l’Ukraine russifiée
La réunion Russie-Ukraine ne date que du 18e siècle. C’est au 18e siècle, lors des partages de la Pologne entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, que Catherine de Russie récupère la rive gauche du Dniepr (Kiev) à l’exception de la Galicie (Lviv) demeurée sous la tutelle des Habsbourg. C’est après le règne de Catherine que va se cristalliser, de façon contraire à la réalité historique, la théorie de la trinité des trois Russies, « la grande, la blanche et la petite », c’est-à-dire le bien-fondé de l’union, dans un seul État russe, d’un peuple russe considéré comme éparpillé auparavant entre la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Aux yeux des tsars, l’Ukraine, la « Petite Russie », est seulement considérée comme le berceau de la Russie et n’a pas produit de peuple ukrainien. D’où le refus tsariste de la reconnaissance d’une identité nationale ukrainienne, la répression de l’identité cosaque, la répression de la langue et de la culture ukrainiennes face à laquelle se dressera au milieu du 19e siècle le poète national ukrainien Taras Chevtchenko, qui a sa statue au centre de Kiev et dans beaucoup de villes d’Ukraine.
Au moment de la révolution russe de février 1917, il se met en place à Kiev la « Rada », un parlement élu par le peuple ukrainien. Le peuple ukrainien a pour la première fois de son histoire un embryon d’État. Au lendemain de la révolution bolchevique de novembre 1917, il est proclamé à Kiev la République populaire d’Ukraine. Lénine, favorable à la création d’une Union des Soviets qui prenne en compte les identités régionales, reconquerra Kiev par les Gardes rouges venus de Moscou, mais érigera l’Ukraine en une République soviétique dotée d’une certaine autonomie et favorisera, à rebours de toute la politique tsariste, une ukrainisation de la culture et de la société. Cette politique « libérale » de Lénine explique la critique acerbe proférée tout récemment par Poutine à son encontre. Ce « libéralisme » bolchevique ne durera pas longtemps. La politique de Staline en reviendra à une continuité avec celle des tsars du 19e siècle par le retour à la russification forcée, à une répression violente de toute autonomie ukrainienne, dont le point d’apogée sera la grande famine organisée de 1932-1933, le « holodomor », faisant 4 millions de morts de faim. Désormais, l’Ukraine est d’abord devenue pour Moscou le « grenier à blé » de la Russie ainsi que l’un de ses grands bassins miniers et métallurgiques, par le Donbass.
II. Depuis 1991, la Russie est devenue « l’homme malade » de l’Europe.
La chute de l’Union soviétique n’est pas seulement la chute du régime politique qu’est le système communiste. Elle va être la chute de l’Empire de Russie bâti au cours des siècles par les tsars et reconstruit par Staline, cet Empire qui est l’assise de la seconde puissance mondiale de l’époque. La « Grande Russie »,en se désintégrant, est devenue une puissance affaiblie. Toute la pyramide russe – du « tsar »au peuple – va en être traumatisée. Depuis 1991, la Russie est entrée dans une crise profonde. C’est cette crise de la Russie qui va déclencher la crise Russie/Ukraine, laquelle va déboucher sur la guerre d’Ukraine.
1. 1989-1991, l’implosion de l’URSS
L’Union soviétique, c’est-à-dire l’assemblage des 15 Républiques constituées et réunies par le pouvoir bolchevique en 1917 dans une fédération centralisée autour du Parti communiste, va se défaire progressivement à partir de 1989. La chute du mur de Berlin, point de départ de l’indépendance retrouvée des six États d’Europe centrale et orientale, va conduire aussi bien les peuples que les dirigeants communistes de l’ensemble des Républiques de l’URSS à vouloir s’émanciper de la tutelle de Moscou.
Des trois pays baltes à la Géorgie, de l’Azerbaïdjan au Kazakhstan, c’est le même processus. Manifestations populaires se combinent avec le délitement des partis communistes locaux et les stratégies politiques d’autonomie de leurs dirigeants. En Ukraine, en janvier 1989, avant même la chute du mur de Berlin, de grandes manifestations avaient eu lieu à Kiev et à Lviv en faveur du retour à l’indépendance. Quelques mois plus tard, le Soviet suprême de l’Ukraine allait décréter le retour de l’ukrainien comme langue officielle. En 1990, les premières élections libres organisées dans l’URSS sous le signe de la Perestroïka de Gorbatchev vont conduire les réformateurs et nationalistes à l’emporter dans de nombreuses Républiques.
Dans la République de Russie, ces élections libres propulsent au pouvoir Boris Eltsine, l’ancien patron du Parti communiste de Moscou, devenu le leader du Bloc démocratique. Moscou est dès lors le siège de deux pouvoirs opposés, celui de l’Union soviétique gouvernée par son président M. Gorbatchev et celui de la Russie incarnée par B. Eltsine. Or la République de Russie occupe les trois quarts du territoire de l’URSS et comprend la moitié de sa population. L’affrontement qui va se nouer entre Gorbatchev et Eltsine va conduire à l’effondrement de l’URSS. Cet affrontement va se nouer sur le projet d’Eltsine et de sa majorité d’un statut d’autonomie de la Russie qui signifie de facto la fin de la Fédération soviétique. Le Soviet suprême de Russie affronte à ce sujet le Soviet suprême de l’URSS. Le nationaliste B. Eltsine, dans sa lutte d’influence contre le fédéraliste Gorbatchev, va trouver l’appui de ses collègues d’Ukraine, L. Kravtchouk, et du Kazakhstan, N. Nazarbaïev, pour signer ensemble un texte d’affirmation de la souveraineté de leurs Républiques. En 1991, après avoir fait adopter par un référendum le projet de l’élection du président de la Russie au suffrage universel, B. Eltsine se fait largement élire en juin par le peuple russe. Il est intronisé en grande pompe avec la bénédiction du patriarche de Moscou. Un nouveau tsar de Russie est né, sur les décombres de l’ex-Empire. Car l’URSS va mourir officiellement en quelques mois. Le putsch communiste d’août contre Gorbatchev et le « sauvetage » de ce dernier par Eltsine va précipiter la chute du président de l’Union soviétique ainsi que la dissolution de cette dernière. À l’automne 1991, ce sont les proclamations successives d’indépendance des différentes Républiques de l’URSS, dont le référendum d’indépendance de l’Ukraine tenu le 1er décembre. Le 8 décembre, ce sera l’accord entre B. Eltsine, L. Kravtchouk et S. Chouchkievitch, les trois présidents ex-communistes de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie, sur la dissolution de l’URSS et la création d’une vague union confédérale, la CEI. Dans la nuit du 25 décembre, M. Gorbatchev déclarera son poste de président de l’URSS éteint et transférera tous ses pouvoirs à Boris Eltsine. Cette décision prise par Gorbatchev sera suivie le 26 décembre de la confirmation officielle de la fin de l’URSS par le Soviet suprême de l’URSS. Ainsi, de par la volonté même de son dirigeant B. Eltsine, la Russie s’est libérée du double carcan du Parti communiste et de la tutelle d’une union fédérale pour vivre par elle-même. Mais, ce faisant, le territoire russe en revient à la Russie des premiers Romanov en étant amputé de toutes les régions conquises ou colonisées depuis le 18e siècle, dont notamment les deux Russies que sont la Biélorussie et l’Ukraine. La question qui se pose alors est de savoir comment la Russie va vivre cette situation paradoxale d’une indépendance retrouvée mais d’un Empire perdu.
2. Eltsine, la volonté d’une nouvelle union autour de la Russie (1991-2000)
Le paradoxe d’Eltsine est qu’après avoir été le dynamiteur de l’Union soviétique, il va vouloir organiser une nouvelle union autour de la Russie.
La Russie, puissance historiquement « autarcique » et « impériale », est devenue une puissance affaiblie et vulnérable. Or elle n’a jamais vraiment connu cette situation depuis les premiers tsars, ayant triomphé des agressions européennes napoléonienne puis hitlérienne. La Russie moscovite n’a jamais vécu avec, à ses côtés, des États indépendants qui, de plus, vont aspirer à la démocratie occidentale. De ce fait, plus les années vont passer après 1991, plus la Russie va être profondément déstabilisée.
B. Eltsine cherchera d’abord à restaurer une sorte de fédération autour de la Russie par le projet d’une union économique qui serait le pendant de l’Union européenne, la CEI. Ce sera un échec complet. Aucune des ex-Républiques n’en veut. Puis ce sera l’affirmation de la doctrine Primakov, du nom du ministre des Affaires étrangères, affirmant un droit de regard de la Russie vis-à-vis de son « étranger proche » que sont les nouveaux États voisins de ses frontières afin d’assurer sa sécurité. En1999, surgira le thème de la « solidarité orthodoxe » dans le conflit qui a éclaté entre la Serbie et la région du Kosovo, renouant ainsi avec la doctrine tsariste de Nicolas II.
Mais la Russie d’Eltsine est alors trop affaiblie économiquement et politiquement, face à l’Amérique « hyperpuissante » de Clinton, pour pouvoir s’affirmer ouvertement au-delà de ses frontières.
III. Poutine, l’homme de la restauration d’une « Grande Russie » (2000-2014)
1. L’ascension de Poutine
Né en 1952 dans un Leningrad ravagé par la guerre, le jeune Poutine est fasciné tout jeune par l’institution du KGB, l’omniprésent service de sécurité de la Russie bolchevique héritier de l’Okhrana tsariste. Dès sa jeunesse, il voit dans cette institution l’organe privilégié de la défense de son pays, le « gardien » de la Russie, et décide d’y entrer. Il y est engagé après des études de droit et est nommé à Dresde. Après la chute du mur, il rentre à Saint-Pétersbourg. Il a acquis, dans cette période tragique de l’Union soviétique, sa vision binaire d’un monde dans lequel la Russie devra affronter « l’agressivité » du monde occidental. Recommandé à Eltsine par le maire de Saint-Pétersbourg, il rejoint Moscou pour gérer la sécurité du président de la Russie. Il aura alors une carrière fulgurante. Devenu en 1998 le chef du FSB, le service de la sécurité intérieure, il est nommé Premier ministre par Eltsine en 1999. Après la démission d’Eltsine fin 1999, il est choisi par l’entourage de l’ex-président pour être le président par intérim de la Russie. Cet entourage est constitué des nouveaux « boyards » de l’époque, c’est-à-dire le cercle des oligarques enrichis sous l’ère Eltsine, le cercle des militaires et le cercle des services de sécurité d’où est issu Poutine. Il ne quittera plus le pouvoir depuis lors.
2. Dans la tête de Poutine
Tel est le titre de l’ouvrage récent du philosophe d’origine russe M. Eltchaninoff. C’est ce qu’il convient de faire pour tenter d’expliquer « l’impensable » guerre d’Ukraine.
On a beaucoup entendu ces dernières semaines que l’entrée en guerre contre l’Ukraine relevait de la psychologie très particulière de Poutine, un homme au pouvoir depuis plus de 20 ans, âgé de 70 ans, « enfermé » dans une pensée obsessionnelle et paranoïaque sur la Russie « agressée », un « enfermement » aggravé par un exercice très solitaire du pouvoir et les deux années de son isolement total durant le Covid. Cela est vrai. Mais ce n’est pas suffisant pour comprendre pleinement la pensée de Poutine.
Quand on regarde un peu en arrière, on se rend compte que Poutine a l’avantage de dire ce qu’il va faire et de faire ce qu’il a dit. Le président actuel de Russie a construit au long de ses années de pouvoir une idéologie très structurée.
Poutine arrive au Kremlin à l’une des pires époques d’une Russie chaotique et affaiblie, marquée par l’effondrement d’une économie accaparée par les oligarques entourant B. Eltsine, la chute du niveau de vie, la crise financière et la seconde guerre de Tchétchénie. Déjà marquée par la disparition de l’Empire, toute la pyramide de la « Russie profonde » – le peuple, l’Église orthodoxe, les administrations – est traumatisée face au désastre d’une Russie en ruine gouvernée par le « tsar ivrogne » qu’est B. Eltsine. V. Poutine va surfer sur le vieux réflexe russe de la défense contre l’agression extérieure et apparaître comme le sauveur de la Russie.
Il va y avoir un Poutine 1, celui du début des années 2000. La volonté de Poutine de restaurer la puissance de la Russie passera d’abord par la reconstruction d’une économie qui se remette à tourner et par la mise au pas de la Tchétchénie face aux menées islamistes. En parallèle, Poutine a la volonté de faire reconnaître la Russie comme une grande puissance avec qui on doit continuer de traiter d’égale à égale. D’où sa stratégie de séduction vis-à-vis de l’Occident exprimée par sa solidarité avec l’Amérique après les attentats du 11 Septembre 2001 et l’acceptation d’être le coorganisateur de la coalition internationale contre Al-Qaïda. C’est l’époque où Poutine déclare que « La guerre froide est terminée, l’OTAN n’est pas une organisation hostile ». Mais le monde occidental, aveuglé par la chute de l’URSS et convaincu que le monde est devenu unipolaire, ne traitera pas la Russie de Poutine comme ce dernier l’espérait.
De plus, au même moment, surgira un double processus démocratique et occidental au voisinage de la Russie. Processus démocratique par la « révolution des roses » de Géorgie en 2003 avec M. Saakachvili, suivie en 2004 par la « révolution orange » d’Ukraine illustrée par Ioulia Tymochenko contre l’élection truquée du pro-Russe Ianoukovytch. En parallèle, un processus occidental se produit par l’élargissement de l’OTAN, d’abord à l’Europe centrale puis aux pays baltes, à la Slovaquie, la Roumanie et la Bulgarie. Survient alors le Conseil de l’OTAN de Bucarest de 2008 qui va débattre, en dépit de l’opposition de Poutine, de la « vocation » à l’OTAN de la Géorgie et de l’Ukraine, une entrée soutenue par l’Amérique de G.W. Bush, mais discutée par la France de Sarkozy et l’Allemagne de Merkel.
Les premières analyses faites au lendemain de l’entrée des troupes russes en Ukraine le 24 février 2022 ont opposé deux thèses. Selon les uns, depuis 1991, la Russie a été trop longtemps « humiliée » par un monde occidental sûr de lui. C’est la thèse de « l’humiliation ». Selon les autres, au contraire, Poutine n’a eu de cesse de vouloir restaurer la grandeur et la puissance de l’ancienne « Grande Russie ». C’est la thèse de la « restauration ». En fait, les deux thèses se rejoignent. Peu importe qu’il y ait eu humiliation réelle ou pas. Ce qui importe est que la personne se soit sentie « humiliée », ce qui est le cas de Poutine. Il se sent surtout « humilié » par le déclin et la faiblesse de son pays. Il va devenir d’autant plus « agressif » qu’il perçoit à quel point la Russie n’est plus du tout la grande puissance européenne qu’elle a été aux 18e et 19e siècles et la grande puissance mondiale qu’elle a été durant le 20e siècle. De ce fait, au fil des ans, il va se percevoir comme le nouvel Alexandre Nevski face au danger d’un Occident menaçant une Russie très affaiblie par le soutien à la démocratisation et à l’occidentalisation des États voisins de la Russie.
3. Poutine, le restaurateur de la « Grande Russie »
La conviction de Poutine est faite désormais que le monde occidental, animé par l’Amérique, veut dominer le monde et que la Russie doit agir pour rétablir sa puissance d’antan. Il le dira clairement pour la première fois dans son discours de Munich de février 2007, un discours d’avertissement adressé aux Occidentaux. Poutine, habité par l’histoire de la Grande Russie, partageant le traumatisme ressenti par la Russie dans l’après 1991, y exprime de façon très claire son rejet d’un monde unipolaire et son rejet de l’extension de l’OTAN à l’est. Il y exprime en sous-entendu la nécessité de la restauration d’une grande puissance russe. Le discours de Munich est le point de départ de la croisade anti-occidentale que va mener désormais le maître du Kremlin. La mèche lente de ses futures entreprises guerrières est allumée. La phrase, un peu méprisante, d’Obama sur « La Russie, une puissance régionale en perte d’influence, et donc menaçante par sa faiblesse » va se révéler prophétique.
Poutine va alors construire de façon très structurée son idéologie de la « restauration d’une grande Russie » rendue nécessaire par le « cataclysme de la chute de l’URSS ». Pour passer de l’humiliation à la revanche, il faut le retour aux « fondamentaux tsaristes ». Poutine veut s’inscrire dans les pas des grands tsars et écrire la page de la grandeur retrouvée de la Russie post-communiste.
Face à la menace du démocratisme libéral occidental jugé pernicieux pour la « Sainte Russie », Poutine, tel Alexandre III succédant à Alexandre II le libéral, sera le « restaurateur » d’un tsarisme autoritaire. Il supprimera les acquis du régime démocratique introduit par Gorbatchev et Eltsine, il « fabriquera » les élections présidentielles et législatives, il éliminera des opposants jugés dangereux – l’ex-agent Alexandre Litvinenko à Londres, la journaliste Anna Politkovskaïa, Boris Nemtsov, Alexeï Navalny – , il donnera un très large pouvoir aux services de sécurité, il collaborera étroitement avec l’Église orthodoxe russe en prenant la défense de la religion orthodoxe et des valeurs traditionnelles de la famille, de l’autorité, du conservatisme moral.
Il sera le « restaurateur » de la « voie russe » anti-occidentale en développant et répétant à satiété le discours de la Russie rempart contre la décadence occidentale. Il s’agit d’une nouvelle version de la « voie russe » inscrite dans le sillage du slavophilisme traditionnel. La coalition idéologique et politique bâtie avec la Chine de Xi Jinping vise précisément à unir les deux grandes puissances hostiles à toute domination mondiale d’un Occident dont les valeurs sont contraires tant à « l’âme russe » qu’à la spécificité chinoise.
Et Poutine sera enfin le « restaurateur » d’une grande puissance russe.
Une grande puissance au large de la Russie. En 2011, après l’opération occidentale en Libye qui avait conduit à l’élimination de Kadhafi, survient la révolution syrienne. Poutine est convaincu qu’il lui faut réagir. La Russie, alliée de longue date de la Syrie, disposant pour sa flotte et ses sous-marins nucléaires du port stratégique de Tartous, doit cette fois-ci montrer à l’Occident qu’il n’est pas question de laisser chuter Bachar el-Assad. C’est dans ce contexte que le renoncement d’Obama d’août 2013 sur sa « ligne rouge » face à l’emploi d’armes chimiques a été un moment essentiel. Le retrait d’Obama a constitué pour Poutine le signe du début du déclin du monde occidental et la prise de conscience de la possibilité historique d’un « rééquilibrage » entre le monde occidental et la Russie. Son soutien actif au Venezuela de Maduro, sa pénétration en Afrique centrale et au Sahel par la milice Wagner, les liens avec Israël et les ouvertures faites à l’Arabie saoudite illustrent cette volonté d’un retour de la Russie dans les affaires mondiales.
Une grande puissance au voisinage de la Russie. Poutine s’est forgé la conviction d’une décadence et d’un déclin de l’Europe occidentale qu’il faut exploiter. Il faut accélérer ce qu’il perçoit être un affaiblissement des démocraties de l’Europe occidentale. Ce sera la stratégie de l’affaiblissement par la division de l’UE, par le soutien du Brexit, par la stratégie énergétique de dépendance de l’Europe au gaz russe, par une diplomatie d’influence en Europe occidentale sur le thème de la Russie vraie défenseure des valeurs traditionnelles abandonnées par la démocratie libérale « décadente », thème auquel sont sensibles milieux et quelques responsables politiques conservateurs et « populistes » européens.
Une grande puissance chez elle. Aux yeux de Poutine, cette stratégie au large de la Russie et aux abords de la Russie, rendue possible du fait du déclin de l’Occident, doit absolument se compléter « à l’intérieur » de la Russie par la restauration de l’Empire russe traditionnel et prioritairement la réunification des « trois Russies ». Face à la menace existentielle de l’Occident qui demeure, le moment est venu de rebâtir la « Grande Russie ».
Quelques mois après le Conseil de l’OTAN de Bucarest de 2008,Poutine déclenche la guerre contre la Géorgie, alors candidate pour adhérer à l’OTAN. Mettant en œuvre une stratégie conçue par l’état-major russe, il va entreprendre une guerre « hybride », une guerre de conquête sans combat. Exploitant la traditionnelle hostilité des populations russophones ossètes et abkhazes contre le pouvoir central des princes géorgiens de Tbilissi, le Kremlin va « aider » au soulèvement militaire de ces deux régions de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie en conflit avec le pouvoir « jacobin » maladroit de Saakachvili, et envoyer des forces russes aux côtés des « séparatistes » ossètes. Il va finalement obtenir que ces deux territoires s’autoproclament « républiques autonomes » et il va les reconnaître, affaiblissant d’autant la Géorgie. Avec l’opération géorgienne est venu le temps de la restauration de la puissance russe à son voisinage.
IV. La guerre d’Ukraine (2014-2022)
Mais plus encore que par la Géorgie, Poutine est obsédé par la restauration de l’unité des trois Russies bâtie par la Grande Catherine, la « Grande » de Moscou, la « Blanche » de Minsk, et la « Petite » de Kiev. Car toutes les trois forment le territoire de l’unique peuple russe. Poutine va mettre au point une stratégie ukrainienne.
1. La première guerre d’Ukraine (2014-2021)
Reprenant d’une autre façon le projet d’Eltsine de la CEI, Poutine forme en 2013 le projet d’une Union eurasienne, dont il fait une « priorité absolue ». Cette « Union » est spécialement conçue pour réintégrer l’Ukraine dans l’orbite de la Russie. Au même moment, aux antipodes de ce projet, la Pologne, avec le soutien de la Commission européenne et l’appui politique de l’Amérique, pousse les feux en faveur du projet d’accord d’association Ukraine/UE. On a le sentiment de revivre l’affrontement historique ouvert au 14e siècle entre le royaume de Pologne et la Russie sur l’Ukraine.
Le président ukrainien de l’époque, V. Ianoukovytch, pressé par la Russie, fait volte-face et vient bloquer l’accord d’association Ukraine/UE. Cette décision imposée par Moscou va provoquer l’explosion du conflit. Ce sera en février 2014 la révolution du Maïdan, la grande place centrale de Kiev, qui conduit à la fuite en Russie de Ianoukovytch et à la formation d’un gouvernement pro-européen. Les événements du Maïdan sont en fait la révélation d’un peuple ukrainien devenu largement antirusse, démocratique et « occidental ».
L’échec du projet d’Union eurasienne et les deux risques perçus comme « existentiels » d’une Ukraine démocratique et occidentale entrée dans l’UE et dans l’OTAN constituent un triple affront pour Poutine. Cette situation va conduire au déclenchement de la première guerre d’Ukraine.
Ce sera une répétition exacte du scénario géorgien appliqué d’abord à la Crimée et au port de Sébastopol, sous la forme du triptyque soulèvement interne/aide russe/référendum de rattachement à la Russie. Puis, dans la région orientale du Donbass, des manifestations « anti-Maïdan » éclatent dans les deux régions du Donetsk et de Lougansk, qui vont vite se transformer en un soulèvement séparatiste. Cette région du Donbass cumule plusieurs réalités qui viennent expliquer ce soulèvement. La chute de l’industrie métallurgique, une profonde crise sociale, la négligence du pouvoir central de Kiev, l’importance d’une population russophone proche culturellement de la Russie sont toutes des réalités inscrites sur la toile de fond de la coupure historique entre l’Ukraine de l’ouest « polonisée » et européanisée et cette Ukraine de l’est intégrée à la Russie tsariste après le départ des Mongols. Ces deux Ukraines restent distinctes. Elles ont toutes deux voté le référendum d’indépendance du pays en 1991, mais les ressentiments de la population du Donbass à l’encontre de Kiev vont monter au fur et à mesure que Kiev abandonnera économiquement et socialement le Donbass. Poutine n’a pas de mal à souffler sur ces braises. La « guerre » qui voit s’affronter au printemps 2014 une armée ukrainienne mal organisée et les forces séparatistes aidées par « les petits hommes en vert » venus de Russie va durer près d’un an. Elle tournera finalement en faveur des séparatistes qui établiront leurs « Républiques autoproclamées » de suite reconnues par la Russie. L’accord de cessez-le-feu de Minsk de février 2015, initié par le couple franco-allemand F. Hollande-A. Merkel et conclu entre eux, V. Poutine et le président ukrainien P. Porochenko, prend acte de la ligne de séparation établie par la guerre et établit une feuille de route sur une future autonomie administrative des deux régions au sein de l’État ukrainien qui devrait faire l’objet de négociations entre Kiev et les deux autorités « séparatistes » de Donetsk et de Lougansk.
Poutine va percevoir cette première guerre d’Ukraine comme une victoire complète. La Russie a récupéré sans coup férir la Crimée et Sébastopol et a pris pied en Ukraine orientale, dans le Donbass, où elle peut compter sur le soutien de gouvernements amis et d’une partie de la population qui lui est favorable. Poutine s’est convaincu de la faiblesse politique et militaire de l’Ukraine ainsi que de la « mollesse » d’un Occident « décadent » face à son entreprise. Cette conviction bâtie en 2014 sera pour beaucoup dans les décisions qu’il prendra en 2021-2022.
La première guerre d’Ukraine ne prendra jamais vraiment fin. De 2014 à aujourd’hui, il y aura huit années d’un conflit armé meurtrier entre l’armée ukrainienne et les forces armées des deux « Républiques » de Lougansk et du Donetsk. Il y aura 13 000 morts et 1,5 million de personnes déplacées parce que réfractaires à la russification autoritaire entreprise par les gouvernements des deux « Républiques », et il n’y aura aucune application de la feuille de route de Minsk par les deux parties ukrainiennes, Kiev exigeant le départ des forces russes infiltrées dans le Donbass et les gouvernements séparatistes exigeant une autonomie immédiate.
Entre 2014 et 2021, l’Ukraine orientale est devenue une poudrière, que V. Poutine entretient discrètement par son soutien politique et militaire aux deux Républiques séparatistes. Mais personne en Occident n’y prête attention.
2. La décision de la seconde guerre d’Ukraine
Le 24 février 2022 à 4 heures du matin, V. Poutine déclenche la seconde guerre d’Ukraine. Cette fois-ci, à la différence de la guerre de Géorgie et de la première guerre d’Ukraine, la guerre n’est plus « hybride », camouflée, indirecte. Il s’agit d’une « vraie » guerre de conquête ouverte. Le monde va être brutalement plongé dans la première guerre classique entre deux États survenue depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est le choc et la sidération générale des gouvernements et des peuples, des experts et des diplomates. Pourquoi Poutine a-t-il ouvert cette guerre ? Certes, la guerre était déjà présente au Donbass. Mais il s’agissait d’une guerre « locale », à petit feu. Une « grande guerre » ouverte contre l’Ukraine était jugée « impensable ». C’était méconnaître et la pensée profonde de Poutine et son calcul stratégique effectué au fil des dernières années.
On a présenté sa pensée profonde, sa volonté déterminée d’être le continuateur des grands tsars et le « restaurateur » de la « Grande Russie », ce qui l’a conduit à son « obsession ukrainienne ». Rappelons ici l’observation d’Emmanuel Macron faite après sa longue rencontre du 7 février avec Poutine sur « les ressorts intimes, culturels et historiques de Poutine liés au ressentiment des trente dernières années ».
Quant à son calcul stratégique, on vient de rappeler à quel point ce dernier s’est convaincu en 2014 de son succès sur l’Ukraine et l’Occident réunis. Or, depuis 2014,son évaluation d’un rapport de forces favorable sur le terrain ukrainien et à l’extérieur s’est accrue. Poutine va se convaincre que l’Ukraine est profondément affaiblie, que la minorité russophone du pays forte de plus de 30 % est prête à se soulever avec le soutien du principal parti d’opposition de V. Medvedtchouk, que le président actuel V. Zelensky, celui qu’il appelle « le clown », est politiquement affaibli depuis son échec lors des élections locales de 2020, que l’armée ukrainienne reste désorganisée, impuissante, engluée dans des combats stériles dans le Donbass. Cette évaluation de la faiblesse de l’Ukraine se conjugue avec la conviction forte de l’accélération de la « décadence » de l’Occident illustrée par la présidence Trump, le départ piteux des forces américaines de l’Afghanistan, une Europe occidentale divisée, irénique, dépendante du pétrole et du gaz russes et, qui plus est, marquée par les populismes et la crise démocratique.
Le moment est donc venu dans l’esprit de Poutine de finaliser l’entreprise de la « restauration » de l’emprise russe sur l’Ukraine. Celui-ci va organiser et déclencher la seconde guerre d’Ukraine avec la conviction intime de pouvoir facilement gagner cette guerre.
Il va alors dérouler, à partir du printemps 2021, un plan conçu de longue date par l’état-major russe, celui d’une « guerre éclair de déstabilisation et de dislocation » de l’Ukraine devant entraîner en quelques jours son effondrement militaire et politique. La première mobilisation russe aux frontières ukrainiennes s’effectue au printemps 2021. On l’a dit, Poutine dit toujours ce qu’il va faire. L’affichage politique est donné par son discours du 12 juillet 2021. Ce discours vient réaffirmer de façon explicite la doctrine de la nation russe « trinitaire » historique formée des trois Russies, le nécessaire retour à l’unité des peuples russes, et le rôle moteur de la nation « grand russe ». À l’automne 2021, sont concentrés 150 000 hommes le long de la frontière ukrainienne et en Biélorussie. Une sorte d’ultimatum est adressé le 17 décembre aux pays occidentaux sur le non-élargissement de l’OTAN à l’Ukraine et à d’autres pays de l’ex-URSS, sur l’arrêt de la coopération militaire de l’OTAN avec les pays de l’ex-URSS – les États baltes – et sur le retrait des missiles américains et des forces armées de l’OTAN de l’Europe centrale, sous peine de « mesures techniques militaires ». De décembre 2021 à février 2022, il se déroule un dialogue aigre-doux entre l’Amérique de Biden et Poutine fait d’exigences russes et de répliques américaines. En parallèle, les services de renseignement américains informent leurs collègues européens sur la menace d’une guerre imminente contre l’Ukraine. Les services européens, encore échaudés par l’expérience irakienne de 2003 des fausses informations fournies par la CIA sur les armements nucléaires de Saddam Hussein, seront sceptiques sur les informations reçues.
En Europe, à l’exception des États baltes et de la Pologne, personne ne peut croire à une vraie guerre ouverte en Ukraine. Dirigeants politiques et diplomates sont convaincus que Poutine, par la menace, vise en fait l’obtention d’une négociation sur les deux points jugés essentiels à ses yeux d’un statut de neutralisation de l’Ukraine et d’une autonomie réelle des régions du Donbass. Cela paraît plus « rationnel » que la guerre. L’initiative d’Emmanuel Macron du voyage à Moscou du 7 février s’inscrit dans cette logique.
Mais la logique de Poutine est autre. Elle est bien celle de l’unité de la Russie et de l’Ukraine, au nom de l’unité du peuple russe. Il y croit profondément, tout comme une majorité du peuple de Russie. Et il est convaincu que le moment de la réaliser est arrivé. En ce sens, il fait un raisonnement clausewitzien que les Européens ont évacué de leur esprit depuis longtemps. Poutine croit qu’il peut obtenir par la guerre un avantage décisif qu’il ne pourrait pas obtenir autrement.
Le 21 février, c’est la sidérante séance du Conseil de sécurité tenue au Kremlin sur le rejet de l’accord de Minsk et la reconnaissance des deux Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, suivie de l’entrée des chars russes dans le Donbass. Le 24 février, débute « l’opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, avec l’objectif de la « dénazification » et de la « démilitarisation » de cette dernière. C’est une guerre ouverte entre la Russie, deuxième armée du monde, et un État ukrainien « voisin » géographiquement de la Russie mais devenu proche politiquement de l’Europe occidentale.
3. Février-avril 2022, les trois échecs de la Russie
On connaît la phrase attribuée à Talleyrand à propos de l’exécution du duc d’Enghien par Napoléon, « C’est pire qu’un crime, c’est une faute ».
On peut la reprendre pour qualifier la décision de Poutine. Elle n’a pas seulement été un acte d’agression caractérisée, contraire à toutes les règles internationales, condamnée à ce titre par la grande majorité des États membres de l’ONU. Ces quelques semaines de février à avril ont produit une triple défaite pour Poutine : une défaite militaire très meurtrière, un échec de son projet politique d’unification des Russies, une mobilisation sans précédent du monde occidental.
Ce qui s’est passé sur le terrain militaire entre le 24 février et le 25 mars, date du communiqué de l’état-major annonçant l’arrêt des opérations en Ukraine occidentale, est une défaite militaire russe qui produira les défaites politiques. La stratégie russe était initialement une guerre éclair de quelques jours de dislocation de l’armée ukrainienne et de déstabilisation du pays par trois objectifs, la conquête des grandes villes dont Kharkiv, la continuité territoriale établie entre la Crimée et le Donbass par la prise des villes côtières de la mer d’Azov dont Odessa, et l’entrée dans Kiev aux fins de « neutralisation » des dirigeants ukrainiens, à commencer par le président Zelensky. La résistance de l’armée ukrainienne conduira à l’échec total de ces trois objectifs.
L’échec de cette « guerre de libération » dès la fin février conduira l’armée russe à entreprendre en mars ce qui n’avait pas été prévu, une « guerre de siège » sur trois théâtres, le sud-est avec l’objectif du lien Donbass/Crimée par Marioupol, Kherson, Mykolaïv, Odessa, la prise de la seconde ville du pays, Kharkiv, et de la capitale de Kiev. Or, malgré la très forte mobilisation qui avait engagé les deux tiers des capacités terrestres opérationnelles de l’armée russe, l’armée ukrainienne l’a emporté sur l’armée russe dans les combats défensifs menés sur ces différents fronts. Le communiqué alambiqué et ambigu du 25 mars de l’état-major de l’armée russe marque la fin de la première phase de la guerre. La guerre de siège a été perdue.
Comment expliquer cette « surprise stratégique » ? La réponse est double.
Elle est d’abord dans la transformation silencieuse mais profonde de l’Ukraine engagée au lendemain du traumatisme de 2014. Durant ces huit dernières années, l’Ukraine s’est mobilisée, s’est endurcie, a renforcé son nationalisme, y compris dans ses dimensions extrêmes comme le refus d’application de l’accord de Minsk. Et elle a radicalement transformé son armée sur tous les plans, le mental, la tactique, les armements, avec l’assistance de l’Amérique, du Canada, de l’Angleterre, mais également de la Turquie fournisseuse à l’Ukraine de ses drones ayant prouvé leur efficacité dans la guerre du Haut-Karabakh. L’Ukraine s’était sérieusement préparée à la guerre. C’est ainsi que les unités ukrainiennes, mobiles et équipées de missiles modernes, ont pu détruire les colonnes blindées russes tout autour de Kiev et au-delà. La Russie s’est complètement trompée sur l’Ukraine de l’après 2014 et avait oublié que les Ukrainiens ont en eux l’âme cosaque.
L’explication de cette « surprise stratégique » se trouve également dans la surprenante impéritie de l’armée russe. Celle-ci avait prévu presque une promenade de santé liée à un effondrement de l’armée ukrainienne, à la démoralisation des populations bombardées, au soutien des populations dans les zones russophones du sud-est, toutes hypothèses qui ne se sont pas réalisées. Elle ne s’était pas du tout préparée à une guerre de haute intensité de longue durée sur un territoire très étendu, et de plus ne pouvait pas relever les forces déjà engagées, compte tenu du plafond actuel des forces professionnelles russes. Les conséquences de ce péché d’orgueil dû à une méconnaissance totale de la réalité ukrainienne de l’après 2014 ont été aggravées par le fait, incroyable mais vrai, du sous-développement d’une armée russe, massive, mais dénuée d’une logistique adaptée et de transmissions modernes cryptées, ce qui a fait que ses mouvements tactiques étaient connus des moyens d’observation satellitaires américains et européens, notamment français, et transmis aux forces ukrainiennes armées de drones et de missiles antichars. Les moyens modernes de la guerre que sont la qualité du renseignement, l’efficacité de la communication, la souplesse tactique, étaient du côté de l’armée ukrainienne et non de l’armée russe.
Cet échec militaire a empêché la réussite du projet politique de Poutine, celui de l’union sous une forme ou une autre de l’Ukraine à la Russie. L’objectif, déjà clairement exprimé dans la déclaration du président russe de juillet 2021 sur l’unité « trinitaire » des Russies, allait être confirmé dans le saisissant éditorial de l’agence russe Novosti, mis en ligne le 26 février 2022 et rapidement retiré du fait de l’évolution non prévue du cours des événements. Citons-en quelques phrases significatives. « Un nouveau monde naît sous nos yeux. L’opération militaire russe en Ukraine inaugure une nouvelle ère. La Russie restaure son unité. La tragédie de 1991, cette dislocation contre nature, est enfin surmontée. La Russie est rétablie dans son intégralité historique, rassemblant le peuple russe, les Grands Russes, les Biélorusses, et les Petits Russes. V. Poutine a assumé une responsabilité historique en prenant la décision de ne pas laisser la question ukrainienne aux générations futures. À présent, ce problème n’existe plus. L’Ukraine est revenue à la Russie. L’Occident s’indignera bruyamment mais il devra admettre cette nouvelle ère qui voit la Russie revenir à ses frontières historiques. Qui pouvait réellement croire que Moscou renoncerait à Kiev ? Il y a quinze ans, après le discours de Munich, même les sourds auraient pu entendre que la Russie était de retour ». Ce texte se passe de commentaire.
C’est tout le contraire qui s’est passé. Dès le début mars, l’armée russe s’est trouvée bloquée dans son offensive sur Kiev et les autres grandes villes d’Ukraine. Poutine a compris qu’il ne pourrait pas conquérir l’Ukraine comme il avait conquis la Crimée en 2014.
À cet échec politique de son projet ukrainien va s’ajouter pour Poutine l’échec stratégique d’une mobilisation inédite et massive du monde occidental à son encontre.
Le monde occidental vivait depuis 1945 avec l’idée de « la paix perpétuelle ». Certes, il avait connu les cinquante années de la « guerre froide » entre les deux blocs politico-militaires de l’OTAN et du Pacte de Varsovie, mais il s’était agi d’une « guerre » restée complètement « froide », sans un mouvement de char ni un coup de fusil de part et d’autre. Certes, le continent européen a connu dans les années 1990 les guerres de Bosnie et du Kosovo qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de victimes. Mais ces guerres balkaniques, complètement liées à la désintégration de la Yougoslavie, ont été perçues comme des « guerres civiles » ne comportant aucun risque particulier pour le reste de l’Europe. Quant à la récente guerre du Haut-Karabakh de 2020 entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, la première guerre ouverte entre deux États européens depuis 1945, elle n’a été considérée que comme la prolongation d’un vieux différend localisé et dénué d’importance géostratégique.
Mais la guerre qui a brutalement surgi entre la Russie, grande puissance mondiale, et l’Ukraine, pays tout à la fois voisin de la Russie et « ami » du monde occidental, est « une vraie grande guerre ». La stupeur devant l’agression surprise du 24 février a provoqué des sentiments très forts de peur et d’indignation chez les peuples et les dirigeants des États d’Europe occidentale, lesquels ont spontanément perçu cette guerre à leur porte comme étant un peu la leur et se sont mobilisés de façon inédite en faveur de l’Ukraine et contre la Russie de Poutine. Il faut dire qu’en parallèle à la victoire militaire, l’Ukraine a complètement gagné la guerre de communication. Le gouvernement ukrainien a parfaitement organisé celle-ci autour des images des bombardements et des réfugiés, et il a été très aidé par ce « phénomène » politique et médiatique qu’est devenu leur président, V. Zelinsky, ce comédien de télévision révélé par la guerre comme un chef d’État remarquable et un orateur de grand talent qui a fait connaître l’Ukraine au monde entier, et dont l’histoire retiendra la phrase « Je n’ai pas besoin d’un taxi mais de munitions ! ».
La mobilisation occidentale se fera sous les deux formes d’une sanction forte de la Russie, devenue pour l’Occident un « paria », et d’une assistance tous azimuts à l’Ukraine. Cette mobilisation occidentale a été américaine, otanienne et européenne.
La mobilisation américaine n’allait pas de soi. Avant la guerre d’Ukraine, l’Amérique, depuis Obama et Trump, était engagée dans un repli stratégique mondial illustré peu de temps auparavant par le retrait d’Afghanistan, et s’organisait pour relever ce qu’elle considérait désormais comme son grand défi, « la nouvelle guerre froide avec la Chine » devenue l’adversaire privilégié. J. Biden s’inscrivait clairement dans cette ligne. Au printemps 2021,les services de renseignement américains détectent très vite les mouvements militaires russes et décryptent l’opération russe en préparation. « L’ultimatum » de Poutine de décembre 2021 joint à l’analyse des manœuvres militaires russes fait comprendre à Biden qu’il va devoir décider comment se mobiliser pour l’Ukraine. À la différence de son prédécesseur, J. Biden est un « atlantiste » convaincu. Après la défaite militaire ukrainienne de 2014 dans le Donbass, B. Obama avait décidé d’aider de façon substantielle l’Ukraine à réorganiser et renforcer son armée. L’administration de J. Biden s’organise en ce sens bien avant le déclenchement de la guerre en définissant dans l’hiver 2021 une ligne de conduite qui s’appliquera dès le déclenchement de la guerre. La politique américaine va combiner le refus de la guerre avec la Russie en dehors de la zone OTAN avec une assistance technique à l’Ukraine par des armes adaptées au combat défensif, du renseignement et de l’imagerie spatiale, ainsi qu’une politique forte de sanctions économiques et financières contre la Russie applicables par le monde entier, y compris la Chine et les grandes puissances émergentes liées économiquement à la Russie.
La mobilisation de l’OTAN est également à relever. La guerre en Ukraine est en train de redynamiser l’OTAN comme jamais depuis la guerre froide. L’Organisation n’est plus du tout « moribonde » mais, au contraire, redevient une organisation clé aux yeux de tous ses membres européens et américains.
D’abord, l’OTAN s’est mobilisée afin d’être prête à agir au profit de ses États membres voisins de la Russie, les États baltes, la Pologne, la Roumanie. L’Amérique a renforcé sa présence en portant le nombre de ses GI en Europe à 100 000 hommes. Des corps de forces des pays membres ont été transférés sur le front oriental, de la Baltique à la mer Noire. La France a envoyé des forces en Estonie et en Roumanie. La Suède et la Finlande, pays historiquement neutres, se préparent à prendre la décision de leur entrée dans l’OTAN.
Certes, tant le président américain J. Biden que le secrétaire général de l’OTAN, H. Stoltenberg, ainsi que les principaux dirigeants européens, ont tous très vite affirmé que l’Ukraine, n’étant pas membre de l’OTAN, ne pouvait pas bénéficier de son assistance directe. Il s’agissait d’éviter tout malentendu avec la Russie afin d’éviter l’extension du conflit. Mais, au fur et à mesure que les semaines passent et que cette guerre de longue durée et de grande ampleur se prolonge, on entre bien d’une certaine façon dans un affrontement entre la Russie et l’OTAN. Plusieurs pays membres de l’OTAN ont pris la décision d’aider militairement l’Ukraine, ce pays qui n’est pas « allié » mais « ami » de l’Occident. Et la distinction faite au début de la guerre entre les armes « défensives » et les armes « offensives » a complètement disparu. La Pologne est devenue une plateforme stratégique pour la livraison de milliers d’armes occidentales de tout calibre et de toute nature à l’Ukraine. L’Angleterre de B. Johnson vient de décider la livraison de véhicules blindés, la République tchèque va livrer des chars et des avions Mig. En fait, on pourrait dire que les pays de l’OTAN sont en train de faire tout ce qui est possible pour que l’Ukraine « gagne » cette guerre sans pour autant faire une guerre directe à la Russie.
Cela peut-il être accepté par la Russie, si la guerre piétine ? Du côté russe, il y a déjà eu certaines déclarations menaçantes de Poutine et de responsables militaires russes à propos de la décision éventuelle de la Finlande et de la Suède d’entrer dans l’OTAN, ou de la fourniture par l’OTAN d’armes « offensives » à l’Ukraine. Chaque journée de la guerre se déroule un peu « au bord du gouffre » qui peut s’ouvrir du fait d’une « faute de carre » de l’un des protagonistes, un franchissement de la frontière ukrainienne par un avion de l’OTAN, la fourniture massive d’avions ou d’armements terrestres lourds à l’armée ukrainienne ou la décision du recours à l’arme chimique par la Russie.
La mobilisation est également européenne. Elle aura été immédiate et surprenante. La guerre d’Ukraine a été le détonateur de « l’éveil stratégique » de l’Union européenne. L’indignation devant les images venues d’Ukraine jointe à la peur d’une guerre en Europe ont conduit les opinions européennes à se convaincre que « cette guerre était leur guerre ». La forte mobilisation des peuples européens a entraîné une mobilisation politique sans précédent de leurs dirigeants. Bien que certains des États membres de l’UE soient proches ou économiquement liés à la Russie, tels l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, Chypre, la Grèce et, bien sûr, l’Allemagne, une unité politique inédite s’est forgée en quelques jours, entre le sommet européen du 24 février, tenu juste au moment de l’annonce de l’entrée des troupes russes en Ukraine, et le 28 février. Dans ces quelques jours, l’Allemagne de la coalition entre sociaux-démocrates et Verts a amorcé une véritable révolution stratégique de la politique « pacifiste » menée auparavant par A. Merkel par la suspension du gazoduc Nord Stream 2 apportant le gaz russe via la mer Baltique, par l’adoption de lourdes sanctions économiques et financières contre la Russie, par la décision inédite dans son histoire de fourniture d’armements destinés à un belligérant, l’Ukraine, et par la décision de consacrer 100 milliards d’euros à la réorganisation complète de la Bundeswehr, une armée aujourd’hui inapte au combat. Quant à l’UE, elle a décidé d’agir telle une puissance par les trains de sanctions contre la Russie, par la suspension de l’activité de nombreuses grandes entreprises industrielles et commerciales, notamment Renault et Auchan, par le déblocage de 450 millions d’euros destinés à l’armement de l’Ukraine, par la prise en compte accélérée des demandes d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie.
De plus, en parallèle, les sociétés de l’Europe occidentale sont en train de prendre leurs distances avec le « poutinisme », cette relation positive patiemment construite depuis vingt ans par Poutine avec des segments importants des sociétés européennes, les droites chrétiennes, les forces populistes, les milieux conservateurs anti-islamistes, à partir du thème de la Russie rempart des valeurs traditionnelles, au contraire des démocraties occidentales libérales, individualistes et décadentes. Mais, aujourd’hui, Poutine fait peur !
Ainsi, pour l’heure, Poutine a subi trois échecs. Le premier échec est militaire. La guerre d’agression surprise ainsi que la guerre de siège ont échoué. Le second échec est politique. L’objectif de l’unification de l’Ukraine à la Russie a échoué, et, qui plus est, de nombreux Ukrainiens russophones se sont dressés contre l’envahisseur russe. Le troisième échec est géopolitique. La Russie de Poutine a vu se dresser face à elle la mobilisation de l’ensemble du monde occidental. Contrairement au discours des « déclinistes » sur la « décadence » de l’Occident, celui-ci s’est dressé contre l’agression russe. La peur a été mobilisatrice, et non pas « défaitiste ».
4. Demain, la guerre du Donbass
Poutine est actuellement dans un dilemme, entre son fort investissement dans cette guerre et l’échec militaire de sa stratégie initiale, avec déjà au moins 15 000 morts du côté russe et l’hésitation à mobiliser les conscrits. Mais le maître du Kremlin, après avoir décidé de risquer le tout pour le tout, ne peut se permettre de perdre cette guerre. Il ne peut se permettre de se présenter en public au Kremlin le 9 mai prochain pour célébrer la « grande victoire patriotique » dans la Seconde Guerre mondiale sans des images de « victoire » en Ukraine. Comme l’a dit un observateur européen, « Poutine préférera une mauvaise guerre à une mauvaise paix ».
En ce mois d’avril, l’armée russe s’est réorganisée et s’est redéployée dans l’est de l’Ukraine. L’objectif de Poutine est d’obtenir, par une grande bataille, la « victoire militaire » sur l’armée ukrainienne défendant le Donbass. Cela permettrait de constituer une « Ukraine russe du sud-est », du Donbass aux abords d’Odessa, ce qui avait été, il faut le rappeler, l’objectif implicite du discours de Poutine du 21 février lorsqu’il avait annoncé la fin des accords de Minsk et la reconnaissance des deux Républiques autonomes de Lougansk et du Donetsk, avant qu’il n’envahisse le 24 février l’ensemble de l’Ukraine. Une telle manœuvre suppose que l’armée russe contrôle un front de plusieurs centaines de kilomètres et vienne à bout d’une armée ukrainienne de 40 000 hommes qui n’est plus du tout celle de 2014. C’est une nouvelle guerre qui a commencé dans le Donbass, une bataille d’une très grande ampleur. Celle-ci peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois. On est très loin d’un arrêt de la guerre et d’une négociation.
V. Le 24 février 2022, un changement d’époque mondiale ?
Peut-on dire que le 24 février 2022 est une date qui vient marquer l’histoire mondiale, au même titre que le 11 Septembre 2001 ?
Le 11 Septembre 2001 avait ouvert le « conflit civilisationnel » porté par l’islamisme radical d’Al-Qaïda et de Daech, un conflit qui allait ébranler le monde entier dont l’ensemble des sociétés du monde musulman de l’Afrique à l’Asie, qui allait déclencher la lutte mondiale contre le terrorisme islamiste, qui allait entraîner les guerres d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie et qui vient marquer aujourd’hui la crise du Sahel. La guerre d’Ukraine est un événement qui bouleverse le continent européen. Mais il est encore prématuré de voir en elle un événement de portée mondiale.
La guerre est désormais installée au cœur du continent européen. Cette guerre de haute intensité a entraîné l’Europe occidentale dans un conflit indirect contre la Russie, par les sanctions économiques et par l’assistance militaire à l’Ukraine. Cette guerre comporte un risque nucléaire. Et nul ne peut prédire ce qui va se passer demain, ou après-demain, sur le continent européen. Le continent européen est entré dans cette guerre destructrice, meurtrière, dangereuse, par le fait de la Russie de Poutine. Il y avait au sein de l’Union européenne deux thèses sur la Russie, la thèse franco-allemande d’une Russie certes « abrasive » mais affaiblie par l’implosion de l’URSS de 1991 et avec laquelle il fallait négocier un système de sécurité européenne, et la thèse « polono-balte » d’une Russie « éternelle » et impériale par nature, qui se montrerait prédatrice dès qu’elle en aurait l’occasion. Le 24 février semble avoir donné raison à la Pologne et aux États baltes.
La Russie n’a jamais digéré ce qui s’est passé, de son propre fait, faut-il le rappeler, à l’automne et l’hiver 1991. L’histoire a créé deux peuples, russe et ukrainien, distincts. Il a fallu attendre les événements de 1991 pour que soient établies et reconnues formellement l’indépendance et la souveraineté de l’ensemble des peuples et des États jusqu’alors intégrés au sein de l’Empire soviétique. Mais la « nostalgie de l’Ukraine » n’a jamais abandonné la Russie, qu’il s’agisse de ses dirigeants ou de son peuple. Certes, la nouvelle chape de plomb créée par la censure de l’information et des réseaux sociaux ainsi que par la répression de toute contestation rend le peuple russe « aveugle et sourd ». C’est aussi un fait que les Russes sont largement antioccidentaux, nationalistes et nostalgiques. Ils avaient soutenu massivement l’annexion de la Crimée en 2014, et aujourd’hui, une très large majorité de la population russe, ainsi que l’Église orthodoxe russe, soutient la « guerre patriotique » menée par Poutine. La Russie, bien que modernisée dans ses couches sociales urbanisées, reste largement « éternelle ». On a le sentiment que la Russie d’aujourd’hui préfère trouver son avenir dans son passé. Comme l’a exprimé le discours de Munich de 2007, Poutine a engagé une guerre « civilisationnelle » contre le monde occidental et sa « perversité » dangereuse pour « l’âme russe ». Il a engagé en parallèle une restauration impériale, en Géorgie en 2008, en Ukraine en 2014, et de nouveau en Ukraine en 2022.
Il faut réaliser ce que l’on doit tous à l’armée ukrainienne et ce qu’aurait été la situation géopolitique en Europe si la Russie avait gagné cette seconde guerre d’Ukraine. L’éditorial de l’agence russe Novosti du 26 février, prestement retiré, le disait très clairement. Il se serait agi d’un basculement stratégique en Europe au profit de la Russie, dont les suites auraient été des pressions, voire plus, sur la Moldavie et les États baltes. Quelle sera maintenant la stratégie de Poutine ? Peut-il changer et renoncer à son rêve impérial qui passe par son « obsession ukrainienne » ? Là est l’ambition de sa vie. On va voir.
En tous les cas, il s’installe une « nouvelle guerre froide » en Europe, faite de la dimension idéologique de la confrontation entre l’Occident et l’anti-occidentalisme, de la guerre économique, financière, énergétique destinée à affaiblir la Russie, de la dimension stratégique d’une aide militaire à l’Ukraine qui soit compatible avec le principe de précaution nucléaire.
Plus la guerre d’Ukraine sera longue et meurtrière, plus la « nouvelle guerre froide » entre la Russie et le monde occidental s’accroîtra, et plus cette situation polarisera la politique mondiale. C’est la perspective qui se dessine en filigrane dans la stratégie occidentale de l’isolement et de l’affaiblissement de la Russie par des sanctions économiques et financières, des embargos énergétiques, qui soient appliqués à l’échelle mondiale. D’où les pressions actuellement exercées par l’Amérique et l’UE sur les pays tiers, dont la Chine. Alors, va-t-on vers un monde reconstitué en deux blocs ? La guerre d’Ukraine va-t-elle conduire à une reconfiguration mondiale ?
Non pas. On n’est plus du tout dans le monde de la guerre froide des années 1950-1960. Les votes de l’Assemblée générale de l’ONU sur la guerre d’Ukraine ont été une photographie du monde actuel. Le monde des années 1950 était largement bipolaire, alors que le monde actuel est un monde mondialisé dans lequel chacun réagit de façon « nationale ». C’est notamment le cas de la vingtaine des puissances régionales émergentes. L’Inde des années 1950 était « neutraliste » au nom de la doctrine du « non-alignement » théorisée par Nehru ; l’Inde du nationaliste Modi se veut neutre dans le conflit sur l’Ukraine parce qu’elle a besoin de la Russie pour ses armements, son gaz et son appui diplomatique éventuel dans son face-à-face heurté avec son grand voisin chinois. Israël, pays occidental et démocratique lié historiquement aux États-Unis, aurait dans les années 1950 rallié sans ciller le camp occidental ; mais l’Israël d’aujourd’hui, de par sa politique régionale, agit de connivence avec la Russie en Syrie contre la présence iranienne et n’a pas l’intention de se fâcher avec ce nouvel « allié » régional. La Turquie des années 1950, membre de l’OTAN, était un allié indéfectible de l’Amérique face à la menace soviétique à sa frontière alors que la Turquie d’aujourd’hui, tout en étant toujours membre de l’OTAN, est en relation forte avec la Russie pour son énergie, et, par ailleurs, au nom de sa nouvelle politique régionale, fournit des drones très efficaces à l’Ukraine. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, il y a peu encore totalement liés à l’Amérique, ont aujourd’hui des politiques « nationales » qui les ont amenés à ne pas condamner la Russie, leur principal interlocuteur en matière de fixation du prix du gaz et du pétrole.
Quant à la Chine, c’est le grand point d’interrogation des prochains mois, si la guerre d’Ukraine se prolonge. Depuis dix ans et l’avènement de Xi Jiping, on ne parle plus que de la « nouvelle guerre froide » qui s’est levée entre l’Amérique et la Chine, la nouvelle grande puissance. La Chine est devenue une alliée politique et idéologique de la Russie car elles sont toutes deux « révisionnistes » en souhaitant la transition mondiale vers un monde post-occidental. Juste quelques jours avant le déclenchement de la guerre d’Ukraine, la déclaration commune russo-chinoise du 4 février 2022 est venue confirmer cette alliance. Y aura-t-il demain l’addition de deux conflits de l’Occident contre la Russie et la Chine ? « La nouvelle guerre froide » entre la Russie et l’Occident va-t-elle se combiner avec « la guerre froide sino-américaine » et faire naître un affrontement mondial entre le monde occidental et une alliance russo-chinoise ?
C’est très improbable. La nouvelle puissance chinoise a son propre agenda, qui va bien au-delà de son alliance avec la Russie. L’intérêt vital de la Chine est son développement qui s’inscrit dans son objectif de longue durée, le statut de première puissance économique mondiale, un objectif que l’Empire du Milieu veut atteindre à sa façon et à son propre rythme. Cette nouvelle puissance est fondée avant tout sur une relation « d’échange compétitif » avec le monde occidental. L’ours russe et le dragon chinois n’ont pas la même trajectoire, ni les mêmes méthodes. On pourrait dire que la Russie de Poutine attaque l’Occident « de l’extérieur » alors que la Chine de Xi Jiping concurrence l’Occident « de l’intérieur ». Poutine veut restaurer une puissance perdue en usant de la principale force qui lui reste, la force armée, tandis que Xi Jiping veut bâtir une puissance nouvelle en privilégiant le commerce, l’économie, la technologie, la compétitivité. Ils ont deux agendas différents. Mais il ne sera pas évident pour Pékin de « louvoyer » entre son alliance avec la Russie de Poutine et l’application des sanctions voulues par Washington et l’Union européenne. Cela dit, la Chine observe d’un œil très attentif les réactions de l’Amérique à l’entrée des forces russes en Ukraine en pensant à Taiwan et en sachant ce qu’est la relation stratégique entre l’Amérique et l’île.
Cette lettre géopolitique est particulière. Elle est écrite sur un événement en cours, sur une guerre de grande intensité au cœur de l’Europe qui va connaître une grande bataille, la bataille du Donbass, dont on ne connaît pas l’issue. Cette lettre est un peu bancale, car on est plutôt dans le temps de la « correspondance de guerre » et pas encore celui de l’analyse géopolitique. Il ne sert à rien de formuler des scénarios sur l’avenir de cette guerre, allant de l’extrême de la guerre nucléaire à l’autre extrême de la grande négociation d’un nouveau système de sécurité européenne en passant par le scénario intermédiaire du conflit gelé. La réalité des faits déborde toujours sur les analyses des experts.
On peut d’ores et déjà dire trois choses fortes. La guerre d’Ukraine a « révélé » la Russie impériale dans son « éternité », le peuple ukrainien dans son identité et sa résilience, l’organisation de l’OTAN dans sa nécessité impérative pour la sécurité de l’Europe occidentale. Il va falloir que la politique étrangère des États européens en tienne compte. Non pas pour se satisfaire de ces trois réalités, mais pour bâtir ensemble une politique de sécurité européenne reposant sur les trois piliers d’une capacité militaire européenne, d’une politique de l’Union européenne vers les États démocratiques de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie, et d’une relation à rénover avec la Russie, cette grande puissance si différente de nous, mais notre voisine.