Les religions sont des briques fondatrices des sociétés. Pour comprendre la Chine, l’Inde, le Japon et toute l’Asie, il faut connaître le religieux asiatique.
En Asie, les religions sont « nationales » (confucianisme, taoïsme, hindouisme, shintoïsme), mais une religion est devenue universelle, le bouddhisme.
I. Le religieux chinois
Cette forme de spiritualité interroge les origines du monde, le mystère de la vie, la mort et l’au-delà. Pas d’esprit religieux, mais la fabrication d’un sacré.
1. La magie fabriquée par la première dynastie chinoise (– 1500 à –1000)
Cette magie est destinée à répondre à deux besoins : un besoin de sécurité et un besoin de légitimité. D’où la fabrication des mythes fondateurs de la Chine : la coupure Ciel/Terre, le lien assuré par l’empereur, la sacralisation du fleuve et de la montagne.
2. La cosmogonie chinoise de la dynastie millénaire des Zhou (– 1000 à – 200)
Cette cosmogonie est créée à partir des mythes fondateurs, c’est-à-dire l’unité du Ciel, lieu du sacré, de la Terre – où sont sacralisés le fleuve Jaune et les montagnes des Cinq Pics – et de l’homme, produit du Ciel et de la Terre.
Le Ciel organise l’ordre social, les saisons, les travaux agricoles, la société, le pouvoir politique.
La sacralisation de l’Empereur, voulue par le peuple, est une arme contre les féodaux. C’est le « Fils du Ciel », médiateur entre le Ciel et son peuple, doté d’un « mandat du Ciel ». L’Empereur est le célébrant des rites dus au Ciel. La pérennité du mythe de l’Empereur « Fils du Ciel » est assurée au-delà de la révolution communiste de 1949.
La vision chinoise du monde est fondée sur la cosmogonie chinoise : la centralité sacrée de la Chine, « l’Empire du Milieu » au centre de la terre plate et carrée, éclairée par le soleil rond, et entourée des quatre coins obscurs des « barbares ».
C’est la vision du monde continue, de la dynastie Zhou à Xi Jinping, en vue d’instaurer la centralité de la Chine.
3. Le confucianisme
Sous la dynastie Zhou, se succèdent périodes calmes et périodes troublées.
Au 6e siècle avant notre ère, dans le désordre politique et social, apparaît Confucius. D’abord conseiller d’un prince régional, il se retire avec ses disciples. Il prône une réflexion sur la nécessité d’une vie « harmonieuse », traduite dans les Entretiens.
Confucius rationalise et met en forme les croyances antiques chinoises fondées sur la cosmogonie de l’unité Ciel/Terre/homme :
– L’ordre naturel hiérarchisé liant le Ciel, la nature, la société et l’homme.
– La sacralisation absolue de l’Empereur, Fils du Ciel, doté d’un « mandat céleste », pivot de la société car organisateur des rites garants du bon ordre et de l’harmonie de la société, à la fois prince et prêtre car seul lien entre le Ciel et la Terre. C’est la sacralisation de la « Cité céleste », lieu de résidence de l’Empereur et de son entourage, les mandarins. Il s’agit là de la combinaison d’une croyance et d’une doctrine.
– Un conservatisme social fondé sur la nécessaire harmonie entre l’ordre cosmique et l’ordre social et la soumission à un ordre naturel : l’échelle sociale de l’autorité allant de l’Empereur au père de famille.
– Une morale de l’harmonie des relations humaines reposant sur le perfectionnement continu de l’homme par lui-même.
Ni dieux, ni dogmes, ni institutions religieuses, mais une sacralisation de l’univers fondant une sacralisation du prince et de l’ordre social ainsi qu’une morale personnelle.
Le confucianisme, synthèse de la pensée chinoise antique, est la doctrine officielle de l’Empire au 2e siècle avant notre ère. Cette doctrine intériorisée par l’ensemble du peuple chinois au cours des siècles est devenue la « religion civile » chinoise, mise au ban par Mao et remise à l’honneur par le régime actuel.
4. Le taoïsme
La Chine est complexe. Face aux troubles politiques de cette période du 6e au 2e siècle avant notre ère, elle bâtit également le taoïsme, antithèse du confucianisme comme sagesse « active et organisationnelle ». Le taoïsme, à la différence du confucianisme développé par les lettrés et l’élite administrative des mandarins entourant l’Empereur, est une mystique née dans le peuple, en opposition aux milieux féodaux acquis au confucianisme.
Il trouve ses origines dans des traditions populaires de magie véhiculées par des mages, des alchimistes et des chamans, dans des croyances et des pratiques populaires contraires au rationalisme confucéen et, notamment, dans un mysticisme populaire nourri de la croyance en de multiples divinités et êtres spirituels peuplant les cieux et l’univers.
Le taoïsme se veut le réceptacle de l’alchimie, de la magie, de l’animisme et de l’antique médecine chinoise, tous éléments très présents dans le peuple chinois depuis ses origines.
Les premiers éléments du taoïsme ont été énoncés par deux « sages » contemporains de Confucius mais hostiles à la pensée « organisatrice » de ce dernier, Lao Tseu et Zhuangzi.
Le taoïsme célèbre d’abord la pleine connaissance du corps humain pratiquée par la médecine chinoise et les exercices physiques adaptés à chaque partie du corps, la méditation et le calme intérieur du « vide ».
Car la société n’est pas le milieu naturel de l’homme. La seule réalité qui existe est celle de la mystique de l’union du « moi » et du Tao.
Le taoïsme est également un mouvement social de retrait de la société, un peu comparable au soufisme dans l’histoire de l’islam. Il est une recherche du calme et de la sagesse au contact de la nature et l’ordre cosmique du Tao. Ce courant nouveau professe une philosophie du « non-agir », du scepticisme à l’égard du politique et du collectif, un rejet de la société et une exaltation de la vie intérieure, un relativisme individuel tout à l’opposé du confucianisme, où chacun doit suivre sa propre voie et sa nature intime de façon à vivre le plus longtemps possible dans la sérénité.
Au fil des siècles, le taoïsme devient ce que l’on a appelé le « taoïsme religieux », une « religion du salut et de l’éternité », organisée autour d’une doctrine du salut de l’homme appelé à devenir un membre immortel des paradis.
Le Tao n’est plus alors un simple principe d’ordre moral et social, mais bien une notion « religieuse » qui recouvre l’existence d’une réalité supérieure, absolue, invisible, « la Mère du Monde », source de toute vie et à laquelle les hommes reviendront par le « détachement » complet vis-à-vis des réalités du monde, aussi bien les passions que la science et la raison.
Le personnage de Lao Tseu, bien qu’évincé par les élites confucianistes, sera divinisé par ses partisans et une partie de la population chinoise. Et le taoïsme, devenu une religion élaborée, forte de la richesse de ses monastères et de ses milliers de moines, est finalement ratifié par les empereurs Han et est même honoré par certaines dynasties, dont la dynastie Tang entre les 7e et 10e siècles.
Cette religion de la « résistance individuelle » est réprimée par la République populaire du fait de ses « pratiques superstitieuses et féodales ». Dans la Chine actuelle, la relation entre le taoïsme et les autorités est complexe. Il a été partiellement réhabilité sous la forme d’une association taoïste nationale contrôlée par le Parti communiste. Pékin a accueilli officiellement à l’automne 2023 un grand congrès mondial du taoïsme.
Il demeure deux grandes sectes taoïstes affichées. Surtout, le peuple chinois des campagnes est toujours animé d’un fond de croyances magiques héritées du taoïsme originel. Des sectes secrètes ont resurgi.
II. Le religieux indien
L’Inde, pour sa part, est remplie de rites, de livres sacrés et, bien sûr, de croyants. L’histoire de l’Inde a façonné l’hindouisme et l’hindouisme a façonné la société indienne et sa politique. L’hindouisme assemble un milliard de fidèles, soit 80 % de la population indienne, ce qui en fait la troisième religion pratiquée au monde.
L’hindouisme est une religion qui s’est fabriquée sur 3000 ans, entre 1800 avant notre ère et le 10e siècle de notre ère. C’est une religion sans fondateur, produite par l’histoire et la société indiennes, structurée par le couple formé des prêtres (les brahmanes) et des princes (les rajahs).
1. La civilisation de l’Indus (– 2500 à – 1800)
Au départ, près de 3000 ans avant notre ère, au moment de la formation de l’ancien Empire égyptien et de Sumer, les populations tout juste sédentarisées des vallées fluviales de l’Indus bâtissent sur la zone actuelle du Pakistan une civilisation évoluée, appelée « la civilisation de la vallée de l’Indus ». C’est une civilisation urbaine, dont le centre le plus actif est la ville d’Harappa, nourrie de la richesse agricole d’un bassin fluvial en relation étroite avec les civilisations voisines de Mésopotamie et de Perse. Il semblerait que la civilisation de la vallée de l’Indus ait eu un « religieux primitif » comparable à celui d’autres peuples néolithiques, organisé autour de divinités, dieux et « déesses mères » liés à la fertilité de la Terre et à certains animaux, dont le buffle et l’éléphant. Des sceaux retrouvés dans le site d’Harappa représentent un prototype de Shiva, l’un des futurs dieux de l’hindouisme. Après avoir existé pendant tout le troisième millénaire avant notre ère, la civilisation « harappéenne » décline avant d’être submergée de l’extérieur par des populations aryennes.
2. L’invasion aryenne et le védisme primitif (– 1800 à – 600)
La région très fertile de l’Indus est envahie au début du second millénaire avant notre ère (– 1800) par une vague de migrants d’origine indo-européenne.
Cette population originairement établie autour de la mer Noire, qui a envahi toute l’Europe entre – 4000 et – 2000, s’installe aussi dans le plateau iranien. Puis les tribus des Aryas conquièrent le nord de l’Inde, de l’Indus au Gange. Ici commencent la civilisation indienne et la religion hindouiste. Cette nouvelle population aryenne fabrique la matrice linguistique, culturelle et religieuse de l’Inde actuelle – ce que rejettent les nationalistes indiens actuels.
Au contact des populations indigènes, les populations aryennes imposent à toute l’Inde du Nord leur langue, le sanscrit, leur mode de vie reposant sur le cheval et les armes, leur système social à l’origine des castes actuelles, leur religion, le védisme, première forme de l’hindouisme.
Le védisme est nourri d’une obsession qui demeure dans tout le religieux indien : la recherche de l’essence par-delà l’existence, de l’axe de fonctionnement du cosmos et du monde. Tout à l’inverse du monde chinois, il existe dans le monde indien fabriqué par le védisme aryen une immense soif métaphysique d’un absolu qui traverse les millénaires.
Le développement simultané de l’astronomie et de l’astrologie débouche sur une démarche religieuse à partir de la conviction d’une unité profonde entre quatre éléments : le cosmos, les phénomènes naturels, la vie sociale et des « puissances extérieures ». Mélange de magie et de religieux, ce védisme primitif se distingue de la cosmogonie chinoise.
Il se crée dans le védisme une double croyance fondamentale dont héritera l’hindouisme.
D’abord, il y a la croyance en un ordre supérieur fait des « puissances extérieures » que sont les dieux et les déesses. Les dieux du védisme primitif sont multiples, plus d’une trentaine, tantôt bienveillants tantôt malveillants, selon que les rites sont accomplis ou non. Ils correspondent à diverses activités. Ce sont des divinités fonctionnelles, liées au ciel, à l’air et à la terre. Ce « grand opéra sacré de l’univers » s’organise à l’aide des « puissances extérieures » qui ont pour noms Indra, le principal dieu, guerrier et créateur porteur de la foudre, vainqueur de Vritra, le serpent qui bloque les eaux et la source de la vie ; Mithra, héritière de la divinité persane de Mithra ; Agni, le dieu du feu sacrificiel présent dans toutes les religions indo-européennes ; Vishnou, qui n’est encore dans le védisme qu’une petite divinité alliée d’Indra. Les divinités féminines sont nombreuses, dont Ushas, la déesse de l’aurore perpétuellement jeune et belle.
Toutes ces divinités sont louées et invoquées dans des hymnes qui deviendront les premiers védas oraux établis à partir de 1500 avant notre ère. Ces premiers védas créent une religion primitive qui célèbre le Rita, l’unité entre le cosmos et la nature au sein de laquelle l’homme doit entrer et se fondre pour créer sa réussite et son bonheur.
Il est une seconde croyance essentielle, la croyance en une absence de temporalité, sans début ni fin, qui aboutit à la croyance en la réincarnation.
Au nom de l’harmonie nécessaire entre l’ordre cosmique et l’ordre social, les lois du cosmos définissent la vie sociale et ses règles – le futur dharma de l’hindouisme –, ainsi que les rituels à pratiquer en conformité avec l’ordre cosmique géré par Agni, le dieu de l’ordre cosmique et du feu sacrificiel.
Les spécialistes de l’observation du ciel, de l’établissement du calendrier et de la pratique des rites deviendront les rishis, des sages tout à la fois chanteurs, poètes, voyants et démiurges. Ils ont établi une relation avec les « puissances extérieures ». Leurs héritiers seront les futurs prêtres, les brahmanes.
Les rishis créent les premiers védas, oraux, c’est-à-dire le premier corpus religieux indien élaboré dans le millénaire qui va de 1800 à 600 avant notre ère.
Ce védisme primitif mi-magique mi-religieux, le Rita, développe des rituels autour du feu et du ciel, reposant sur des rites et des hymnes sacrificiels d’abord oraux puis écrits. Pour entrer dans l’harmonie du monde, l’homme védique doit respecter à la lettre les prescriptions exprimées dans les védas parlés ou chantés par les prêtres védiques.
Le religieux védique formate la société aryenne. L’Inde se forge historiquement par le couple, qui s’institue dans tout le nord du pays, formé du brahmane et du rajah (le prêtre et le prince) : le premier est nourri par le second et le prince dépend du prêtre pour les sacrifices nécessaires à la bonne marche du royaume. L’Inde devenue aryenne se compose de quatre groupes hiérarchisés, quatre classes appelées les varnas, que les Portugais découvrant l’Inde appellent les « castes » : la classe sacerdotale des brahmanes qui sont les prêtres du culte, la classe de l’aristocratie guerrière et princière, la classe des paysans, artisans et commerçants et, enfin, la classe des serviteurs des trois autres classes.
Ainsi, la hiérarchie des quatre classes est liée au primat absolu du religieux et à la place de chacun par rapport aux rites sacrificiels et à l’énonciation des védas, les hymnes sacrés.
Toutes les classes sont caractérisées par les brahmanes sur l’échelle de la pureté et de l’impureté pour la nourriture, la vie quotidienne, les contacts avec les autres castes. Pour chaque caste, il est établi un statut rituel de purification destiné à se laver des impuretés temporaires. À ces quatre classes s’ajoutent les hors-classes, les parias, au départ les non-Aryens et, ultérieurement, un statut attribué par les brahmanes à ceux qui sont des « impurs » permanents du fait de leurs activités. Une traduction juridique de cette organisation sociale est établie dans les « Lois de Manu » rédigées par les brahmanes au début de notre ère et respectées jusqu’à aujourd’hui par les hindouistes. Elles concernent le fonctionnement des castes, les rites de purification, le statut religieux de la femme qui n’a accès à la purification et à la voie du salut que par le mariage, les devoirs des ermites, la conduite des rois, la justice civile et pénale.
Ces textes sont comparables à la charia musulmane en ce que droit et religion n’y font qu’un, que « le droit descend du Ciel » au nom du dharma qui est l’ordre du monde. Ainsi, il y a une continuité historique sur 4000 ans du système social aryen imposé par les brahmanes, intériorisé et jamais remis en question par un peuple indien empli de religiosité, neutralisant toute idée d’injustice sociale et donc de révolte.
3. L’hindouisme primitif (– 600 à – 100)
Le védisme évolue au cours du premier millénaire. Il se répand vers l’est et le sud de l’Inde. En parallèle, il devient une « vraie » religion moderne.
Chaque tribu aryenne crée son royaume védique alliant un chef de guerre, le rajah, et des prêtres maîtres du culte védique.
Ce substrat tribal et religieux apporté par les Aryens est à l’origine de multiples petites principautés « politico-religieuses » dans toute l’Inde qui deviennent l’ossature sociale et politique du pays et empêchent l’apparition d’un État centralisé, à l’inverse de l’histoire de la Chine impériale.
Ce sont les prêtres – les anciens rishis devenus la caste des brahmanes – qui font évoluer le védisme et le transforment en une religion constituée. Ils ont pris conscience des transformations de la société indienne au fil des siècles : il faut adapter les croyances et les pratiques religieuses à la réalité nouvelle d’une société composée de paysans sédentaires et d’urbains évolués, une société modernisée dont les membres ont au fil des siècles recherché autre chose que la seule vénération de traditions magiques psalmodiées dans les védas oraux. Le règne des brahmanes voit la codification des traditions orales du védisme primitif sous la forme d’écrits dans la langue sanscrite. Ces textes sont rassemblés dans les quatre livres du Véda (« savoir sacré » en sanscrit).
Le Rig-Véda (le savoir des strophes) est le livre védique le plus ancien et le plus important, le recueil de base dont sont dérivés les autres. Il codifie un millier d’hymnes créés pendant plusieurs siècles, dont les plus anciens remontent à 1500 avant notre ère et ont été préservés par la tradition orale. Les quatre livres du Véda sont les plus vieux textes sacrés au monde, antérieurs à la Bible. Ils sont absolument sacrés : seuls les membres masculins des trois castes supérieures peuvent s’en approcher après s’être purifiés, et seuls les brahmanes ont le droit de les enseigner.
Les livres du Véda comportent les principaux « mantras », ces formules sacrées que le prêtre est chargé de réciter au cours des rites. Ils affirment surtout, dans plusieurs hymnes, les éléments de base de l’hindouisme.
Le premier élément est l’unité du monde animé par un Ordre qui est le fait de l’Absolu, le Brahman.
« À l’origine les ténèbres couvraient des ténèbres, tout ce qu’on voit n’était qu’onde indistincte. Enfermé dans le vide, le Devenant, l’Un prit alors naissance par le pouvoir de la Chaleur. » Autrement dit, l’Absolu décide de se manifester en activant son énergie. L’hindouisme repose sur la conviction profonde d’un Ordre cosmique sacré qui régit tous les êtres vivants, de l’univers aux hommes et aux divinités, et dont la manifestation suprême est l’existence en l’homme d’une âme, l’âtman, de même nature que l’Absolu. L’âtman est l’étincelle d’éternité en nous qui fait que nous sommes structurés de la même manière que le cosmos, face visible du Brahman. Cet ordre est contrarié par la tendance contraire au désordre.
Le second élément est l’existence des divinités, un panthéon différent du panthéon védique. Il est fait d’un être supérieur et de divinités concrètes.
Il existe d’abord un Absolu transcendant, le Brahman. Il n’est pas une personne, pas un Dieu proprement dit, mais une entité abstraite, une sorte d’être suprême éternel, tout à la fois immanent et transcendant. Il est au-dessus de tout, il est un principe éternel, il est l’Absolu. Brahman est en quelque sorte la dimension monothéiste de l’hindouisme par le fait qu’il est le « Dieu absolu ». C’est en ce sens que l’hindouisme est partiellement un monothéisme.
À ses côtés, on trouve des dieux personnels majeurs : Vishnou et Shiva. Tous deux, d’origine védique, sont devenus des divinités centrales dans l’hindouisme. La « Trimurti », la trinité hindouiste, assemble le Brahman, qui est le créateur de l’univers, Vishnou, le dieu aux quatre bras, au teint bleu, dormant sur l’océan primordial, protecteur de l’équilibre du monde, et Shiva, le maître de la danse au cœur du grand ballet cosmique, symbolisé par l’emblème phallique, face ambiguë du monde, tout à la fois violent, destructeur du monde, régnant sur les ténèbres, mais aussi l’ascète, le maître du yoga et le bienveillant.
En dessous du Brahman, de Vishnou et de Shiva, il existe les avatars, ces divinités mineures issues de la descente des grandes divinités sur la terre. Vishnou a engendré Rama, le héros du Ramayana. Krishna, l’avatar le plus célèbre de Vishnou du fait de son rôle essentiel dans le Baghavad-Gita, est un dieu à la peau bleu nuit, aux fonctions multiples, notamment guerrière, populaire et apprécié des fidèles. Un autre dieu avatar important est Kama, le dieu de l’amour et du désir à partir duquel est écrit le Kamasutra, le recueil de la vie privée. Ainsi, l’hindouisme a conçu une religion monothéiste et polythéiste, une religion qui, par certains côtés, est très transcendante et spirituelle et, par d’autres côtés, « utilitariste » et pratique. Selon les circonstances et les moments, les brahmanes et les fidèles célèbrent Vishnou, Shiva ou une divinité secondaire, notamment Krishna. De ce fait, l’hindouisme est une religion souple, « à la carte », dans la mesure où les brahmanes et les fidèles choisissent la divinité majeure ou mineure à laquelle ils expriment leur croyance et pour laquelle ils pratiquent les rites, à l’image des adorateurs de Krishna.
Le troisième élément est la notion du samsara, « l’écoulement circulaire ».
Le temps est cyclique, sans commencement ni fin, ce qui fait que les êtres vivants et les dieux sont engagés dans le cycle naturel de la séquence vie-mort-vie. Autrement dit, la temporalité n’existe pas. Si chaque vie est courte, le cycle des vies est infini. Notre âme, l’âtman, transmigre de vie en vie. Tel est le sens, cosmique et religieux, de la doctrine de la réincarnation dans l’hindouisme. Mais l’hindouisme ne prêche pas du tout le bienfondé de la réincarnation. Au contraire, celle-ci est un mal dont il faut se libérer. L’objectif idéal n’est pas le cycle infernal des réincarnations, le prolongement sans fin de la vie, source d’errance et de souffrance, mais la délivrance, le nirvâna, la fusion de l’âme, de l’âtman, dans l’Absolu du Brahman.
Le quatrième élément est le couple formé par le dharma et le karma.
Le dharma est la voie idéale à suivre. Parce que chaque réalité humaine est partie de l’univers, chaque homme a son dharma particulier, partie prenante du dharma cosmique. Tout hindou se doit de respecter son dharma propre, de rechercher la bonne conduite par rapport à sa caste, son sexe, son âge. Mais tous nos actes produisent un résultat, bon ou mauvais, appelé le karma. Le karma est la somme de nos actes, bons et mauvais. Consubstantiel à la vie, le karma produit notre vie ultérieure. Selon notre karma, selon que l’on a eu une bonne conduite ou une mauvaise conduite, on renaît dans des conditions plus ou moins agréables et sous une forme plus ou moins élevée.
4. L’hindouisme moderne
Le corpus religieux de l’hindouisme s’enrichit et évolue vers une croyance plus individuelle, plus intériorisée, plus spéculative.
D’abord, par les Upanishad, traités spéculatifs à dimension métaphysique écrits entre 600 et 300 avant notre ère.
Ces Upanishad remettent en cause le religieux rituel, encore magique, des grandes cérémonies sacrificielles héritées du védisme, et affirment un religieux intérieur, personnalisé, fondé sur l’unité entre l’âtman de chacun, notre noyau fondamental, et le Brahman, l’Absolu : « le Brahman, tu l’es toi-même ».
Les Upanishad affirment un religieux plus axé sur la connaissance et la méditation, sur l’exploration des différentes couches de l’âme par la méditation, dont le yoga constitue la forme la plus aboutie. L’apogée est la pacification et le contrôle des sens qui font advenir l’âtman en nous.
La fabrication de l’hindouisme s’achève par deux grandes épopées : le Mahabharata, la grande histoire des Bharata qui contient le célèbre épisode de la Bhagavad-Gita, et le Ramayana, la geste de Rama. Tout hindou connaît ces deux sagas mythiques et historiques, écrites dans les tout derniers siècles avant notre ère.
Le Mahabharata est une œuvre centrale de l’hindouisme, au même titre que les Védas. Il s’inspire de l’histoire de la colonisation aryenne de l’Inde et de la formation des nouveaux royaumes tribaux dans le dernier millénaire avant notre ère pour écrire la légende de la lutte entre deux clans familiaux sous l’égide des dieux. Cet immense poème, « l’Iliade et l’Odyssée indiens », est un texte qui, sous couvert de l’histoire des hommes, consacre le panthéon hindou ainsi que les grands concepts de la religion hindoue.
Dès lors que l’hindouisme a commencé à sortir du ritualisme magique et à devenir une religion spiritualisée, s’est posée la question d’une « doctrine du salut », c’est-à-dire la recherche d’une conciliation entre notre vie et nos actes, et le vrai bonheur qu’est le nirvâna, le « salut » dans la fusion avec l’Absolu. C’est le Mahabharata qui apporte la réponse au problème de la relation entre la vie humaine, les cycles répétés des vies successives, et l’objectif de la libération finale par l’élaboration d’une « doctrine du salut ». Il s’agit de définir le meilleur choix de vie et de savoir s’il vaut mieux être dans l’action et le dharma, c’est-à-dire le respect de la loi divine dans le quotidien de l’homme, ce qui produit nécessairement du désordre et, donc, les racines de vies suivantes, ou s’il faut plutôt choisir le renoncement, l’indifférence à la vie matérielle, l’ascèse, voie plus sûre pour sortir du cycle des vies successives et parvenir à la libération fusionnelle avec l’Absolu. Le Bhagavad-Gita (le « chant du Bienheureux »), sixième livre du Mahabharata, en est l’élément le plus important, le plus célèbre et le plus commenté. À l’aube de la bataille décisive entre les deux clans familiaux, le dieu Krishna enseigne à Arjuna, le brillant guerrier des Pandava qui hésite à combattre ses cousins, la voie qu’il doit choisir, l’art d’agir de façon juste, en l’occurrence le combat. Le Bhagavad-Gita est une apologie de l’action. Accomplir son dharma, les actes prescrits par son statut personnel dans la société, en l’occurrence faire son devoir de soldat, accomplir sa vocation sans penser à une éventuelle récompense, est la meilleure façon de se rapprocher de Krishna.
L’homme est sauvé par ses actes s’il les accomplit sans désir et en conscience, par fidélité à son dharma, ce qui nécessite une méditation tournée vers le dieu Krishna dont la forme la plus absolue est le yoga. Ainsi, le Mahabharata tranche le dilemme posé dans les textes védiques du Rig-Véda et des premières Upanishad sur la meilleure voie du salut pour l’homme au regard de l’ordre cosmique. Il établit une synthèse, subtile mais parfaitement comprise par tout hindou, entre le dharma, le yoga et le nirvâna, c’est-à-dire la primauté de l’action, la nécessité préalable de la méditation et le salut de la libération. Le triptyque dharma, yoga, nirvâna constitue l’ossature de l’hindouisme.
La seconde épopée, le Ramayana, est l’histoire du roi Rama, un avatar, c’est-à-dire une incarnation de Vishnou. Ce texte, l’un des plus populaires du monde indien, enseigne ce que doit être un bon roi celui qui suit fidèlement son dharma, empli de dévotion envers les dieux, et ce que doit être une bonne épouse à l’image de l’épouse de Rama, Sitâ, la femme pure, fidèle, soumise et mère. La référence à « la royauté de Rama » est exprimée régulièrement dans l’histoire politique indienne, notamment par Gandhi.
Ainsi, le védisme est devenu l’hindouisme, une religion faite par les prêtres brahmanes mais adaptée au peuple qui y retrouve la plupart des croyances et des divinités anciennes, mais dans laquelle l’homme a la liberté de choisir son destin entre la voie de la libération et la voie du désordre, de même qu’il a le choix de ses divinités et de ses pratiques. De ce fait, l’hindouisme est une religion emplie de magie et de rites, mais aussi une religion « moderne ».
5. L’Inde, la société la plus religieuse du monde
L’hindouisme est historiquement la première grande religion construite par l’humanité. Sa construction s’est accomplie pendant tout un millénaire, entre les premiers textes védiques et le Mahabharata.
L’hindouisme est très religieux, empli de dévotion, fait d’une relation très intense entre l’homme et les divinités par les pratiques de la prière et de la méditation, dont le yoga est l’étape supérieure.
Le religieux hindouiste remplit la vie quotidienne de l’Inde depuis sa formation historique.
Il la remplit par le dharma, cette notion clé consacrée dans les textes fondateurs, du Rig-Véda au Mahabharata. Le dharma, associé au respect des rituels solennels et domestiques dans le védisme, est devenu dans l’hindouisme la norme sociale et morale que le croyant doit respecter dans chacun des actes de ses existences successives afin de rapprocher son âme de l’Absolu, du Brahman. Le dharma hindouiste est un devoir personnel intériorisé.
Mais, là encore, il y a une pluralité de dharmas, liée à la divinité choisie. Selon que l’on est vishnouite ou shivaïte, le dharma varie.
Le religieux de l’hindouisme remplit d’autant plus le quotidien de la vie de presque chaque Indien que, du fait de la diversité possible des croyances et des rites, chacun y trouve son compte. L’hindouisme, qui nous paraît d’une complexité folle, est au contraire parfaitement adapté à la mentalité religieuse des Indiens, habitués depuis toujours à une religion une et multiple, faite d’un absolu transcendant et d’une divinité multiple où chacune a sa propre histoire et ses propres adorateurs.
Il y a une multitude de brahmanes mais pas d’« Église » hindoue. Il y a un corpus religieux imposant fait des Rig-Véda, des Upanishad et du Mahabharata, mais pas de canon unique ni de commandements divins. Il y a des principes essentiels composés de la trinité du dharma, du karma et du nirvâna, mais avec des déclinaisons multiples dans les pratiques. L’hindouisme est aujourd’hui d’abord une pluralité de communautés familiales et locales se référant chacune à une dévotion à ses dieux et convaincues de l’efficacité de ses rites et prières, mais surtout respectueuses du dharma, la norme éternelle, notamment du système des castes. On est, par exemple, de telle caste et vishnouite, à l’image d’une carte d’identité.
L’hindouisme est une religion fermée et non prosélyte.
D’où le fait que l’Inde hindouiste a toujours été, tout comme le sera le monde islamique, un monde avant tout religieux, jamais sécularisé, un monde dans lequel la société et le religieux s’interpénètrent de façon intime et permanente.
Si l’Inde est devenue l’un des pays les plus modernisés dans l’ordre technique, notamment par sa prééminence dans l’informatique, c’est aussi le pays au monde le plus religieux et le plus traditionnel qui soit.
L’Indien hindou vit toujours aujourd’hui entre sa caste, son attachement à un dieu privilégié, son dharma et la recherche du nirvâna.
En corollaire, l’hindouisme, par le fait qu’il fait dépendre le droit de l’ordre cosmique et unifie le religieux et le sociétal, est « anti-laïc », tout comme le judaïsme et l’islam.
Les castes, d’origine aryenne, évoluent dans l’Inde moderne. Elles se subdivisent en de nombreux sous-groupes correspondant à des professions ou à des affinités, aboutissant à une fragmentation extrême de la société indienne en des centaines de castes. La caste est aujourd’hui un lieu de sociabilité et de solidarité pour celui qui en fait partie. Mais on naît, toujours aujourd’hui, dans une caste et on n’en sort pas. On se marie toujours dans sa caste. Malgré leur interdiction constitutionnelle, les castes demeurent pérennes avec leur échelle hiérarchique, ainsi que les « parias ». Il faut noter que la caste est un statut religieux et social, mais non professionnel. Les brahmanes contemporains sont en bas de l’échelle des revenus, souvent pauvres et démunis, tandis que de nombreux parias sont devenus négociants ou ingénieurs.
Le religieux de l’hindouisme a pénétré toute la société, il est devenu le principal ciment du peuple indien, une religion « nationale », une marque identitaire. Il est aujourd’hui un élément essentiel d’un nationalisme indien moderne antimusulman.
L’« hindutva », c’est-à-dire la correspondance entre hindouité et identité indienne qui aboutit à une identification de plus en plus forte entre les deux termes, a fait beaucoup de chemin dans la société indienne ces trente dernières années et a porté au pouvoir le BJP, le parti nationaliste, aux dépens du Parti du Congrès, le parti fondateur de l’Inde indépendante, créé par Gandhi et Nehru.
Aux yeux des hindouistes radicaux, en pleine expansion, il faut être intolérant à l’égard des autres religions implantées sur le territoire car elles perturbent le dharma, l’ordre universel qui doit régner sur l’Inde.
L’hindouisme nationaliste actuel se veut le gardien vigilant du dharma, la norme éternelle applicable à la « terre sainte » qu’est l’Inde elle-même.
Il faut conclure par une observation géopolitique importante. Alors que le « religieux » chinois, par le confucianisme, s’est mis au service du politique en servant l’État impérial et la succession des dynasties impériales, l’hindouisme, s’il a servi les rajahs, n’a jamais été au service de la construction d’un État indien, sauf à vouloir un État rejetant l’islam. Le nationalisme indien est d’abord une intolérance religieuse avant d’être une volonté collective, un patriotisme. Aujourd’hui comme hier, la Chine est dominée par le « politique » alors que l’Inde est dominée par le « religieux ».
III. Le religieux japonais
Le shintoïsme est la religion du Japon.
Il plonge ses origines dans les croyances ancestrales des populations qui ont peuplé les îles du Japon au paléolithique supérieur vers 13000 avant notre ère, ancêtres des Japonais contemporains. Ces populations ont transmis leur religion animiste constituée autour des kamis.
Les kamis sont les esprits qui habitent les forces naturelles du vent, de la pluie, des montagnes, dont le mont Fuji, des rivières ainsi que divers lieux naturels, mais aussi les animaux, les ancêtres et les empereurs décédés. Les kamis, par leur omniprésence, dominent et contrôlent le monde. Les kamis, notamment, sont descendus sur terre pour créer l’archipel du Japon – terre tout entière sacralisée –, la nation japonaise et l’Empereur du Japon considéré comme descendant de la déesse du soleil, la déesse Amaterasu.
La croyance aux kamis a créé le Shinto, « la voie des dieux », cette religion originelle du Japon.
Le Shinto est avant tout un animisme fondé sur la croyance profonde dans le caractère sacré de la nature et d’une nature habitée par des esprits surnaturels.
Cette croyance en un univers tout entier régi par les kamis et le cosmos a fondé les bases spirituelles du Shinto que sont la communion avec les forces de l’univers, la relation avec les générations passées et le respect des ancêtres. Ces croyances animistes ont nourri des rituels destinés à respecter et à se faire accepter par les kamis, dont chacun a son territoire et son activité, bienfaisante ou dangereuse, et qui peuvent jeter des mauvais sorts, les tataris. Les prêtres shintos ont la capacité de parler aux kamis par le truchement de rituels élaborés. L’imploration des kamis passe beaucoup par le truchement des cloches de bronze. Les temples shintos, précédés de leur torii, portail traditionnel érigé à l’entrée du sanctuaire, abritent chacun un kami. Ils sont des lieux de prière et de dépose d’offrandes devant l’autel où repose une relique, un objet incarnant le kami, auquel seuls les prêtres peuvent accéder. Les temples shintos sont aussi à l’origine des lieux de théâtre du Nô et à la lutte du sumo, deux activités dont les origines sont liées à des rites religieux.
Le Shinto marquera profondément la culture, les institutions, la vie communautaire ainsi que le système politique japonais reposant sur un Empereur déifié. Cet animisme originel du peuple japonais développé dans le dernier millénaire avant notre ère constitue le premier shintoïsme.
Le shintoïsme moderne est la fabrication d’une synthèse avec le bouddhisme importé au Japon au 6e siècle. Notamment, le Bouddha est associé et intégré au culte du soleil.
Le bouleversement politique pratiqué par la monarchie japonaise en 1868, la révolution du Meiji, associe une modernisation économique et culturelle à l’occidentale, avec l’affirmation d’une identité japonaise dont la religion devient une composante essentielle. Le shintoïsme devient religion d’État de l’Empire, le « Kokka Shinto ». Il est créé un office des cultes, un registre officiel des rites et des pratiques. Les prêtres deviennent employés d’État. Fort logiquement, l’Empereur, toujours considéré comme descendant de la déesse soleil, est l’objet d’un véritable culte religieux, notamment dans le principal temple du shintoïsme d’Ise, mais aussi dans les petits sanctuaires privés, les kamidanas, les « maisons des kamis » qui se trouvent dans chaque foyer familial. Rappelons que les kamikazes de la guerre japonaise s’appelaient ainsi par référence aux kamis et aux vents divins des kamis.
Le « Kokka Shinto » est officiellement aboli par l’occupant américain en 1945. Il n’en reste pas moins que le peuple japonais considère l’Empereur actuel comme le 126e descendant de la lignée issue de la déesse Amaterasu. Ce dernier, après avoir été intronisé, s’est rendu au temple d’Ise afin de célébrer la déesse mère de la monarchie japonaise. Aujourd’hui, la religiosité a décliné dans un Japon occidentalisé, notamment chez les jeunes générations. Les temples sont moins fréquentés, mais la pratique des kamidanas reste très présente dans les habitations japonaises tant rurales qu’urbaines.
La référence au Shinto demeure une part importante de la mentalité et de la culture japonaises, mais le bouddhisme demeure également très vivant. Un Japonais peut aller prier dans un temple shinto au nouvel an japonais et suivre une cérémonie de funérailles dans un temple bouddhiste.
Le shintoïsme est essentiel dans la lecture du monde japonais d’hier et d’aujourd’hui. À l’image d’autres religieux « nationaux », il constitue un « ciment » d’unité et de stabilité de la société japonaise par le respect familial des anciens et des ancêtres, par la relation forte avec la nature illustrée par la dévotion au mont Fuji, à leurs forêts et par le sentiment maintenu à l’égard de l’Empereur toujours considéré comme un demi-dieu. On pourrait dire que le Japon contemporain reste en partie gouverné par les kamis.
IV. Le bouddhisme
Le bouddhisme est une religion très particulière. À la différence des autres religions asiatiques, toutes des religions « nationales », il s’est universalisé.
Il est né en Inde mais en a disparu. Il est devenu une religion asiatique intégrée aux religieux nationaux des divers pays d’Asie. Aujourd’hui, il est en passe de devenir universel, notamment par son adaptation au monde occidental. Le bouddhisme originel a généré plusieurs bouddhismes, grâce à son extraordinaire plasticité, tout à l’inverse des religions classiques marquées par leur rigidité.
Le bouddhisme est actuellement la quatrième religion mondiale avec environ 500 millions de pratiquants.
À l’origine, le bouddhisme est un schisme de l’hindouisme, une doctrine poussée au pied de l’arbre de l’hindouisme en pleine construction, dans une Inde du Nord emplie de religieux.
1. Le Bouddha
S’il a de multiples légendes, le Bouddha a aussi une histoire. Le Bouddha a existé. Siddhartha Gautama, « le sage du clan des Shakyas », est né dans une famille aristocratique de la caste des guerriers et des princes de l’Inde du Nord, au pied de l’Himalaya, vers 560 avant notre ère, dans cette seconde moitié du 6e siècle où se construit l’hindouisme. Le célèbre récit de l’« Éveil » de Siddhartha Gautama est la description de son illumination après ses quatre rencontres de la vieillesse, de la maladie, de la mort et de l’ascétisme. Il découvre que la souffrance est inhérente à la vie, donc inhérente au cycle du samsara, des réincarnations, mais aussi qu’une souffrance est liée à l’ascétisme.
Il se met alors en quête de la paix ultime de l’esprit. C’est l’image connue du Bouddha dans la position du lotus au pied d’un ficus situé au sud de Patna, devenu le grand centre de pèlerinage de Bodhgaya. C’est l’« Éveil de l’Éveillé », le Bouddha.
Celui-ci a la révélation de la cause de la souffrance. Cette cause est l’attachement à ce qui nous entoure quotidiennement. Le Bouddha prend conscience qu’il s’est délivré totalement du samsara par son renoncement. Il enseigne alors « la voie du salut » pendant une quarantaine d’années. Dans son enseignement, il lègue la propre expérience de son Éveil. Il s’ensuit des conversions, la création de la première communauté de moines mendiants, l’apparition des foules laïques de fidèles mélangeant rajahs, banquiers, artisans et paysans. Le Bouddha meurt au nord de Patna vers 480 avant notre ère. L’enseignement du Bouddha a lieu exactement au moment où l’hindouisme se constitue autour de l’Absolu du brahman et de l’âme, autour du salut personnel par la voie du dharma, autour de la libération du samsara par le nirvâna. Bouddha élabore sa propre doctrine de la « délivrance » des souffrances et des angoisses, et de la libération. Le Bouddha se présente comme un homme « éveillé » qui enseigne la voie du vrai dharma dans une Inde totalement hindouiste. C’est une doctrine « laïque », à l’opposé du religieux de l’hindouisme.
La « voie du salut » enseignée par le Bouddha n’est en rien une doctrine religieuse. Elle est un apprentissage de la découverte de soi et de la réalité du monde.
Le bouddhisme est avant tout un cheminement calqué sur le chemin emprunté par Bouddha pour apprendre à accorder son existence à la réalité telle qu’elle est.
Ce chemin passe par l’observation de soi et l’observation du réel en toute lucidité, l’acceptation de la stricte réalité, la dissolution des illusions. C’est un apprentissage au quotidien de la sortie des faux refuges que sont le travail, l’argent, les biens, le plaisir et, donc, la découverte des vraies voies de notre chemin personnel de vie. Le dharma bouddhique n’est en rien l’observance d’une loi religieuse qui plairait aux dieux mais une recherche d’harmonie avec soi-même…
Trois « écoles » successives du bouddhisme vont se construire.
2. Le bouddhisme du « petit véhicule »
Les auditeurs de l’enseignement du Bouddha pratiqué durant une quarantaine d’années sont les premiers disciples, dont la légende a fixé l’existence en parlant de la conversion des cinq anciens compagnons du Bouddha. Cette communauté première, à la mort du Bouddha en 480 avant notre ère, réunit le premier concile bouddhique, le concile de Rajagrha, pour tenter de fixer par écrit les points essentiels de l’enseignement oral du Bouddha. Il en sort les premiers Soutras, ces textes écrits rassemblant les milliers de sermons, de préceptes et de lois attribués au Bouddha, transcrits par les premiers disciples à partir de la formule convenue « Ainsi ai-je entendu à un certain moment… ».
On peut faire la comparaison de ces Soutras bouddhiques avec les Évangiles chrétiens et les Sunnas islamiques en disant que ces premiers Soutras sont suivis d’autres sans être jamais dogmatisés.
Le bouddhisme initial est constitué au moment des trois premiers conciles bouddhiques qui suivent la mort du Bouddha. Ce bouddhisme primitif du Theravada, nommé celui du « petit véhicule », est localisé aujourd’hui au Sri Lanka, sa patrie originelle, et dans l’Asie du Sud-Est. Le « véhicule » est celui du salut.
Le bouddhisme enseigné par le Bouddha, qui nourrit le bouddhisme primitif du « petit véhicule », établit les « fondamentaux » du bouddhisme.
Le « petit véhicule » est la première voie enseignée par le Bouddha, la porte d’entrée dans le bouddhisme.
Quand l’homme prend conscience que son existence n’est que souffrance et que le refuge d’un dieu ou d’un remède miracle n’est qu’illusoire, il cherche refuge dans le Bouddha qui a réussi à se libérer de la souffrance.
Le chemin proposé par le Bouddha est fait de la connaissance des « quatre nobles vérités » ainsi que du chemin de « l’octuple sentier ».
La première vérité est le principe de « l’impermanence ». Tout est phénomène, tout se transforme constamment. Il n’y a aucun élément permanent. Rien n’existe en tant que tel, avec une substance et une identité. Tout est soumis à la loi du changement continu, sans début ni fin. La nature et l’homme, et même les dieux, n’existent pas. Le bouddhisme reconnaît le panthéon des divinités de l’hindouisme, mais sans lui attacher la moindre importance.
C’est l’une des illusions les plus fondamentales que la croyance en un « moi », en un « je ». Et parce que la vie est éphémère, impermanente, instable, alors que nous croyons le contraire et cherchons à bâtir notre vie sur des éléments stables qui n’existent pas, nous provoquons une inévitable souffrance, une insatisfaction physique ou morale permanente.
Le bouddhisme rejette ainsi toute transcendance, tout déisme, tout principe d’un Absolu créateur, ce qui est le postulat de l’hindouisme, et rejette ainsi le « moyeu de la roue » qu’est le Brahman hindouiste. Le monde bouddhique est vide de tout religieux créateur et ordonnateur du monde.
Quant aux éléments de la terre, ils se transforment chaque jour, changent à chaque moment. Le monde n’a pas de réalité fixe. La réalité de l’homme est la doctrine du « non-moi », l’absence d’identité fixe, parce que notre identité est une illusion et que toutes nos étiquettes sont volatiles, et parce que l’âme, l’âtman, n’existe pas. Nous ne sommes qu’un ensemble d’agrégats qui changent constamment. Tout passe, tout est transitoire et mortel, tout se détruit à chaque instant, l’homme, la nature. Tout n’est qu’un enchaînement de phénomènes passagers. L’être, qui désire le bonheur éternel, est tragiquement seul, sans rien en lui ni au-dessus de lui.
La seconde vérité découle de la première. Bouddha a recherché la cause du « mal-être » de l’homme et l’a trouvée dans le fait que l’homme s’attache éperdument à des ombres et à un monde imaginaire. L’homme se nourrit de l’illusion qu’il y a sur lui-même et sur le monde.
L’origine du « mal-être » permanent qui nous habite est notre « soif » nourrie par notre volonté créatrice d’appétits pour jouir et jouir encore. La réalité de l’impermanence totale du monde n’est pas perçue par l’individu, convaincu d’une permanence des êtres, des choses et des situations, et habité par les « poisons ». Le bouddhisme primitif a développé la théorie des « poisons » que sont les passions, les vices et les erreurs. Les passions sont la concupiscence, la haine et l’erreur. Les vices sont l’orgueil, la jalousie et la paresse.
Et les erreurs sont les opinions fausses conduisant toutes à l’accomplissement des actes producteurs de souffrance.
Le fruit est doux ou amer selon que l’acte est bon ou mauvais, mais, en tout état de cause, l’acte bon enchaîne autant que l’acte mauvais et l’existence demeure souffrance. Toute existence est donc pénible par nature, créant l’angoisse qui habite l’homme toute sa vie face à sa dépendance vis-à-vis de ses « poisons », l’angoisse de la réussite, l’angoisse de l’argent et de la possession de biens, l’angoisse née de nos désirs et de nos passions, l’angoisse de la maladie et de la mort.
La troisième vérité est la cessation possible de la souffrance, ainsi que l’a découvert le Bouddha. Il est possible de supprimer cette « soif » ainsi que la volonté créatrice de cette « soif ». Cela passe par le suivi du chemin qu’a emprunté le Bouddha pour se libérer.
« Voici la noble vérité sur la suppression de la douleur : c’est l’arrêt complet de la soif, la non-attraction, le renoncement, la délivrance, le détachement. » Le bouddhisme primitif prône le « retrait ». Il faudrait idéalement chercher à renoncer à toute activité de façon à arrêter le cycle sans fin des existences douloureuses, ce qui est impossible. La priorité consiste donc à lutter contre les passions, les vices et les erreurs, à l’origine de la plupart de nos actes et de leurs fruits, en cultivant les vertus que sont l’énergie, la conviction de la vérité de l’enseignement bouddhique, l’attention, la concentration, le détachement, la bonté, la compassion, la patience, l’indifférence.
La quatrième vérité est celle du chemin à suivre pour permettre la cessation de la souffrance. Ce chemin est le « noble chemin octuple », un chemin à huit branches qui est un voyage personnel à accomplir en soi-même. La voie de la délivrance passe par la brisure de tous les liens sociaux générateurs de passions et de vices. Le chemin sera long, le terme étant le nirvâna. L’octuple chemin est fait d’abord de « l’intelligence primordiale », celle qui précède la connaissance de l’esprit et se cultive dans la méditation, et qui, seule, permet de discerner la réalité fuyante de la vie et les causes de notre souffrance.
L’« octuple chemin » est fait également d’une discipline de vie du corps et de l’esprit reposant sur une conduite sage et équilibrée en toutes circonstances. Enfin, il est fait de la concentration et de la méditation de façon à voir les choses telles qu’elles sont, sans esprit de divertissement ni, à l’inverse, sans principe raisonneur de catégorisation.
Tous ceux qui suivront cet « octuple sentier » ouvert par le Bouddha atteindront l’« Éveil » et parviendront à la libération en réalisant que toute chose est impermanente, qu’il ne faut se fixer à rien et qu’il faut surtout s’écarter du « je », aussi bien des désirs que de la volonté, tant des espoirs que de la peur, pour faire place à l’apaisement. Le terme du chemin qu’a suivi le fidèle dans la voie du « petit véhicule », par la connaissance profonde des quatre « nobles vérités » et la pratique du « chemin octuple », est l’Arhat, c’est-à-dire « le vainqueur de l’ennemi », voie ouverte par le Bouddha lui-même. L’Arhat se produit lorsque le pratiquant a réalisé l’inexistence de son « je » et l’impermanence de toute chose, et se trouve dans un état de sérénité parfaite. À ce moment seulement de l’Arhat, l’individu sort du samsara, du cycle infernal des renaissances, et s’approche du nirvâna.
Le nirvâna enseigné par le Bouddha est tout différent du nirvâna hindouiste. Parce que ni l’Absolu, ni les dieux, ni l’âme humaine n’existent en tant que tels, parce que rien n’est permanent ni a fortiori éternel, la libération du nirvâna céleste prêchée par les brahmanes et à laquelle croient les fidèles ne peut que prolonger à perpétuité la souffrance de l’être.
Rien ne sert donc de pratiquer les rites religieux, car les divinités sont impuissantes à procurer ce bonheur, et il ne sert à rien non plus d’adresser des prières au Bouddha.
La nature du nirvâna bouddhique pose problème. Dans la mesure où il existe, il ne peut pas être le néant. S’il est au moins l’extinction de la souffrance et des tourments, est-il une renaissance de l’être ? Que peut être un nirvâna « vide » ?
Ces interrogations rejaillissent après la mort du Bouddha et nourrissent les différentes sectes bouddhiques.
Le bouddhisme primitif est une étrange doctrine religieuse, sans dieux, sans culte, sans salut, car sans « âme », une « religion athée ». Fort logiquement, le Bouddha rejette l’action sacrificielle, base du védisme et essentielle dans l’hindouisme, et il rejette l’autorité des brahmanes. Le bouddhisme donne naissance à une doctrine qui n’est ni une religion malgré ses rites et ses moines, ni une philosophie, mais une sagesse fondée sur une conception laïque du dharma et sur la méditation. Il est même radical dans la mesure où il affirme l’inexistence de tout être, qu’il s’agisse des dieux, de la personne, de l’humanité ou de la nature. Il est en réalité une thérapeutique de l’esprit, une « sagesse », et rien d’autre. Rien de religieux, ni de magique, ni de surnaturel dans la sagesse bouddhique construite à partir d’une laïcisation des concepts hindouistes du karma et du dharma, du samsara et du nirvâna.
3. Le bouddhisme du « grand véhicule »
Ce « bouddhisme primitif » se répand alors dans toute l’Inde du Nord-Est. En l’absence d’autorité centrale et de canon fixé, cette expansion du « premier » bouddhisme donne très vite naissance à diverses écoles interprétatives et à des conflits de doctrine.
Les divergences portent notamment sur deux points essentiels du bouddhisme primitif : l’existence ou non d’un « moi » permanent et les modalités de l’accès à l’idéal de l’Arhat, le « salut » bouddhique. Pour beaucoup de disciples et de moines, le bouddhisme primitif, reposant sur la recherche de l’illumination par le détachement, le renoncement et la méditation, est trop difficile à pratiquer et trop élitiste pour toucher la majorité des gens. L’enseignement d’un bouddhisme « libéral », plus souple, est mieux adapté à des gens ordinaires car moins exigeant dans l’idéal de l’Arhat.
Le bouddhisme, à la différence de toutes les autres religions asiatiques qui sont des religions « nationales », est d’emblée missionnaire et universel.
Le Bouddha lui-même a toute sa vie enseigné partout où il a pu se rendre.
La vitalité culturelle du bouddhisme sorti du troisième concile de Pataliputra de 343 avant notre ère entraîne une expansion missionnaire dans toute l’Inde, puis au-delà de l’Inde, d’abord sur l’île de Ceylan, convertie au bouddhisme primitif et devenue depuis lors un État bouddhique, et dans l’Asie du Sud également marquée par le bouddhisme du « petit véhicule ». Le bouddhisme du « petit véhicule », encore appelé le theravada du fait de son principal lieu de regroupement dans cette région de Ceylan, est un bouddhisme essentiellement pratiqué par des moines. Il domine encore toute l’Asie du Sud-Est.
L’expansion du bouddhisme fait naître un bouddhisme « libéral ». Les missionnaires élaborent ainsi une seconde « formule » du bouddhisme, le mahayana, « le grand véhicule », correspondant aux besoins nouveaux.
D’abord, les missionnaires bouddhistes considèrent que le bouddhisme doit être plus largement présent dans les milieux laïcs que dans les monastères où les pratiquants s’isolent pour vouer toute leur vie à leur salut personnel du nirvâna. Ils considèrent que le Bouddha a voulu d’abord sauver le peuple plutôt que former une élite.
De plus, ils découvrent que les nouveaux pratiquants ont un besoin spirituel d’un Bouddha transcendant, « éternel ». Enfin, le bouddhisme sorti de l’Inde rencontre d’autres religions, dont le christianisme.
Il naît alors le bouddhisme du « grand véhicule », destiné à bâtir un chemin vers l’Éveil pour le plus grand nombre, et non plus pour un petit nombre comme le « petit véhicule ».
Ce bouddhisme trouve sa première inscription dans le Soutra du Lotus : « La sortie du monde, ce n’est pas se raser les cheveux mais produire une grande énergie pour détruire les passions de tous les êtres. Ce n’est pas méditer dans la solitude de la jungle, mais demeurer dans le tourbillon du samsara et utiliser la sagesse pour convertir les êtres et les amener à la délivrance. Ce n’est pas se complaire dans le nirvâna mais déployer son énergie pour que les êtres remplissent tous les dharmas de Bouddha. » Ce sermon exprime bien ce qu’est le bouddhisme du « grand véhicule », le mahayana.
Le bouddhisme du « grand véhicule » diffère aussi profondément du bouddhisme primitif quant au Bouddha. Il s’éloigne de la personne humaine de Bouddha pour affirmer la doctrine « des trois corps » de Bouddha. Son corps humain n’est que la manifestation d’un corps métamorphosé et d’un corps glorieux, le corps d’essence qui est le corps de sa loi. Du coup, puisque le Bouddha a un corps d’essence au-delà de son corps physique, le véritable Éveil ne consiste pas seulement à cheminer sur la voie du renoncement et de la méditation pour son nirvâna personnel, mais à chercher à devenir un autre Bouddha.
Ainsi, dans le bouddhisme du « grand véhicule », la conception de l’Éveil est beaucoup plus vaste. C’est la voie du bodhisattva que Bouddha a lui-même suivie en prêchant et en enseignant aux foules la voie de la libération.
Le bodhisattva signifie littéralement « l’être vivant qui aspire à l’éveil ». L’être humain qui se consacre au service des autres devient le nouveau modèle par opposition à l’Arhat qui n’est intéressé que par la recherche personnelle de sa libération. Cette voie est celle par laquelle le bouddhiste, animé d’une compassion sans limites, s’engage par des vœux à n’atteindre sa propre libération que lorsqu’il aura libéré de leurs souffrances tous les êtres qui l’entourent. Le bouddhisme du « grand véhicule » remplace la libération individuelle par le salut de tous.
Le bouddhisme du « grand véhicule » se veut ainsi une pratique non pas tournée vers soi mais vers un monde plus humain et meilleur. Le Mahayana, le « grand véhicule », est fondé sur la compassion résultant de la prise de conscience de l’absence de différence entre soi et les autres : « Puissé-je être le protecteur des abandonnés, le guide de ceux qui cheminent, une lampe pour ceux qui en désirent une, une vache d’abondance pour le monde ! »
La voie du bodhisattva est plus grande que celle de l’Ahrat car elle conduit à renoncer au nirvâna individuel et à accepter de rester dans le cycle des vies successives afin de « sauver » les autres. C’est une voie « héroïque » qui consiste à abandonner sa propre libération, son propre nirvâna.
Si cette voie du bodhisattva est héroïque en soi, elle est atteignable par tous les hommes. Il existe de multiples niveaux de foi et de pratiques dans ce cheminement que les novices gravissent les uns après les autres afin de devenir à leur tour des bouddhas. Les tenants du mahayana affirment la possibilité pour tout homme d’arriver à cet éveil suprême qu’est l’état de bodhisattva parce qu’au fond de lui-même, chaque homme participe de la « nature de Bouddha ». L’Éveil suprême, certes, est difficile, mais il n’est que la réalisation pleine de ce que l’homme est au fond de lui-même, c’est-à-dire un être habité par la compassion et le besoin de connaissance. Tout homme est donc capable de prendre conscience de ce qu’il est, du fait qu’il participe du corps essentiel du Bouddha et qu’il peut à son tour devenir un Bouddha dans cette vie même. C’est admettre que la nature de l’homme est une avec la nature essentielle de Bouddha.
Ainsi, le bouddhisme du « grand véhicule » est plus ambitieux et plus ouvert à tous que le « petit véhicule », car chaque homme, moine ou laïc, peut réaliser ainsi sa vraie nature, « la nature de Bouddha ».
Mais le « grand véhicule » admet qu’il existe une certaine transcendance de Bouddha ainsi qu’une certaine âme dans l’homme, même s’il affirme la doctrine de la vacuité, de l’illusion de l’être et du monde.
Il faut noter la troublante ressemblance des thèmes de ce bouddhisme du « grand véhicule », apparu au 1er siècle de notre ère, avec les valeurs du christianisme.
La doctrine des « trois corps du Bouddha » faisant du Bouddha une sorte de Dieu transcendant et éternel, le concept de « la nature du Bouddha » présente en l’homme est comparable à celui de la présence divine en l’homme affirmé par le christianisme. Les thèmes de la compassion, de la sortie de l’individualisme et de l’attention aux autres, de l’universalité rapprochent vraiment le bouddhisme du « grand véhicule » du christianisme transporté du monde romain jusqu’à l’Inde par saint Thomas dans les années 50 de notre ère, puis par les routes de la soie.
4. Le bouddhisme du « tantra »
Il est une troisième grande voie du bouddhisme qui est apparue dans l’Inde himalayenne et s’est épanouie au 7e siècle : le tantrisme. Le tantrisme apparaît en réaction complète à l’hindouisme. Il exprime des réflexions et des croyances développées en réaction à « l’austérité » de l’hindouisme. Il s’inspire fortement des sources du védisme qui font remonter la création de l’univers au kama, c’est-à-dire au désir, symbolisé par le couple masculin/féminin. Le tantrisme apparaît ainsi comme une « transgression » de l’hindouisme faisant appel à toutes les virtualités de l’homme. Il se développe aux 3e et 4e siècles, dans l’Inde du Nord-Ouest. Il emprunte la symbolique du cosmos et de la lumière, ainsi que la symbolique du sexe des divinités féminines. Les premiers écrits des Tantras développent l’idée que l’homme doit se transformer intégralement par l’usage total des cinq sens. Les premiers Tantras sont des livres qui contiennent des textes médicaux, astrologiques, ainsi que des pratiques mystiques. La délivrance est atteinte en fusionnant le désir à la spiritualité par la pratique du yoga et de rituels, notamment sexuels.
Des rites tantriques se développent dans l’hindouisme, notamment dans le courant shivaïte, mais c’est le bouddhisme qui donne toutes ses lettres de noblesse au tantrisme. Le bouddhisme tantrique trouve ses origines dans la recherche d’une synthèse entre le bouddhisme du « grand véhicule » et les traditions magiques vécues par les peuples de la région du nord de l’Inde et de l’Himalaya avant l’apparition du religieux védique et hindouiste. Les premiers maîtres du bouddhisme tantrique associent au bouddhisme du « grand véhicule » les traditions religieuses précédant le védisme et l’hindouisme qui reposent sur une cosmologie fondée sur la force vitale et l’énergie active qui nourrissent les premiers Tantras.
Le bouddhisme tantrique se veut une synthèse totale dans la mesure où tout ce qui est déployé dans le monde, tous les phénomènes allant du cosmos à l’homme, tout ce qui anime l’homme y compris les passions de la colère et du désir, tout ce qui est le plus vif dans l’existence, toute expérience doit être utilisée comme expérience d’éveil pour atteindre la spiritualité recherchée. Son originalité est d’impliquer tout l’être humain avec toutes ses composantes dans le cheminement vers l’Éveil absolu.
Le tantrayana intègre l’ésotérisme, la magie et les formules secrètes, mais également la référence aux divinités féminines.
5. Le bouddhisme, une religion régionale puis universelle
Le bouddhisme du « grand véhicule » se répand entre le 3e siècle avant notre ère et le 3e siècle de notre ère de l’Inde du Nord-Ouest à l’Asie centrale par la région du Gandhara, l’actuel Cachemire, puis en Chine par les routes de la soie où se crée une grande école de traduction des œuvres du mahayana et où naissent l’école de « la Terre Pure » et l’école Chan, le futur zen japonais créé au 12e siècle. Ces deux écoles créent un bouddhisme chinois qui simplifie la pratique du bouddhisme et la concentre sur des récitations et la méditation.
Puis le bouddhisme se répand de la Chine à la Corée et au Japon, à travers des écoles et des tendances diverses selon les pays.
Le bouddhisme tantrique s’implante en Mongolie, en Chine, au Japon et surtout au Tibet, un territoire où les chamanismes sont alors puissants. Il fusionne avec la religion locale, le Bon, qui est surtout une magie, pour donner naissance, au 14e siècle, au lamaïsme. Ce bouddhisme tantrique est empli de pratiques ésotériques et d’un rituel élaboré gouverné par le bodhisattva qu’est le Dalaï-Lama, choisi par les moines tibétains. Le Tibet joue un rôle essentiel dans la sauvegarde des enseignements bouddhiques sous la forme de l’écriture du canon tibétain au 14e siècle par les grands monastères bouddhiques de Lhassa. Il s’agit d’une compilation de textes composés en Inde, mais traduits en tibétain, alors que le bouddhisme a alors quasiment disparu de l’Inde du fait conjugué du renouveau de l’hindouisme au sud de l’Inde et des invasions musulmanes au nord de l’Inde.
Le bouddhisme est une drôle de religion, sans dieux ni prêtres ni « Église ». À la différence de toutes les autres grandes religions, le bouddhisme n’a aucun canon, aucun texte sacré, écrit dans une langue sacrée et reconnu par l’ensemble des bouddhistes. Il est fait de plusieurs voies possibles pour atteindre l’Éveil. Cette extrême souplesse du bouddhisme fait que, contrairement à l’hindouisme resté une religion « nationale », il est missionnaire et universel, s’adaptant à chaque culture locale et donnant ainsi naissance à de multiples maîtres, écoles et courants.
Après s’être acculturé à l’ensemble de l’Asie, il a pénétré l’Europe puis l’Amérique. Rappelons que le terme même de « bouddhisme » a été forgé par les Anglais au début du 19e siècle.
Découvert par Marco Polo, puis par les jésuites missionnaires, enseigné dans les universités européennes à partir du 19e siècle, il est popularisé par des auteurs comme Walter Whitman en Amérique, Ernest Renan, Arthur Schopenhauer et Friedrich Nietzsche en Europe où le débat fait rage sur le fait de savoir si le bouddhisme est la religion d’Asie la plus proche du christianisme.
C’est au milieu du 20e siècle que le « boom » du bouddhisme explose en Europe, tant en raison de l’arrivée de nombreux maîtres expulsés de Chine ou du Vietnam, que de la médiatisation du 14e Dalaï-Lama tibétain.
En France, il existe aujourd’hui près de 2 millions de bouddhistes, Français convertis et Indochinois réfugiés, une cinquantaine de centres et pagodes, ainsi que de nombreux groupes zen. Ce bouddhisme occidental est principalement un « néobouddhisme » dont la pratique est différente du bouddhisme asiatique, dépouillé des rites et des pratiques religieuses et plus axé sur le développement personnel et la méditation.
V. Conclusion
Les religions asiatiques ne sont pas des religions « révélées », comme le sont les trois monothéismes avec la Torah, les Évangiles et le Coran. Il n’y a pas de lien vertical entre un Dieu et les hommes.
Ce sont presque toutes à l’origine des religions « panthéistes » immergées dans la nature, dans lesquelles le cosmos joue un rôle essentiel, bien plus que les dieux. Ce sont toutes des religions venues « d’en bas », de la société.
Partant de rites et de magies, elles deviennent soit des « morales sociales » fondées sur un ordre cosmique, tels le confucianisme, l’hindouisme et le shintoïsme, soit des sagesses mi-actives mi-contemplatives, tel le bouddhisme.
D’autre part, plusieurs d’entre elles se sont construites comme des « religions nationales » : le confucianisme, l’hindouisme et le shintoïsme. Les sociétés et les États chinois, indien et japonais se sont construits sur les principes d’harmonie, d’ordre et d’autorité de leurs religions nationales.
Par ailleurs, toutes les religions asiatiques ont acquis une résilience remarquable, multimillénaire.
Pas de crise du religieux en Asie, pas de sécularisation des sociétés ni de laïcisation des États, mais, au contraire, des combinaisons nationales du religieux et de la modernité, dues à la permanence du poids social et culturel des religions nationales.
Cela conduit à l’imperméabilité et à l’intolérance aux autres religions, aux conflits passés (massacre des chrétiens au Japon aux 16e et 17e siècles), à l’exception de l’Islam qui a pénétré largement l’Asie (Inde, Indonésie, Chine…). C’est ce qui a engendré la partition du Bengale et du Pendjab, la naissance du Pakistan en 1947, le dossier du Cachemire, mais aussi les relations tendues entre musulmans et hindouistes en Inde et la répression des Ouïghours.
Jacques Huntzinger
Le 23 août 2024.