La sidération, l’émotion et l’indignation ont envahi nos esprits devant les récits et les images d’horreur de l’action du Hamas opérée dans les kibboutz et les villages israéliens entourant la zone de Gaza le 7 octobre 2023. Mais, à l’inverse, ce sont des manifestations de joie et d’enthousiasme qui se sont produites dans les villes et les camps palestiniens, ainsi que dans de nombreuses villes arabes, aux mêmes récits et aux mêmes images. On est entré depuis lors dans un moment de tension extrême, marqué par des manifestations de soutien aux Palestiniens, mais aussi par une explosion des actes d’antisémitisme, non seulement dans la région du Moyen-Orient, mais dans le monde entier, ainsi qu’en France, pays qui possède les plus fortes communautés juive et musulmane d’Europe.
Il faut d’autant plus faire preuve de calme et éviter tout manichéisme pour essayer de comprendre ce qui s’est passé le 7 octobre, de percevoir ce qui peut se passer demain et d’imaginer des voies de sortie de ce nouveau drame.
D’abord, il faut rappeler à quel point la violence extrême est présente au Moyen-Orient, à croire qu’elle lui est consubstantielle. Le déchaînement des intolérances, des exclusions, des haines et événements sanglants, y a écrit certaines des pages les plus noires de l’histoire du monde. Rappelons le génocide arménien de 1915, le gazage des populations kurdes irakiennes par S. Hussein en 1988, la féroce répression des manifestants syriens par Bachar el-Assad en 2012, les décapitations des prisonniers ainsi que les massacres de la minorité yézidie par Daech en 2014.
Il faut rappeler la violence qui parcourt la longue histoire du conflit israélo-palestinien depuis ses origines. Il y eut d’abord, à l’arrivée des premières vagues de colons juifs sur la terre de Palestine, les émeutes, fusillades, et massacres, démarrés à Jaffa en 1908. Puis il y eut les tueries et massacres de la première guerre de Palestine de 1947 entre nationalistes palestiniens et troupes de la Haganah juive, dont le massacre des 700 habitants arabes de Deir Yassin ; il y eut la violence de la Nakba, l’exil de 600 000 Palestiniens provoqué en partie par l’armée israélienne ; il y eut les trois guerres entre les États arabes et le nouvel État d’Israël en 1948, 1967 et 1973. Puis il y eut le terrorisme palestinien des années 1970, dont la prise d’otages d’athlètes israéliens des Jeux olympiques de Munich de 1972. En 1994, au lendemain de la signature des accords d’Oslo, la violence meurtrière frappe des deux côtés. Le Hamas entreprend une campagne meurtrière d’attentats terroristes en Israël et un colon juif, membre d’un parti religieux extrémiste, tue trente Palestiniens dans le caveau des Patriarches à Hébron. Il y eut les deux Intifadas palestiniennes, de 1987 et de 2000, en Cisjordanie et en Israël. Et il y eut, ces dernières années, les quatre guerres entre le Hamas établi à Gaza et Israël en 2008, 2012, 2014 et 2021.
Le massacre du 7 octobre 2023 de plus d’un millier d’Israéliens au sud d’Israël par les troupes du Hamas est une nouvelle page de cette tragédie.
Le conflit israélo-palestinien est en soi une tragédie. C’est unique et singulier, en effet, l’existence d’un territoire lié à deux peuples et revendiqué par ces deux peuples comme étant à l’origine de leur histoire et de leur existence, deux peuples qui vont se nier l’un l’autre et se considérer chacun comme la victime du conflit et l’autre comme le responsable. De plus, c’est un conflit immergé dans le religieux. Ce territoire de Palestine est devenu une « Terre sainte » pour les deux peuples. D’où le sionisme religieux d’une partie des colons juifs. D’où le Hamas.
L’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 est un rappel brutal et sanguinaire de la persistance du conflit israélo-palestinien. Celui-ci avait pratiquement disparu du devant de la scène mondiale depuis près de vingt ans, depuis la fin de la seconde Intifada. Il se produisait des éruptions régulières, à Jérusalem ou entre le Hamas et Israël, mais jamais de grandes crises ouvertes. Plus personne, y compris dans le monde arabe, ne s’intéressait au sort politique des Palestiniens.
Mais le 7 octobre 2023, le Hamas a mené, dans une surprise totale et avec une redoutable efficacité, une vaste opération terroriste dans le sud d’Israël, tuant 1 400 civils et prenant en otage près de 200 personnes.
Il faut d’abord essayer de comprendre pourquoi on en est arrivé à la situation actuelle. Car le drame horrible et sidérant du 7 octobre n’est pas tombé du ciel. Il est le résultat tragique d’une situation politique particulière. Pourquoi cette opération organisée et préméditée du Hamas ?
Il faut plonger au cœur du Hamas.
I. Le Hamas, une longue histoire
Qu’est-ce que le Hamas ? Pour les uns, il s’agit d’une organisation « terroriste », visant essentiellement des cibles civiles, et classée comme telle par l’Amérique et l’Union européenne depuis 2001. Pour les autres, il est un mouvement combattant de « résistance » au sein des territoires palestiniens et ayant donc toute sa légitimité. L’opération du 7 octobre 2023, toute abominable qu’elle soit, n’a pas modifié ce clivage entre ceux qui parlent de « terrorisme » et ceux qui parlent de « résistance à l’occupant ». Le débat politique français actuel le montre bien.
En réalité, le Hamas n’est pas seulement une organisation terroriste, mais ce n’est pas non plus une organisation palestinienne identique aux autres organisations comme le Fatah.
Alors, qu’est-il ? Il est aujourd’hui tout à la fois un mouvement religieux nourri de l’islamisme radical des Frères musulmans et un mouvement politique hostile à toute paix de compromis israélo-palestinienne. Cette double radicalité religieuse et politique qu’il porte dans ses gènes l’a conduit à faire du terrorisme une arme privilégiée au service de ses objectifs. Si le Hamas doit être jugé, c’est sur sa radicalité politique, son rejet de tout accord israélo-palestinien, objectif pour lequel il a usé et use encore de l’arme terroriste.
Remontons le cours de l’histoire.
1. Les « Frères musulmans » palestiniens (1937-1987)
C’est dans l’Égypte semi-indépendante et constitutionnelle des années 1920, où l’antagonisme est farouche entre le mouvement libéral laïc et ceux qui rejettent tout à la fois le colonialisme européen et la modernité européenne, que va naître l’islamisme politique. C’est le fait de Hassan al-Banna, jeune professeur très marqué par la culture religieuse diffusée par l’université Al-Azhar, centre historique du sunnisme. Il devient un disciple du courant radical sunnite, faisant sien le rejet de la modernité occidentale contraire à l’islam et affirmant la doctrine de l’unité totale du religieux et du politique et de l’impératif de la construction d’un État islamique sur le modèle de l’État bâti par le Prophète, tout à l’opposé de l’État démocratique et moderne prôné par les libéraux égyptiens. Pour atteindre cet objectif, il crée en 1928 l’association des Frères musulmans, premier mouvement islamiste de l’histoire, dont le slogan est « L’islam est la solution » et dont l’action se développe sur le terrain.
Très vite, les Frères musulmans égyptiens s’intéressent à la Palestine, alors sous mandat britannique. Celle-ci vient de connaître la grande révolte de 1937 animée par les premiers nationalistes palestiniens. Mais se sont joints à cette première guerre de Palestine quelques « frères musulmans » palestiniens et syriens appelant au combat contre l’occupant anglais au nom du djihad, dont Ezzedine al-Qassam, devenu le premier héros légendaire du futur Hamas et qui va donner son nom à ses brigades armées et à ses roquettes.
En 1945-1946, tout à la fin du mandat anglais sur la Palestine, sont créées par Hassan al-Banna à Jérusalem, mais aussi à Gaza, les premières branches des « Frères musulmans » palestiniens. Hassan al-Banna est déterminé à former des combattants à Gaza pour lutter contre la menace d’une occupation juive de la Palestine alors que les Anglais s’apprêtent à partir. Jusqu’à son assassinat en 1949, il ne cesse de critiquer la mollesse des armées arabes, notamment égyptienne, face aux avancées des forces sionistes. Gaza devient, après la défaite des armées arabes, une zone de refuge des Palestiniens ayant quitté la Palestine devenue israélienne. 300 000 Palestiniens se réfugient dans la « bande de Gaza », créée par les armistices de 1949 et administrée par l’Égypte.
La section des « Frères » établie à Gaza est la matrice de tout le mouvement palestinien contemporain.
Dans les années 1950, les Frères musulmans de Gaza se consacrent à l’activité religieuse et sociale auprès des réfugiés palestiniens. Mais certains jeunes militants islamistes veulent agir par les armes et se joignent aux commandos égyptiens infiltrés par Nasser en Israël. Ils y subissent des échecs sanglants. Qui plus est, Nasser se lance dans une répression féroce des Frères musulmans, très critiques de sa politique. Les « Frères » de Gaza doivent alors adopter un profil bas.
C’est de cette époque et dans ces circonstances que naissent les deux grandes organisations palestiniennes du Fatah et du Hamas.
Du noyau des Frères musulmans gazaouis sortent en dissidence et s’exilent au Koweït Yasser Arafat, fils d’un commerçant gazaoui et ancien membre des Jeunesses islamiques, ainsi que ses proches compagnons, Abou Jihad et Abou Iyad, qui créent ensemble au Koweït en 1959 le Fatah (acronyme de Mouvement de libération national de Palestine), dont l’activité se déploie non pas à Gaza, mais en Cisjordanie et en Jordanie.
Au même moment, les « Frères » restés à Gaza se dotent d’un nouveau chef, un religieux radical, le Cheikh Yassine. Celui-ci, échaudé par les dommages subis précédemment tant face à Nasser que face aux forces israéliennes, a une vision de long terme pour assurer la résilience des « Frères » palestiniens. Le Cheikh Yassine est tout aussi convaincu que le fondateur des « Frères », al-Banna, de l’illégitimité d’un État d’Israël occupant une portion du « Dar al-Islam », la terre sainte soumise à Dieu, et du devoir sacré de libérer ce territoire spolié. Al-Banna était passé à l’acte, à son époque, en se lançant dans des incursions militaires en Israël. Mais il l’avait payé cher. Ahmed Yassine a conscience qu’il ne faut pas se lancer dans l’aventurisme militaire. Pour le moment, il s’agit d’être prudent. Avant de passer à l’action militaire contre Israël, il faut bâtir un réseau solide et une organisation ramifiée au sein de la société palestinienne. Il faut devenir résilient face à tous les coups susceptibles d’être portés par l’ennemi. Cela passe par l’action sociale, pédagogique, religieuse, sur le terrain. Cette stratégie de long terme couplée au pragmatisme du court terme habite désormais les « Frères musulmans » palestiniens et, ultérieurement, le Hamas.
Pendant les vingt années qui s’écoulent entre 1967, date de l’occupation de la zone de Gaza par Israël après la guerre des Six Jours, et 1987, date de l’éclatement de la première Intifada en Cisjordanie, le Cheikh Yassine et les siens « ne font pas de politique » contre Israël, à l’inverse du Fatah, mais recrutent, agissent sur le terrain, dans les camps et dans la ville de Gaza, et bâtissent des mosquées. C’est à ce moment-là que la compétition naît entre le Fatah et les « Frères » à propos du contrôle de l’université de Gaza. Depuis, cette compétition n’a plus cessé.
2. Le Hamas sabote le processus de paix d’Oslo (1987-1997)
L’éclatement subit et spontané de la première Intifada de 1987 prend de court aussi bien le Fatah que l’organisation du Cheikh Yassine. Ce dernier, convaincu que les temps ont changé, prend la décision stratégique de convertir son organisation à la politique de lutte contre Israël, de façon à ne pas laisser le terrain au seul Fatah, et d’organiser à sa façon le « djihad » contre Israël.
Juste quelques jours après le déclenchement de l’Intifada, quarante ans après la création de la section des « Frères » à Gaza, il fonde le Hamas (acronyme de « Mouvement de la résistance islamique »). Il fait adopter une Charte en 1988. Citons-en certains articles. L’article 6 indique : « Le Mouvement de la résistance islamique est un mouvement palestinien spécifique qui fait allégeance à Dieu, fait de l’islam sa règle de vie et œuvre à planter l’étendard de Dieu sur toute parcelle de la Palestine. » Les articles 11 et 13 expliquent : « La terre de Palestine est une terre islamique pour toutes les générations de musulmans, il est illicite d’y renoncer en tout ou partie. Les initiatives, les prétendues solutions de paix, et les conférences internationales préconisées pour régler la question palestinienne vont à l’encontre de la profession de foi du Mouvement de la résistance islamique. Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le djihad. » La Charte du Hamas, jamais substantiellement modifiée depuis lors, affirme donc le caractère sacré de la terre palestinienne, partie intégrante de la terre de l’islam, l’interdiction absolue de son partage, l’impératif du djihad contre les Juifs, l’élimination de l’État d’Israël.
Le Hamas se constitue de suite en deux « branches » : la direction politique du mouvement, alors assurée par le Cheikh Yassine et son entourage, et l’organisation armée faite des brigades « Ezzedine al-Qassam » dirigées par une direction militaire, autonome et distincte de la direction politique.
Le Hamas veut apparaître comme le plus farouche combattant pour la récupération de la « Terre sainte » islamique spoliée par Israël. Sa racine religieuse nourrit une radicalité politique qui ne le quitte plus. Alors que d’autres partis issus des Frères musulmans, tels les partis marocain, tunisien, jordanien, se sont « embourgeoisés », le Hamas, en contact direct avec l’occupant israélien et en compétition avec le Fatah laïc, ne s’est jamais « embourgeoisé ». Nourri de l’islam politique de ses origines, il peut très difficilement se renier sur ce point fondamental de l’illégitimité de l’État d’Israël, point qui est devenu son image de marque auprès des réfugiés palestiniens et de leurs descendants.
Or, à Alger, en novembre 1988, le leader du Fatah, Yasser Arafat, déclare accepter la perspective d’un État palestinien « temporaire » sur la seule Cisjordanie et décide en conséquence de réformer la charte de l’OLP en ce sens. C’est une façon indirecte d’accepter l’existence d’Israël. C’est bien un « compromis historique » qu’accomplit le leader du Fatah, après un siècle d’affrontement entre Juifs et Arabes sur la terre de Palestine. Cette offre d’un compromis territorial faite par le leader du Fatah est considérée comme sacrilège par le Hamas. Ce dernier s’oppose frontalement à la résolution d’Alger et engage une confrontation avec le mouvement de Yasser Arafat.
Fort logiquement, le Hamas fait alors tout pour saboter le processus de négociation ouvert au début des années 1990 qui aboutit à la signature des accords d’Oslo de 1994 entre le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et Yasser Arafat. Oslo met en place un processus de transition vers un État palestinien, une première phase consistant à créer une Autorité palestinienne et un embryon territorial, suivie de la négociation d’un « statut permanent » créant un véritable État palestinien dans les cinq ans suivant les accords d’Oslo. L’espoir ouvert par Oslo est immense.
Par une campagne d’une dizaine d’attentats-suicides en Israël, le Hamas réussit à bloquer le dialogue entamé par Rabin et Arafat sur la construction du « statut permanent » de l’État palestinien. La réussite de l’action de sabotage de la paix menée par le Hamas est complète. Il obtient le durcissement de l’attitude de Rabin à l’égard d’Arafat et la suspension, à l’automne 1995, des discussions sur la seconde étape des accords d’Oslo, juste avant l’assassinat du Premier ministre israélien par un extrémiste religieux juif. Les nouveaux attentats du Hamas de l’hiver 1996, destinés à affaiblir le successeur de Rabin, Shimon Peres, décidé à reprendre le cours des négociations amorcées par Rabin, atteignent également leur but. Peres perd les élections en 1997. Le Hamas a parfaitement joué de la fragilité de la politique israélienne et de la fragilité de l’assise d’Arafat pour « tuer » la dynamique de la paix ouverte par Oslo.
3. Le Hamas « terroriste » et le Hamas « politique » (2000-2007)
En 2000, après la défaite électorale du Likoud, le nouveau Premier ministre Ehud Barak, un ancien général, héritier spirituel de Rabin, relance le processus de paix avec l’objectif ambitieux de conclure en un an l’accord final sur l’État palestinien. Mais, au moment même où Arafat accepte de négocier l’accord de paix avec Ehud Barak, éclate, fin septembre 2000, la seconde Intifada, ouverte par les éléments durs du Fatah, admiratifs des succès du Hezbollah face à Tsahal au Sud-Liban. Le Hamas décide immédiatement de s’y associer de façon spectaculaire et forte, pour ne pas laisser le bénéfice politique de l’Intifada au seul Fatah. Il entreprend une campagne d’attentats-suicides, spectaculaire et meurtrière, sur le territoire israélien. Une quarantaine d’attentats-suicides du Hamas a ainsi lieu en Israël pendant les années de la seconde Intifada. Ce dernier veut radicaliser l’affrontement armé pour le rendre irréversible et montrer aux Palestiniens et à Israël qu’il est le principal opposant de l’État d’Israël. Sa conduite extrême « paye », si on peut dire. Elle contribue largement à la défaite de Barak, à la victoire du Likoud, dirigé par Ariel Sharon, aux élections de février 2001, à la crise de la gauche israélienne, ainsi qu’à l’affaiblissement d’Arafat et de l’Autorité palestinienne de Ramallah, jugés responsables de négligence et d’inaction par le gouvernement d’Israël. De plus, l’action du Hamas lui permet de rallier le soutien d’une large partie de la population de Gaza, sa base historique. Mais, en 2004, Ariel Sharon, après s’être convaincu au cours des années de la seconde Intifada que la sécurité d’Israël passe par l’établissement d’un État palestinien et l’avoir proclamé dans son discours d’Herzliya de décembre 2002, décide, contre son propre parti du Likoud, emmené par Netanyahou et à la fureur des colons mais avec le soutien des partis de gauche, de procéder à une première étape en quittant Gaza. Au début de l’année 2005, il en retire les 8 000 colons et les troupes israéliennes. Gaza revient alors complètement dans le giron palestinien.
À ce moment, le Hamas entre en évolution. Le Cheikh Yassine, son dirigeant historique depuis quarante-cinq ans, est tué par les Israéliens en 2004 en représailles aux attentats du Hamas de la seconde Intifada. L’organe de direction du Hamas, l’assemblée de la Choura, investit une nouvelle direction politique avec Khaled Mechaal et Ismaël Haniyeh, tous deux originaires des camps de réfugiés palestiniens de Gaza. Ces deux hommes font franchir une nouvelle étape au Hamas.
La nouvelle direction politique du Hamas prend acte de l’échec de la seconde Intifada militaire, mais elle prend également conscience des opportunités politiques qui s’offrent au Hamas de conquérir le pouvoir à Gaza ainsi qu’en Cisjordanie, du fait de sa popularité croissante au sein de la population palestinienne. Sous l’impulsion de ces nouveaux dirigeants politiques, le Hamas réalise qu’il peut devenir le nouveau maître du jeu de la cause palestinienne à la place de l’Autorité palestinienne et du Fatah, s’il ne se contente plus d’être un acteur « terroriste » et s’il devient un acteur « politique ». C’est le choix stratégique qu’il amorce en 2005.
En 2005, alors que Sharon retire colons et forces armées de Gaza, la nouvelle direction du Hamas annonce une trêve des attentats visant Israël. Mais, dès le départ accompli des derniers colons et des troupes israéliennes, la crise s’ouvre à Gaza pour le contrôle politique de la zone entre l’Autorité palestinienne, personnifiée à Gaza par Mohammed Dahlan, condottiere avide de pouvoir personnel, et le Hamas.
Au même moment, alors que le Hamas a boycotté les élections palestiniennes des années post-Oslo en raison de son hostilité de principe à l’Autorité palestinienne et aux accords d’Oslo, il décide de se présenter aux élections municipales de 2005, et il les gagne. Dans la foulée, il se présente aux élections législatives de janvier 2006 pour le renouvellement du Conseil législatif, élu dix ans plus tôt, en 1996, et jamais renouvelé en raison du conflit. Ce Conseil est largement dominé par le Fatah. Mais le Hamas, qui mène campagne publiquement dans les territoires palestiniens sous les yeux de l’armée israélienne, alors qu’il organisait des attentats en territoire israélien quelques mois auparavant, gagne nettement ces élections, avec 74 sièges contre 45 au Fatah.
C’est un choc énorme en Palestine où ces élections devaient consacrer la légitimité et le pouvoir du nouveau président de l’Autorité, successeur d’Arafat, Mahmoud Abbas, dit Abou Mazen. C’est aussi un choc en Israël et dans le monde occidental où le Hamas est considéré purement et simplement comme un mouvement « terroriste », mais aussi dans le monde arabe qui voit toujours le Hamas comme l’héritier des « Frères musulmans ». Le Hamas, jusqu’alors pestiféré, devient d’un coup un interlocuteur incontournable de la question palestinienne. C’est exactement ce que recherchait la nouvelle direction du Hamas, forte du soutien majoritaire des populations palestiniennes de Cisjordanie, de Jérusalem et de Gaza.
À Ramallah, Mahmoud Abbas, peut-être convaincu qu’il peut faire revenir le Hamas dans le giron politique palestinien, nomme Ismaël Haniyeh Premier ministre de l’Autorité palestinienne. En mars 2006, celui-ci forme un gouvernement composé en majorité de membres du Hamas de Cisjordanie, traditionnellement beaucoup moins radicaux que le Hamas gazaoui par rapport à Israël. Ismaël Haniyeh fait alors des déclarations plutôt modérées sur l’État d’Israël et l’arrêt des attentats.
Mais, quelques semaines plus tard, un commando de la branche militaire du Hamas de Gaza enlève un soldat israélien, Gilad Shalit, après un combat à la frontière aux portes de Gaza. L’enlèvement de Gilad Shalit, au moment de la mise en place d’un gouvernement du Hamas à Ramallah, montre bien l’ambiguïté d’une organisation désormais tiraillée entre son combat contre Israël et son adaptation à une vie politique policée. Le gouvernement israélien réagit fort en bombardant et en entrant dans Gaza, mais aussi en arrêtant des ministres et des parlementaires du Hamas. C’est peut-être ce que recherchaient les auteurs de l’enlèvement du soldat Shalit.
S’il existe peut-être deux lignes à l’intérieur du Hamas à ce moment-là, il existe également deux lignes au sein du Fatah : celle des jeunes générations favorables à une coopération avec le gouvernement dirigé par le Hamas et pariant sur sa modération future ; et la « vieille garde » farouchement hostile à tout rapprochement avec l’adversaire historique.
C’est la ligne dure qui l’emporte, tant au sein du Hamas qu’au sein du Fatah. La séquence est la suivante. Sachant qu’Israël et l’Amérique le soutiennent et que l’Union européenne est tétanisée par le Hamas, le Fatah s’en prend au Hamas en Cisjordanie et à Gaza. Les violences interpalestiniennes s’enflamment. En juin 2007, le Hamas réagit en organisant un véritable assaut contre les institutions de l’Autorité palestinienne de Gaza et en s’emparant du pouvoir sur la ville et la zone. Du coup, Mahmoud Abbas, sous la double pression des pays occidentaux et de son propre parti, le Fatah, révoque le gouvernement d’Ismaël Haniyeh et dissout le Conseil palestinien. C’est le début de la guerre civile palestinienne entre le Fatah et le Hamas, une guerre civile qui n’a depuis jamais cessé.
Il n’y a pas eu d’autres élections palestiniennes depuis lors. Les discussions interpalestiniennes d’Istanbul et du Qatar de l’automne 2020 pour le retour à des élections tournent court lorsque Mahmoud Abbas annonce de nouveau l’arrêt du processus électoral en mai 2021. Ces élections constituent en effet un risque énorme pour le Fatah de Mahmoud Abbas, au vu des sondages favorables au Hamas à 52 %.
L’aboutissement de cette séquence est la scission du territoire palestinien en deux entités contrôlées par des pouvoirs rivaux : la Cisjordanie gouvernée par le Fatah et la bande de Gaza par le Hamas.
Cette période 2005-2007 a-t-elle été une grande occasion manquée pour l’inclusion du Hamas dans le processus politique israélo-palestinien ? Y a-t-il eu un réel changement stratégique du Hamas ou, plus simplement, une adaptation tactique face à l’opportunité électorale d’une victoire ? Ne s’est-il pas produit plutôt des divisions internes entre la branche politique et la branche militaire du mouvement ? Ces questions ont été posées, et se posent encore aujourd’hui, sur ce qui s’est passé réellement au sein du Hamas dans cette période 2005-2007. Car c’est le même Hamas qui, à l’époque, gouverne à Ramallah aux côtés de Mahmoud Abbas, enlève le soldat israélien Shalit et affronte le Fatah à Gaza.
Notre analyse est la suivante. Le Hamas est alors « coincé » entre sa longue histoire faite d’une radicalité et un futur politique qu’il découvre par ses victoires électorales de 2005-2006 mais qu’il n’a pas le temps de digérer. Entre 2005 et 2007, le Hamas est en phase d’apprentissage d’une nouvelle politique, mais l’expérience tourne court.
II. Le « Hamastan » et la « drôle de relation » entre Hamas et Israël (2007-2021)
Maintenant que le Hamas a été chassé de la Cisjordanie par le Fatah mais qu’il gouverne Gaza, que va-t-il faire ? Va-t-il se contenter de régner sur Gaza et d’agir comme un État en cohabitant pacifiquement avec Israël ? Ou va-t-il vouloir en faire un bastion terroriste porteur du combat palestinien contre Israël ?
1. Le « Hamastan »
D’abord, qui gouverne à Gaza ce « proto-État » que l’on va appeler le « Hamastan » ?
La direction de la branche politique est actuellement animée par Ismaël Haniyeh, homme de confiance du Cheikh Yassine en son temps, généralement considéré comme un pragmatique, et élu à ce poste par la Choura en 2017 à la suite de Khaled Meshaal. Haniyeh ne vit pas à Gaza et préfère s’établir au Qatar ou en Turquie pour des raisons de sécurité. Le représentant de la direction politique du mouvement à Gaza est actuellement Yahya Sinouar, un descendant d’une famille réfugiée installée au camp de Khan Younès, bastion historique du Hamas, un militant ayant passé vingt-deux ans dans les prisons israéliennes et libéré dans le cadre de l’échange avec le soldat Shalit. La direction de la branche militaire du mouvement en charge des Brigades Ezzedine al-Qassam est entièrement installée à Gaza. Il y a successivement à sa tête Yahia Ayache, « l’ingénieur », tué en 1996 ; Salah Shehadeh, membre du Hamas depuis sa création et tué en 2002 ; Ahmed Jaabari, auteur de l’enlèvement de Gilad Shalit, devenu un interlocuteur privilégié des services israéliens à Gaza, tué dans l’opération de 2012 « Pilier de la défense » ; et, depuis lors, Mohammad Deïf, d’une famille du camp de Khan Younès, ancien « frère musulman », héritier de « l’ingénieur », emprisonné tour à tour par Israël et par l’Autorité palestinienne, et, depuis la seconde Intifada, « cerveau » des attentats-suicides du Hamas, ayant survécu à une dizaine de tentatives d’assassinat, la dernière de mai 2021.
Cette situation donne la possibilité à la branche militaire de jouir d’une latitude d’action qui lui permet de prendre l’initiative, voire de contrecarrer la branche politique, comme cela semble avoir été le cas en 2006 lors de l’enlèvement du soldat Shalit.
Après avoir conquis le pouvoir dans la zone de Gaza en 2007, la direction du Hamas s’assure d’abord de son contrôle effectif par l’élimination de tous les cadres du Fatah et par une police étendue à toutes les activités sociales et associatives. Gaza, ses institutions et sa société sont mis en coupe réglée par les forces du Hamas.
Par ailleurs, le Hamas cherche à étendre son réseau international, au-delà des deux pays qui le soutiennent, le Qatar et la Turquie d’Erdogan, deux pays ayant des liens historiques avec les Frères Musulmans. Malgré le clivage religieux et malgré l’opposition de point de vue sur la crise syrienne, le Hamas veut se rapprocher de l’Iran.
Désormais en charge d’un territoire et souhaitant préserver cet acquis politique, le Hamas définit sa position vis-à-vis d’Israël, dont il est devenu un « voisin ». Il a bien conscience que la séquence avortée de 2005-2007 ne se reproduira pas de sitôt. Mais si, d’un côté, il veut, plus que jamais, rester fidèle à sa stratégie et à son image du premier combattant d’Israël, de l’autre, il veut absolument préserver son « proto-État » de Gaza, acquis de haute lutte. Alors que l’Autorité palestinienne ne se remet pas de la crise provoquée par l’échec de la seconde Intifada et s’enfonce dans une dépression politique accentuée par la politique du gouvernement de Netanyahou mettant à l’arrière-plan la question palestinienne, le Hamas voit toute l’opportunité pour lui de devenir, sans courir de risques excessifs pour Gaza, « le seul combattant » défenseur du peuple palestinien. Le Hamas se décide alors à pratiquer une guerre « constante mais limitée » à Israël.
2. La « drôle de relation » entre le Hamas et Israël
Israël, de son côté, décide de pratiquer aussi à l’égard du Hamas une guerre constante mais limitée.
En 2008, Netanyahou et le Likoud retrouvent le pouvoir, après l’accident cérébral de son adversaire Ariel Sharon en 2006 et l’échec électoral de Kadima, le parti créé par Sharon et animé par ses héritiers Ehud Olmert et Tzipi Livni. Netanyahou, adversaire de Sharon au moment du retrait de Gaza de 2004, critique en 1995 des accords d’Oslo, est sur une ligne claire quant à la question palestinienne : l’immobilisme.
S’il n’est plus question de revenir sur l’existence d’une Autorité palestinienne administrant une partie des Territoires de Cisjordanie et Gaza, et ce d’autant plus que la police palestinienne coopère sans problème avec les services de sécurité israéliens, il n’est pas question de négocier la création d’un État palestinien prévue par les accords d’Oslo, ni même de renforcer l’Autorité palestinienne. Il s’agit de laisser croître « naturellement » les colonies juives autour de Jérusalem et en Cisjordanie. Certes, il sait qu’il y aura des tensions et des manifestations palestiniennes à Jérusalem ou en Cisjordanie, mais il est décidé à gérer la question palestinienne « à petit feu ».
Netanyahou est bien conscient de la « fatigue » générale sur la question palestinienne à la suite de la seconde Intifada. Il en profite pour développer une stratégie « d’oubli » des Palestiniens. Netanyahou peut d’autant plus facilement pratiquer une politique de « mise à l’écart » de la question palestinienne qu’il peut compter sur la désaffection arabe et la lassitude des autres puissances. Cette situation nouvelle qu’est la disparition du « préalable palestinien » dans la politique arabe permet à Netanyahou de se lancer, avec le soutien de Trump puis de Biden, dans une politique de normalisation et d’alliance avec le monde arabe sunnite face à l’Iran. Les « accords d’Abraham » de 2020 doivent trouver prochainement leur étape ultime avec la normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite, facilitée par l’Amérique.
De ce fait, Netanyahou voit dans le « Hamastan », le « proto-État » établi par le Hamas à Gaza, un « risque utile ». Il préfère le risque militaire d’un conflit limité avec le Hamas au risque politique de la paix négociée avec l’Autorité palestinienne. Certes, le Hamas se veut l’adversaire le plus résolu d’Israël et s’affiche comme tel. Mais l’existence de deux entités palestiniennes arrange Netanyahou dans la mesure où cette situation affaiblit l’autorité du président de l’Autorité palestinienne et interdit toute négociation sur un État palestinien. Bibi Netanyahou a besoin de ce « proto-État » pour diviser et affaiblir les dirigeants palestiniens et il est convaincu que le Hamas restera « prudent » dans son combat affiché contre Israël. Certes, Netanyahou « enferme » Gaza en coupant la circulation entre Gaza et Israël au point de contrôle d’Erez et en bâtissant une barrière de sécurité tout autour de la zone de Gaza. De plus, il bâtit le « Dôme de fer », un système destiné à détruire les missiles du Hamas envoyés sur les habitations israéliennes. Mais il ne veut pas « éradiquer » le Hamas ni détruire son bastion de Gaza, d’autant plus que ce serait un combat urbain terriblement meurtrier pour l’armée israélienne. Qui plus est, il se coordonne avec le Qatar pour que l’argent qatari destiné au Hamas pour l’administration de la zone, c’est-à-dire quelques centaines de millions de dollars par an, arrive bien à Gaza. Au point que l’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak parle d’un « pacte non écrit » entre Bibi Netanyahou et le Hamas.
Il se crée ainsi entre le gouvernement de Netanyahou et le Hamas une « drôle de relation », une relation « d’ennemis complices », une cohabitation « mi-guerre, mi-paix », dans laquelle les deux protagonistes pratiquent le même langage codé, celui de la guerre limitée. Israël va d’autant plus « s’endormir » sur Gaza et le Hamas que Netanyahou est persuadé de la « modération » du Hamas et de la pérennité de son « deal » avec celui-ci, « deal » fondé sur la logique mutuelle d’un conflit « à petit feu ». Ce rapport ambigu couvre la période des années 2007 à 2021.
On assiste donc par trois fois, en 2008, 2012 et 2014, à la séquence « classique » où, aux roquettes du Hamas, répond une réaction israélienne aérienne ou terrestre neutralisant quelques dirigeants de la branche militaire du Hamas, détruisant des tunnels et des centres de production de missiles, ce qui aboutit à la médiation égyptienne et au retour à la « cohabitation » :
– après les roquettes Qassam contre la ville de Sdérot, voisine de Gaza, opération « Plomb durci » de décembre 2008 avec un raid aérien suivi d’une intervention terrestre,
– opération « Pilier de la défense » de novembre 2012, avec une semaine de combats après les multiples tirs de roquettes du Hamas conduisant à l’élimination d’Ahmad Jaabari, chef de la branche militaire,
– après l’enlèvement et le meurtre de trois adolescents israéliens et des tirs de roquettes, opération « Bordure protectrice » de juillet 2014, troisième guerre entre Israël et le Hamas, avec deux mois de frappes aériennes et une offensive terrestre contre les tunnels et les centres de fabrication de roquettes.
Ainsi, le Hamas prend de temps à autre l’initiative d’un affrontement limité dans le temps et le volume des forces déployées pour affirmer son leadership sur la question palestinienne. Le gouvernement israélien riposte également de façon limitée, comme dans un jeu codé dans lequel les deux adversaires ne veulent pas d’une guerre totale, tant ils ont besoin l’un de l’autre pour confirmer leur légitimité et asseoir leur propre pouvoir. La « gestion » israélienne du Hamas depuis 2007 a été conçue par Netanyahou comme un jeu « gagnant » pour sa politique d’immobilisme sur la Palestine. Le choc du 7 octobre 2023 en est d’autant plus traumatisant.
Ce « drôle de jeu » entre Israël et le Hamas fonctionne quinze années durant. Mais les temps changent en 2021.
3. L’opération « La bataille pour Al-Aqsa » de mai 2021
Le 8 mai 2021, au début du ramadan, la situation palestinienne s’embrase, non pas en Cisjordanie, ni à Gaza, mais à Jérusalem. L’esplanade des Mosquées est le théâtre d’accrochages entre la police israélienne et de jeunes Palestiniens de Jérusalem qui ont transformé la mosquée Al-Aqsa en un fortin, par crainte d’un assaut de sionistes religieux qui ont programmé une « marche au drapeau » à l’occasion du « Jour de Jérusalem » célébrant la prise de Jérusalem-Est de 1967. La « marche » est interdite, mais la police israélienne entre sur l’esplanade et dans la mosquée Al-Aqsa pour en déloger les Palestiniens armés et prêts à en découdre. Les choses se calment à Jérusalem, mais les réseaux sociaux relaient les images du nettoyage par la police israélienne de l’esplanade des Mosquées et de la mosquée Al-Aqsa. Ces images mettent le feu aux poudres.
Pendant tout un mois, c’est la « guerre pour Al-Aqsa ». À la surprise de l’état-major israélien, « endormi » par le « pacte » liant Hamas et Israël, le Hamas sort de la réserve qui est la sienne depuis 2014. Son dirigeant politique, Yahya Sinouar, franchit la ligne rouge tacite en lançant une opération d’envergure au nom de la défense des Lieux saints de l’islam. Il envoie près de 4 000 roquettes sur le sud d’Israël, mais aussi, fait nouveau, sur Tel-Aviv et Jérusalem, démontrant ainsi sa nouvelle puissance de feu et sa capacité à saturer partiellement le bouclier antimissile du « Dôme de fer ». Au même moment, à Jérusalem, une foule de Palestiniens scande le nom du Hamas sur l’esplanade des Mosquées et le drapeau du Hamas est planté au sommet de la mosquée d’Al-Aqsa. Plus encore, les Arabes palestiniens d’Israël se mettent en mouvement, et ce, pour la première fois depuis 1948. Dans les villes arabes et mixtes d’Israël, de Haïfa à Jaffa et Lod, Juifs et Arabes se tirent dessus.
Le Hamas réalise que le détonateur d’Al-Aqsa éveille quelque chose d’inédit, une révolte politico-religieuse de tous les Arabes palestiniens d’Israël, de Jérusalem et de Cisjordanie. Frustré de la nouvelle annulation des élections palestiniennes décidée par Mahmoud Abbas, qui craint une victoire de ses adversaires, le Hamas comprend le bénéfice qu’il peut tirer d’une récupération de cette émotion palestinienne en se lançant dans une « guerre pour Al-Aqsa », alors que viennent d’être signés les « accords d’Abraham », ces accords de normalisation entre Israël et certains pays du Golfe, ainsi que le Maroc, sous la houlette américaine. Cette opération armée du Hamas s’éclaire du discours du chef de la branche militaire, Mohammad Deïf, silencieux depuis 2014. Celui-ci affirme « l’unité de front » entre tous les Palestiniens de Palestine et d’Israël, mais aussi avec le Hezbollah libanais. Israël riposte avec des bombardements de Gaza d’une rare intensité ciblant les dirigeants de la branche armée et les tunnels. Ce mois de conflit acharné n’a rien à voir avec les opérations limitées précédentes, jusqu’au cessez-le-feu du 21 mai.
Le Hamas gagne énormément dans cette quatrième guerre de mai 2021 par le sursaut de fierté palestinienne qu’il a animé et nourri. Il s’est créé, comme jamais depuis 1948, un moment d’unité nationale palestinienne, de Gaza à Jérusalem en passant par Haïfa et Lod. Le tournant de cette quatrième guerre entre le Hamas et Israël éclaire ce qui va se passer le 7 octobre 2023.
III. Le 7 octobre 2023 et l’après
1. L’opération « Déluge d’Al-Aqsa »
Ce qui a débuté le 7 octobre 2023 est le cinquième chapitre de la guerre entre le Hamas et Israël.
L’opération du 7 octobre 2023 est une opération sophistiquée, minutieusement préparée de longue date. Le Hamas réussit à mener la première incursion massive d’une force arabe sur le territoire israélien, chose jamais réalisée depuis 1948. Israël n’a jamais connu cette situation. Il y a d’abord une double opération aérienne : l’envoi de 5 000 roquettes destinées à noyer le Dôme de fer et, pour la première fois, l’utilisation de drones lancés sur les tours de détection de la barrière de sécurité pour détruire capteurs, caméras et mitrailleuses automatiques. Cette double opération aérienne permet le franchissement massif de 2 000 combattants du passage frontalier d’Erez et d’une trentaine de points de la barrière, aboutissant à l’occupation pendant toute la journée de kibboutz et de villages situés autour de la zone de Gaza, d’un commissariat à Sdérot et même du quartier général israélien de la région. Plus de 1 400 civils sont massacrés, plus de 200 personnes sont prises en otages.
Cette opération est un changement de stratégie totale par rapport aux opérations précédentes. Alors que le Hamas gouverne Gaza depuis quinze ans sans risque particulier, pourquoi cette opération « barbare » ? Pourquoi ce risque d’une diabolisation extrême ? Et pourquoi maintenant ?
La thèse explicative immédiate donnée par de nombreux experts est la thèse « iranienne ». L’Iran, dont l’objectif aurait été le blocage de l’accord de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite en cours de finalisation, aurait incité son partenaire du Hamas à déclencher une opération de guerre brisant le jeu diplomatique israélien, saoudien et américain. Certes, il existe un intérêt commun au Hamas et à l’Iran pour empêcher l’établissement au Moyen-Orient d’un ordre israélo-arabe parrainé par les Américains et réglant à sa façon la question palestinienne. Mais toutes les chancelleries occidentales sont convenues très vite, au vu des renseignements en leur possession, que l’Iran, si elle a pu en être informée, n’a pas été à l’initiative du déclenchement de l’opération du Hamas. Il s’est bien agi d’une décision du Hamas.
En fait, après l’opération de mai 2021, le Hamas est convaincu que la guerre peut être payante. Il conclut de l’opération « Bataille pour Al-Aqsa » de 2021 qu’il faut sortir du jeu politique de la « cohabitation » des années précédentes et revenir au combat militaire, exercer une pression forte sur Israël par une nouvelle Intifada désormais possible afin d’obtenir des résultats tangibles pour un changement de la situation palestinienne. C’est ce temps nouveau qui éclaire la période menant au 7 octobre 2023.
L’évolution de la situation israélo-palestinienne en 2022-2023 renforce le Hamas dans sa conviction.
Il suit attentivement les péripéties politiques israéliennes et, notamment, les actions provocantes des extrémistes du Parti sioniste religieux, entré au gouvernement de Netanyahou après son score aux élections de la Knesset de 2022. Il se convainc que le durcissement d’Israël sous la pression du nouveau parti « suprémaciste », animé par Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, joue en sa faveur dans la mesure où ces provocations, notamment le libre accès des Juifs à l’esplanade des Mosquées, accroissent la possibilité d’une nouvelle Intifada.
De plus, le Hamas perçoit bien l’ébullition nouvelle à Naplouse et dans d’autres centres de la Cisjordanie intervenue tout au long de l’année 2023. Dans le même temps, tout en conservant ses liens traditionnels avec le Qatar et la Turquie, les deux États protecteurs des Frères musulmans, le Hamas se rapproche de l’Iran chiite et se rabiboche avec la Syrie d’Assad qu’il a critiqué lors des attaques meurtrières contre les Frères musulmans syriens. Et il sait qu’il peut compter désormais sur des capacités militaires nouvelles acquises auprès de l’Iran, notamment en matière de drones.
Le Hamas se sent très fort militairement et politiquement. Il appelle sa nouvelle opération « Tufan », c’est-à-dire le déluge sacré, une expression du Coran reprise de la Bible qui résonne dans tout le monde arabo-musulman pour évoquer la « purification » de la Palestine. Mohammad Deïf, silencieux depuis mai 2021, s’exprime le jour même de l’opération : « Que celui qui a un fusil le sorte, le temps est venu. Nous sommes à l’aube d’une grande révolte qui brisera l’invincibilité d’Israël. » Il ressort de la déclaration de Mohammand Deïf que le Hamas poursuit quatre buts : bloquer la normalisation en cours entre Israël et le monde arabe, provoquer la réaction israélienne et l’entrée d’Israël dans une guerre de Gaza, enclencher la troisième Intifada palestinienne et embraser toute la région.
2. L’après 7 octobre
Si on reprend les quatre objectifs du Hamas, on peut dire aujourd’hui qu’ils sont atteints en partie, mais que rien n’est joué pour l’avenir. On n’en est qu’au début de la cinquième guerre de Gaza.
Le premier résultat atteint a été la suspension immédiate des discussions en cours entre Ryad, Washington et Jérusalem sur la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Dans le contexte de tension actuelle, les « accords d’Abraham » sont mis en veilleuse.
Surtout, le Hamas a précisément provoqué la réaction israélienne qu’il recherchait. Les massacres délibérés du 7 octobre se voulaient un piège tendu au gouvernement de Netanyahou. Plus de 1 400 morts et 200 otages, c’est du jamais vu en Israël. Il faut bien comprendre à quel point dans tout le pays, le 7 octobre a créé un double traumatisme existentiel, celui d’un nouveau « Kippour » doublé d’une nouvelle « Shoah », d’où le discours sur « l’éradication » d’un Hamas diabolisé. Le traumatisme israélien est à l’égal de celui qui a frappé le peuple américain lors du 11-Septembre 2001. La plaie est béante. C’est exactement le résultat que cherchait à obtenir le Hamas. Peu lui importe qu’en Occident l’indignation se soit dressée devant la « barbarie » de son action et qu’il soit considéré comme une organisation « terroriste ». Il a réussi à amener le gouvernement israélien à entrer dans une guerre « totale » contre Gaza.
Le gouvernement israélien est acculé à une guerre totale contre le Hamas comme le gouvernement américain a été acculé après le 11-Septembre à entreprendre une guerre en Afghanistan. Israël a bombardé Gaza comme jamais il ne l’avait fait dans les opérations précédentes. Ces bombardements aériens auraient déjà fait plus de 10 000 morts, selon les sources du Hamas. La séquence recherchée par le Hamas est la création d’une onde de choc, qui diabolise Israël, dans le monde palestinien et arabe ainsi que dans le monde entier, à partir des images d’enfants palestiniens de Gaza tués par les bombes israéliennes. Ce ne sont pas les pressions internationales pour un cessez-le-feu qui freineront le gouvernement israélien. Seule la pression de Biden, dans la ligne de son conseil donné à Netanyahou de ne pas se laisser guider par la fureur comme les Américains après le 11-Septembre, pourrait limiter l’opération guerrière israélienne. Pour le moment, le gouvernement israélien a choisi une guerre urbaine comme la bataille de Mossoul de 2016 contre les forces de Daech retranchées dans la ville, c’est-à-dire un combat de longue durée, quartier par quartier, destiné à éliminer de la ville de Gaza et de ses faubourgs toutes les forces et infrastructures armées du Hamas, sachant qu’à Gaza il y a autant d’éléments à détruire au sol qu’en sous-sol dans les centaines de kilomètres de galeries qui constituent le « métro » de Gaza. Rappelons que la bataille de Mossoul a duré plus de six mois.
Pour qui va jouer le temps à Gaza ? Les guerres précédentes ont duré au maximum un à deux mois et n’ont visé qu’à réagir sans « éradiquer ». Celle-ci a l’objectif d’une neutralisation totale de l’infrastructure militaire du Hamas. Elle dure déjà depuis plus d’un mois et va durer bien plus longtemps. Chacun des deux protagonistes veut être le maître du temps dans cette guerre totale. Chacun mène à sa façon une double guerre militaire et médiatique, illustré par l’affaire du bombardement de l’hôpital de Gaza dont le Hamas a accusé Israël avant que l’on apprenne qu’il s’agissait de l’explosion accidentelle d’un missile du Djihad islamique. Face aux troupes et aux chars israéliens, les capacités d’action et de dissimulation du Hamas sont énormes dans chaque immeuble et dans chaque tunnel. Et, parce que Gaza est tout à la fois un champ de bataille rangée et une ville encore habitée, l’urgence humanitaire et les pressions internationales croissantes pour un cessez-le-feu pèseront de plus en plus sur Israël. Les Israéliens viennent d’affirmer que « le Hamas a perdu le contrôle à Gaza », ses combattants fuyant vers le sud. Même si cela est vrai, nul ne peut prédire la durée de cette bataille de Gaza, ni son issue véritable.
Le Hamas a réussi la première phase de son plan, la conquête de la popularité palestinienne et arabe, ainsi que la déstabilisation d’Israël entraîné dans une forme de guerre totale. Mais il n’a pas tout à fait obtenu ce qu’il espérait de la seconde phase. Il comptait sur deux choses dans l’immédiat après 7 octobre : le déclenchement en Cisjordanie d’une troisième Intifada, ainsi qu’une action rapide et forte du Hezbollah sur le front nord d’Israël. Ces deux choses ne se sont pas produites jusqu’ici. Il est possible que le Hamas ait surestimé sa capacité d’affaiblissement d’Israël et que, finalement, l’Iran, le Hezbollah et les Palestiniens de Cisjordanie ne viennent pas bloquer l’opération militaire israélienne engagée à Gaza.
Certes, la Cisjordanie est redevenue un chaudron avec ces nouveaux groupes de jeunes résistants armés, la recrudescence des attaques palestiniennes depuis un an, le bouillonnement actuel à Naplouse et Jénine, la joie collective manifestée dans les villes de Cisjordanie depuis le 7 octobre. La vraie force du Hamas, davantage que son armée de 20 000 hommes, est sa popularité au sein de la population palestinienne de Cisjordanie. Aujourd’hui, le Hamas vise bien à provoquer une nouvelle Intifada encore plus massive et violente que les précédentes, donc plus difficile à maîtriser pour Israël. Certes, les camps palestiniens et les villes de Naplouse et de Jénine se sont agités sous la double pression de groupes de jeunes Palestiniens qui veulent en découdre ainsi que des groupes du Hamas installés dans les camps.
Depuis le 7 octobre, plus d’une centaine de Palestiniens ont été tués par les colons et les forces de sécurité palestiniennes du Fatah en raison de la protection des colonies juives par l’armée israélienne, mais aussi en raison de l’action répressive des forces de sécurité palestiniennes. Ces forces de sécurité sont affiliées au Fatah et le Fatah, et Mahmoud Abbas leur chef, jouent leur peau dans ce contexte d’une relance de l’affrontement avec le Hamas pour la conquête du pouvoir en Cisjordanie.
Pour le Hamas, la guerre de Gaza doit également ouvrir la voie à un embrasement régional qu’allumerait le Hezbollah sur le front nord. Mais le Hezbollah, jusqu’ici, est resté l’arme au pied, accomplissant le service minimum en procédant à quelques bombardements. L’interview du chef des relations internationales du Hamas, Abou Marzouk, soulignant la « faiblesse » de la réaction du Hezbollah montre bien que le Hamas comptait sur un engagement militaire bien plus robuste de son allié libanais. Le guide du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a bien exprimé de façon enflammée sa solidarité verbale, dans son discours du 3 novembre, mais n’est pas allé plus loin. Il faut dire que le Hezbollah a des intérêts différents de celui du Hamas. Il doit tenir compte de sa relation avec le Liban, dont il est l’un des acteurs politiques essentiels en tant que représentant majoritaire de la communauté chiite. Or, à l’heure présente, le peuple libanais, encore marqué par les dégâts de la guerre de 2006, est très largement hostile à une nouvelle guerre avec Israël. Et le Hezbollah doit tenir compte de sa relation avec l’Iran, sa « maison mère » historique. Or, l’Iran, bien qu’ayant exprimé par la bouche du guide suprême Aki Khamenei un « avertissement » à Israël, ne veut pas s’engager à la légère dans un conflit régional où il aurait beaucoup à perdre. Ainsi, le discours sur « l’unité de front » exprimé par Mohammad Deïf et Hassan Nasrallah lors de la crise de 2021 n’a pas, pour le moment, de traduction opérationnelle.
Pour le moment, rien n’est joué. Le Hamas pense probablement qu’il peut gagner cette nouvelle guerre, tant sur le terrain à Gaza que sur les autres fronts palestinien et libanais. Il pense pouvoir, dans la durée, affaiblir Israël en l’obligeant à se battre sur tous les fronts, y compris le front intérieur si les Arabes israéliens se mettent en mouvement comme en mai 2021. Le gouvernement israélien, bien que de plus en plus isolé et vilipendé sur le plan international, est convaincu qu’il peut gagner sur tous les fronts : la bataille de Gaza par son armée, le bouillonnement en Cisjordanie par l’action conjointe de ses forces et des forces de sécurité du Fatah, le front nord par la dissuasion exercée par lui-même et la flotte américaine arrivée en Méditerranée. Un jeu du chat et de la souris s’est engagé entre les deux adversaires, qui le savent bien eux-mêmes, et tous les coups sont permis. Le Hamas joue de son avantage du terrain à Gaza ainsi que de l’opinion palestinienne et arabe, alors qu’Israël joue de sa force militaire, de son alliance avec l’Amérique, mais aussi de sa connivence de fait avec le Fatah et les puissances arabes régionales historiquement hostiles au Hamas.
3. L’attitude des puissances
Face à cette nouvelle crise israélo-palestinienne, toutes les puissances, celles de la région et les autres, ont réagi chacune selon sa propre logique et son intérêt immédiat.
L’Amérique a exprimé tout de suite sa solidarité active à Israël, notamment au Conseil de sécurité de l’ONU où elle a mis son veto au vote de résolutions appelant à un cessez-le-feu. Dans le même temps, elle a manifesté sa volonté d’un non-embrasement de la région. D’où le triple message de Biden à Jérusalem : solidarité avec Israël par le soutien de l’opération contre le Hamas et l’envoi de conseillers militaires américains spécialistes de la guerre urbaine ; volonté d’une limitation du conflit par l’avertissement à l’Iran et au Hezbollah accompagné de l’envoi de deux groupes aéronavals en Méditerranée orientale ; appel à une solution politique par le conseil donné à Netanyahou d’une réflexion sur l’échec de l’Amérique en Afghanistan et sur la nécessité le moment venu d’un processus politique pour la solution des deux États. L’Amérique de Biden a décidé de se réengager sur la question palestinienne. Mais Biden n’a plus que quelques mois devant lui.
La Russie, peut-être informée par l’Iran de l’opération du 7 octobre, y a vu de suite la double opportunité « d’éloigner » le conflit d’Ukraine de l’attention mondiale et de marquer un point sur le monde occidental par rapport au « Sud global » et au monde arabe en mettant de côté sa traditionnelle relation avec Israël et en recevant ouvertement à Moscou une délégation du Hamas.
La Chine, qui n’a jamais eu jusqu’ici d’implication sur le dossier palestinien, est absente du débat.
L’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis sont trois puissances arabes tout à la fois anti-Hamas ; car anti-Frères musulmans et en compétition avec l’Iran. De plus, toutes trois ont « oublié » depuis 2006 la question palestinienne et s’apprêtaient à normaliser leurs relations avec Israël par les « accords d’Abraham ». Rappelons que l’Égypte avait informé les services israéliens de l’imminence de l’attaque du Hamas. Elles sont particulièrement discrètes depuis le 7 octobre, prises entre leurs relations diplomatiques avec Israël et leur aversion du Hamas, à l’inverse de leurs populations pro-palestiniennes. D’un côté, elles en appellent publiquement à un cessez-le-feu, mais, de l’autre, elles espèrent secrètement qu’Israël réussira son opération de démolition du Hamas.
Le Qatar et la Turquie ont tous deux des relations de longue date avec le Hamas, du fait de leur proximité avec les Frères musulmans.
La Turquie, ancien allié d’Israël, est devenue un partenaire du Hamas lorsque le parti islamiste de l’AKP, « cousin » du Hamas, est parvenu au pouvoir. Recep Erdogan, qui venait tout juste de renouer avec Israël, espérait bien pouvoir jouer un rôle de médiateur, ce qui ne s’est pas fait. Dépité, Erdogan a rompu avec Netanyahou et reproche violemment au monde occidental son soutien à Israël.
Quant au Qatar, principal bailleur de fonds du Hamas, il faut rappeler qu’il loge à Doha tout à la fois le Centcom américain (instance responsable des opérations militaires américaines au Moyen-Orient, en Asie centrale et Asie du Sud) et le bureau politique du Hamas. Il a décidé fort habilement d’être le médiateur privilégié sur la question des otages.
L’Union européenne, absente politiquement, n’en est pas moins le principal bailleur de fonds de l’Autorité palestinienne et de Gaza, et sera sollicitée le lendemain de la guerre pour participer à la reconstruction de Gaza.
La France est la seule puissance européenne à pouvoir agir et influer quelque peu. Seule la France a une relation forte avec Israël, les grandes puissances arabes et le Liban. En témoignent le voyage qu’a accompli Emmanuel Macron à Jérusalem, à Ramallah, à Amman et au Caire, le voyage du ministre de la Défense Sébastien Lecornu à Beyrouth, la Conférence de Paris sur le volet humanitaire de Gaza en relation avec la Grande-Bretagne et l’Égypte.
4. Après la guerre, quoi ?
Chaque grande guerre a des conséquences politiques. La guerre des Six Jours de 1967 a conduit à l’occupation des territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza par Israël, la guerre du Kippour d’octobre 1973 a conduit à la normalisation des relations d’Israël avec l’Égypte, la première Intifada de 1987 a abouti aux accords d’Oslo, la seconde Intifada de 2000 a fait disparaître la gauche israélienne de la Knesset et la question palestinienne des chancelleries.
Mon analyse est la suivante. C’est, pour des semaines voire des mois, le « temps du sang ». Ce moment, tant de fois vécu au Moyen-Orient, va engendrer de nouvelles victimes à Gaza et une explosion de l’antisémitisme dans le monde. Mais, au bout de la guerre, Israël et le Hamas, quoi qu’il arrive à Gaza, seront toujours là. Viendra alors le temps des comptes à rendre, de chaque côté. Une commission d’enquête jugera Netanyahou, comme Golda Meir avait été jugée en 1974, mais les Palestiniens également feront leurs comptes, y compris au sein du Hamas.
Puis viendra le temps de la politique. C’est à ce moment-là que les puissances extérieures devront se manifester fortement. Il y aura la nécessité d’un « collectif » de puissances représentatif du monde actuel. Car il n’y aura pas de solution de paix sur la question palestinienne sans l’Amérique et la Russie, mais aussi sans l’Iran, l’Arabie saoudite et le Qatar. Chacune de ces puissances tient un bout de la solution en termes d’influence sur les acteurs locaux ou de garanties d’une paix négociée. Il faudra commencer par une sécurisation forte de la zone de Gaza.
Mais il faudra également que cela bouge sur le terrain israélo-palestinien, car le blocage est là depuis la fin de la seconde Intifada, avec, d’un côté, le gouvernement de Netanyahou et d’une droite de plus en plus extrême, et, de l’autre, le règne d’un Mahmoud Abbas, âgé de 88 ans. Ce devra être le temps des élections en Israël et en Palestine. Et il faut espérer que ce sera l’après-Netanyahou et l’après-Abbas : le moment en Israël pour une coalition du centre avec Benny Gantz et Yaïr Lapid, et le moment en Palestine pour Marwan Barghouti, l’ancien responsable du Fatah, initiateur de la seconde Intifada, détenu dans les prisons israéliennes depuis 2002 et devenu le responsable palestinien le plus populaire, appelé par certains le « Mandela palestinien ».
La question qui se posera sera la participation, ou non, du Hamas à ces élections. J’ai envie de dire qu’il n’y aura pas de paix avec le Hamas, mais qu’il n’y aura pas de paix sans le Hamas. Il faudra que le Hamas « terroriste » se convertisse clairement en un Hamas « politique », qu’il reprenne la voie amorcée en 2006 et qu’il réforme profondément sa Charte comme l’a fait le Fatah en 1988.
Un tel scénario demande une formidable volonté politique de tous côtés, tant de la part des populations que des partis, mouvements et personnalités politiques. Le drame meurtrier actuel peut y conduire. Il faudra du temps, il faudra que la situation politique se décante, il faudra que la lave refroidisse et que les passions du moment fassent place à la lucidité.
Il est aussi possible que ce sursaut politique ne se produise pas, ni en Israël, ni en Palestine, ni chez les puissances extérieures… et que cette guerre de cent ans soit une guerre sans fin.
Jacques Huntzinger
Le 15 novembre 2023