Le Liban, un État faible par construction

Le 4 août dernier, l’explosion meurtrière intervenue au port de Beyrouth est venue aggraver de façon dramatique la crise libanaise, une crise marquée par la faillite financière et économique du pays, la révolte du peuple contre ses élites, une absence de gouvernement depuis une année.

Avant de s’interroger sur l’issue possible de cette crise interminable, il faut remonter le cours de l’histoire pour éclairer la situation très particulière de ce pays auquel la France est liée depuis des siècles. Il faut chercher à comprendre ce qu’est le Liban, c’est-à-dire un État faible par construction, par nécessité.

Le Liban, fruit de la géographie et de l’Empire ottoman

Aucun peuple, aucun État n’échappe à son histoire. Et, particulièrement, le Liban, dont l’histoire est bimillénaire.

L’Empire arabe, initié par Mahomet, va être un empire politico-religieux à la tête duquel le calife est à la fois l’héritier religieux du Prophète et le prince régnant. L’islam sunnite, qui l’a emporté sur les autres courants de l’islam, va gérer l’empire arabo-islamique en hiérarchisant ses habitants au sein de trois statuts : le statut des sunnites, majoritaires et seuls maîtres légitimes de l’Empire ; le statut intermédiaire des deux « minorités du Livre », les juifs et les chrétiens, tolérés et autonomes dans leur mode de fonctionnement civil et religieux ; et le statut, en bas de l’échelle, des minorités musulmanes jugées hérétiques et qui vont subir discrimination et répression. Cette structuration des populations en communautés religieuses distinctes et différenciées dans leurs statuts régnera sur tout l’Orient treize siècles durant, du 7e au 20e siècles. Elle signifie « Tout aux communautés et rien à l’individu », exactement à l’inverse de la formule napoléonienne appliquée aux juifs de France : « Rien aux communautés et tout à l’individu ». Elle a marqué de son empreinte indélébile toutes les sociétés de la région.

Et le Liban, particulièrement. Pourquoi ?

Le Liban est une géographie qui a engendré une histoire.

Ce pays, partie intégrante de l’Empire byzantin jusqu’à la conquête arabe, est fait d’une étroite bande littorale ouverte sur le monde — dont les Phéniciens, premiers explorateurs de la Méditerranée, et le Beyrouth européanisé du 19e siècle seront les grandes illustrations — et d’une montagne en surplomb du littoral. C’est la combinaison de cette géographie avec l’histoire de l’Empire arabo-musulman qui va former la carte humaine du futur Liban.

Alors que les habitants du littoral, autrefois hellénisés et christianisés, vont très massivement se convertir à l’islam sunnite et que les chrétiens orthodoxes, dès lors qu’ils peuvent librement pratiquer leur foi, vont facilement accepter de passer de la tutelle byzantine à la tutelle arabo-islamique, la montagne deviendra une « montagne refuge » pour toutes les minorités religieuses régionales inquiétées par l’islam sunnite dominant. Le mont Liban accueillera successivement l’une des toutes premières communautés chrétiennes, les mardaïtes venus d’Anatolie, puis les chrétiens maronites fidèles à Rome, puis deux communautés musulmanes minoritaires réprimées par l’islam sunnite, les druzes et les chiites. Les dirigeants mamelouks de l’Empire arabe du 13e siècle persécuteront une nouvelle fois la minorité chiite qui devra fuir la montagne et se réfugier à l’est vers le plateau de la Bekaa et dans le Sud. Dès lors, la montagne du Liban sera une terre « communautaire » habitée par maronites et druzes, une sorte d’ilot social et religieux au sein de l’Empire arabe.

Carte du Liban en relief. Source : site Le Cartographe

L’Empire ottoman, successeur au 15e siècle des Arabes dans la gestion de l’Empire islamique sunnite, fabriquera la première forme d’État libanais, l’Émirat du mont Liban, qui durera quatre siècles. Cet Émirat du mont Liban sera une entité politique, sociale et culturelle, regroupant les deux communautés maronite et druze installées dans la montagne. Très vite, ces deux communautés se sont organisées en se dotant de familles dirigeantes, les premiers zaïms libanais, dont les Gemayel et les Joumblatt actuels sont les héritiers directs. Le sultan de Constantinople dévoluera un certain pouvoir politique sur l’Émirat à une famille druze, les Maan. Au 17e siècle, l’émir Fakhreddine II créera, en bataillant contre le sultan, la première forme d’un « Grand Liban » s’étendant de la montagne à la mer et sera à l’origine de l’essor de la ville de Beyrouth. De ce fait, à la fin du 17e siècle, le sultan remplacera la dynastie druze sur l’Émirat par une dynastie sunnite, celle des Chehab.

L’histoire politique du Liban franchira une étape essentielle dans la première moitié du 19e siècle lorsque l’émir Béchir II deviendra maronite, s’installera dans le palais de Beiteddine devenu une sorte de palais présidentiel, gouvernera avec sagesse les rapports entre chrétiens et druzes, mais se lèvera contre Constantinople en prenant le parti du pacha d’Égypte en révolte, Mehemet Ali. C’est à cette époque que se cristallise la première identité libanaise, celle d’un État libanais du mont Liban gouverné par les maronites et faisant cohabiter chrétiens et druzes.

Mais l’ascension démographique, économique et politique des maronites au détriment des druzes aux 18e et 19e siècles va entraîner, à partir de 1850, les premiers conflits et les premiers massacres de maronites, au moment même où les puissances européennes viennent d’ouvrir la « question d’Orient », c’est-à-dire leur intrusion dans l’Empire ottoman décadent par le biais de la protection des chrétiens de l’Empire. Les massacres opérés par les druzes vont être l’occasion pour la France et l’Angleterre d’imposer en 1861 au sultan la création d’une province autonome du mont Liban gouvernée par un chrétien, le moutassarifat. C’est le point de départ de l’idée d’un « Petit Liban », d’un État chrétien limité au mont Liban dévolu aux chrétiens maronites et, également, le point de départ du « parrainage » du Liban par des puissances extérieures.

La fabrication du « Grand Liban »

L’histoire moderne du Liban sera non pas celle de la création d’un petit État libanais chrétien en continuité avec la longue histoire du mont Liban, mais celle de la fabrication d’un « Grand Liban ». Celui-ci naîtra au forceps et mettra un siècle à devenir une réalité politique substantielle. Quatre dates sont à retenir : 1920, 1943, 1989, 2008.

1920 est la date de l’annonce officielle par le général Gouraud, haut représentant de la France devenue mandataire du Liban après la Première Guerre mondiale, de l’établissement d’un « Grand Liban ». À cette époque, deux projets contraires partagent les populations de la région. Alors que la majorité des habitants du littoral que sont les Arabes sunnites, influencés par le nationalisme arabe naissant, souhaitent soit une « Grande Syrie » arabe intégrant le Liban, soit la restauration d’un grand Empire arabe unifié étendu jusqu’à l’Arabie et gouverné par la famille chérifienne de La Mecque, ce qui avait été la promesse de Lawrence d’Arabie, les chrétiens maronites regroupés dans la montagne veulent pérenniser leur « État chrétien » construit sous l’Empire ottoman et parrainé par les Européens. Mais les chrétiens maronites veulent l’élargir au littoral ainsi qu’au sud afin d’en assurer la viabilité économique. Autrement dit, les maronites veulent un « Grand Liban » gouverné par le « Petit Liban ».

La France de Clemenceau reprendra à son compte la cause maronite et fabriquera un territoire libanais élargi aux dépens notamment du territoire du mandat syrien. Mais, de ce fait, il se crée une entité libanaise faisant cohabiter dans un même ensemble politique des populations aux appartenances et aux histoires très différentes. La France prendra en compte cette réalité nouvelle par l’inscription dans la Constitution de 1928 d’un article provisoire fondant un système confessionnel dans lequel chaque population, les chrétiens maronites, les chrétiens orthodoxes, les sunnites, les chiites, les druzes, ainsi que les autres minorités religieuses, toutes répertoriées dans le registre électoral de 1932, sont reconnues en tant que telles. Ainsi est repris par la France, en continuité avec l’ancien système ottoman, un système qui dure encore et est devenu la pierre angulaire du futur État libanais, le communautarisme.

1943 est la date à laquelle les premiers responsables de l’État libanais indépendant vont élaborer le Pacte national, constitution non écrite du pays toujours en vigueur.

Sous la double menace des nationalistes arabes et des partisans de la Grande Syrie, toujours très nombreux dans la population sunnite, les deux leaders politiques que sont Bechara el Khoury, représentant des chrétiens maronites et partisan du Grand Liban hérité du mandat français, et Riad el Sohl, représentant des sunnites et partisan d’une solution arabe pour le Liban, vont faire un « deal communautaire ». Ils vont affirmer l’indépendance et la neutralité du futur Liban, mais également son arabité, ce qui le conduira à prendre parti dans le futur conflit israélo-arabe. Chacun abandonne quelque chose pour accepter de gouverner ensemble le Grand Liban hérité de 1920. L’un abandonne l’appartenance occidentale du pays et l’autre abandonne l’insertion du Liban dans l’unité arabe.

Mais, surtout, tous deux s’accordent sur l’institutionnalisation du communautarisme comme principe suprême de gouvernement du pays. Les chrétiens disposeront de la Présidence de la République, la fonction exécutive la plus importante, et de 66 sièges au Parlement contre 33 pour les musulmans. Les fonctions administratives seront réparties entre les diverses communautés au prorata du recensement de 1932. Ce Pacte national est très à l’avantage des chrétiens, tant ceux-ci dominaient la vie politique et économique libanaise depuis 1861. Il vient ouvrir la voie à un Liban communautarisé largement dominé par les maronites, lesquels tiennent l’essentiel des leviers du pouvoir, dont l’armée.

Les deux grands objectifs des responsables du Pacte qu’étaient l’arabisation des chrétiens et la libanisation des musulmans ne vont pas s’accomplir. Le Pacte va rester un cadre formel dont le seul résultat effectif sera un communautarisme exacerbé qui se développera sans la formation parallèle d’une conscience nationale. Le « Grand Liban » français, puis le Liban indépendant d’après 1943, ont structuré une « mosaïque communautaire » dénuée d’État.

Il faudra plus de cinquante ans de crises, de violence et de guerre civilo-religieuse pour que le Pacte national, qui structure le pays, de formel devienne substantiel, pour que les populations chrétienne, sunnite, chiite et druze s’approprient le principe fondateur du Pacte qu’est l’esprit de compromis et de partage du pouvoir entre ceux qui voulaient le Grand Liban, les chrétiens maronites, et ceux qui ne le voulaient pas, les communautés musulmanes. Au bout de cette cinquantaine d’années, le Liban chrétien est devenu le Liban de toutes les communautés.

La première grande crise éclatera en 1958. Elle verra s’affronter de façon insurrectionnelle les sunnites libanais, partisans de l’union du Liban avec le projet de Nasser d’une République arabe unie, et le président de la République Camille Chamoun soutenu par les maronites, lequel choisira l’Occident contre Nasser, fera appel à l’assistance militaire américaine et autorisera le débarquement des Marines. Des deux côtés, on a rompu avec l’esprit du Pacte national.

La seconde crise, qui débouchera sur les quinze années de la guerre civile entre 1975 et 1990, aura la même origine que la crise de 1958, la fracture entre chrétiens et musulmans sunnites sur le destin du pays. Après la disparition de Nasser, le nouveau héros du monde arabe est le mouvement de libération palestinien, physiquement présent au Liban au sein des 350 000 réfugiés des camps situés autour de Beyrouth. Forts de l’accord du Caire de 1969 qui leur confère un pouvoir politique sur le territoire libanais, les responsables et les milices palestiniens établis au Liban vont se comporter comme des chefs de guerre, à Beyrouth et dans le sud du pays. Ils vont être les catalyseurs de la nouvelle crise du Pacte national en recréant la fracture entre les sunnites qui les soutiennent et les chrétiens qui vont les combattre avec le soutien d’Israël. Ce sera une guerre totale faite de massacres odieux, de règlements de compte incessants, d’assassinats de personnalités, dont celle du président de la République Béchir Gemayel, coupable d’un rapprochement avec Israël, une guerre entre les milices des deux camps et leurs soutiens étrangers, le camp arabo-palestinien et le camp chrétien.

1989 est la date de l’accord de Taëf.

Les grands perdants de la guerre civile en seront les deux principaux protagonistes, les dirigeants palestiniens chassés du Liban et les chrétiens maronites contraints d’accepter les accords de Taëf de 1989 fabriqués par les nouveaux parrains arabes du Liban, l’Arabie saoudite et la Syrie.

Taëf vient en fait rééquilibrer le Pacte national au profit de la communauté sunnite par une égalisation des sièges au Parlement entre chrétiens et musulmans et un transfert du pouvoir exécutif au profit du Premier ministre, qui doit être un sunnite. C’est la fin du « Liban chrétien », du Liban gouverné et dominé par les maronites, une fin qui intervient alors que la réalité démographique du pays a basculé au profit des musulmans. Mais c’est le début du « Liban de tous » par une traduction plus réelle du Pacte national dans la vie politique du pays.

2008 est la date de l’accord de Doha.

La troisième grande crise fondatrice du Liban nouveau sera celle de la « revanche chiite ». Elle couvrira les années 1990 à 2008, date de la signature de l’accord de Doha.

Les chiites du Liban — la communauté la plus pauvre, la plus déshéritée et la plus méprisée du pays, héritière d’une histoire faite de sa condamnation par l’Empire arabe et ottoman pour hérésie et de son expulsion de ses terres dans la montagne, mais la communauté devenue démographiquement la plus vigoureuse — vont prendre leur revanche. Il va d’abord apparaître dans les années 1970 le « mouvement des déshérités », créé par une forte personnalité, le docteur en théologie et philosophe Moussa Sadr, devenu la figure de proue des chiites, partisan du dialogue avec les chrétiens pour l’intégration des chiites au sein de l’État libanais. Le mouvement créé par Moussa Sadr est devenu Amal, le premier parti chiite, après la mystérieuse disparition de l’iman en Libye en 1978.

Puis va surgir au Sud Liban en 1982, trois ans après la révolution islamique accomplie par l’ayatollah Khomeiny en Iran et au moment de l’invasion israélienne du Liban, le Hezbollah, un mouvement de résistance financé et armé par l’Iran, qui va combattre contre Israël présent au Liban sud par ses supplétifs libanais de l’ALS, l’Armée de libération du sud. La double « victoire » de 2000 et de 2006 contre Israël, la première victoire arabe sur Israël, va conférer au Hezbollah une double légitimité. Il deviendra aux yeux des chiites libanais la seule force politique « protectrice » de leur communauté et il deviendra aux yeux de nombreux Libanais des autres communautés la seule force patriotique suscitant une fierté nationale, malgré ses étroits rapports avec l’Iran. Le Hezbollah est non seulement devenu fréquentable, mais il est désormais considéré comme exemplaire. Il s’ensuivra l’ouverture faite au Hezbollah par une fraction des chrétiens conduite par le général Aoun, leur première entrée au gouvernement après les élections de 2005, puis l’accord de Doha par lequel les chiites libanais accèdent enfin au partage du pouvoir établi par le Pacte national.

1989 et 2008 sont les dates du passage du « Liban chrétien » au « Liban de toutes les communautés ». Cette agrégation successive des communautés libanaises est donc toute récente, trop récente pour forger d’emblée une nation. Mais on assiste actuellement au Liban à une accélération de l’histoire.

Source : La Documentation française, 2002

La naissance d’une nation libanaise

Il aura fallu soixante-dix années chaotiques et violentes pour que toutes les communautés qui peuplent le Liban se reconnaissent comme partenaires à droits égaux de l’État du Grand Liban édifié depuis 1920 au profit des chrétiens maronites. Le Pacte national de 1943, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, est devenu le véritable reflet de la société libanaise. Les chrétiens, qui avaient été la « centralité » du Liban au cours des siècles précédents, ont accepté de n’en devenir qu’une fraction. Les sunnites, qui étaient devenus quelque chose en 1943, et les chiites, qui n’étaient rien du tout, ont accédé au rang de partenaires essentiels de ce Liban unifié.

Le principal effet bénéfique de cette incarnation du Pacte national va être la naissance d’un « vivre ensemble » au sein de la société libanaise. Le fait qu’aujourd’hui chacun ait sa part de pouvoir et des avantages du pouvoir va coaguler la société, développer le sentiment national au sein de cette dernière.

Certes, les réflexes et les appartenances communautaires sont trop profondément inscrits dans l’histoire pour disparaître de sitôt. Le vieux système de la « wasta » — le piston communautaire généralisé pour l’école, l’aide sociale, l’emploi, générateur d’allégeances pour les pauvres comme pour les riches — demeure un élément fort du contrat social libanais entre les Libanais et leurs chefs communautaires.

Mais les quatre images photographiques suivantes sont l’illustration la plus forte de la naissance d’une nation libanaise.

En 1958, le président chrétien Camille Chamoun avait fait appel aux Marines américains face à l’insurrection des sunnites pro-nassériens. En 1975, les jeunesses chrétienne et sunnite s’affrontaient avec sauvagerie dans les rues de Beyrouth. Le 14 mars 2005, au lendemain de l’assassinat du Premier ministre sunnite Rafic Hariri, les deux jeunesses, chrétienne et sunnite, vont marcher ensemble dans la première manifestation « nationale » que va connaître le Liban, point de départ de ce qui va être appelé la « Révolution du Cèdre ». Et depuis l’automne 2019, la « révolution populaire » de rejet de la classe politique réunit dans des troubles et des manifestations continues les jeunesses chrétienne, sunnite, et chiite.

Cette nouvelle réalité politique libanaise est aujourd’hui acceptée par tous. Ainsi, plus aucun dirigeant musulman ne songe à une alternative à l’État libanais, notamment à la Grande Syrie, car tous se sont intégrés à la politique nationale. Le Liban n’est plus le « terrain de jeu de guerre » des États environnants, Syrie et Israël notamment. Une grande partie de la population sunnite est en train de montrer qu’elle veut rester libre de son destin par rapport à l’Arabie Saoudite et la population chiite commence à agir de même, sans se référer à l’Iran.

La colère actuelle ravivée par la crise financière et l’explosion meurtrière du port de Beyrouth est une colère de toutes les communautés et de toutes les régions, y compris du Sud Liban chiite tenu par le Hezbollah. Cette colère antisystème, apparue depuis une vingtaine d’années, revendiquant un État honnête et compétent, est celle d’une société libanaise au sein de laquelle une cristallisation nationale est en train de s’opérer. Elle n’est plus une colère communautaire dressée contre une autre communauté, mais une colère de citoyens exaspérés revendiquant un État qui fonctionne. Les crises et les drames ont forgé finalement un début de nationalisation des communautés, l’amorce d’une nation libanaise.

Le Liban, une jeune nation sans État

Un État est l’assemblage d’un peuple et d’un prince. Au Liban, un peuple est en train de se forger en se dégageant peu à peu de la gangue communautaire. Mais le prince est absent, ou plutôt dissous dans une féodalité impotente et corrompue. Les Libanais sont en train de construire entre eux un pacte national mais leurs dirigeants politiques continuent de se comporter à l’image des zaïms de l’époque ottomane.

Le Liban a le « privilège » d’être resté le meilleur héritier de l’ancien système levantin institué par l’Empire ottoman, c’est-à-dire la gestion des diverses communautés instituées, les sunnites dominants, les juifs et les chrétiens reconnus, et les minorités musulmanes hérétiques tolérées, par des oligarchies rassemblant les grandes familles de chaque communauté. Il s’est ainsi formé un système féodal fondé sur le religieux, formé de grandes familles régnantes, avec à leur tête un zaïm, l’équivalent du seigneur féodal, ayant l’autorité sur la population de sa communauté devenue une clientèle en lui assurant sécurité, protection et assistance.

Or toute l’histoire contemporaine du Liban a été celle de la pérennisation de ce système féodal. La déclaration française de 1920 créant le « Grand Liban », la Constitution de 1926 dans son article 96, le Pacte national de 1943, l’accord de Taëf de 1989, l’accord de Doha de 2008, ont tous postulé le gouvernement du pays par les représentants traditionnels des diverses communautés, ont tous confirmé la seule légitimité d’un communautarisme absolu. Mais ce qui a été considéré comme une forme de démocratie exemplaire au Moyen-Orient a été en réalité un régime oligarchique ravageur à terme pour le pays. Les zaïms chrétien et druze, apparus sous le régime ottoman avec les familles Gemayel et Joumblatt toujours présentes, ont été rejoints après 1920 par les nouveaux zaïms sunnites, actuellement la famille Hariri, puis, plus tard, par les zaïms chiites, le patron du mouvement Amal, Nabi Berri, et surtout Hassan Nasrallah, le guide du puissant Hezbollah, rentré à son tour dans le « système ».

Le « système libanais » est celui d’une démocratie formelle mais d’une oligarchie réelle. Il repose sur deux principes de fonctionnement : le partage total de l’État et des institutions sociales entre les zaïms ; et l’immobilisme politique.

Chaque communauté a ses écoles, ses universités, sa protection sociale, tandis que les zaïms des communautés se partagent les ministères et les services publics, ainsi que les subventions et les marchés publics, source financière première de l’entretien de leurs clientèles communautaires.

C’est la logique de ce système qui a abouti à la collusion totale entre l’oligarchie des zaïms et le système bancaire, de la Banque centrale aux multiples banques privées. Les grandes familles, devenues les actionnaires et les bénéficiaires directs du système bancaire, ont développé au lendemain de la guerre civile, à partir des capitaux reçus par le pays pour sa reconstruction, une infernale machine financière par laquelle ces capitaux servaient à verser des intérêts exorbitants destinés à attirer d’autres déposants, ainsi que de fortes commissions aux familles actionnaires de ces banques. La perversité du système a atteint son point extrême lorsque la Banque centrale, gérée par des obligés de la famille Hariri, a commencé à financer l’État par une dette publique considérable, sous forme de bons d’État survendus aux particuliers mais non couverts par des réserves bancaires parties en fumée. L’argent public est devenu de l’argent privé et la dette publique une spéculation sans aucune garantie.

La réalité financière du pays est apparue ces dernières années à la suite de la crise syrienne, de l’arrêt des touristes du Golfe et du reflux des capitaux en provenance de la diaspora libanaise. Le résultat est que le Liban, tout au contraire d’une « Suisse du Moyen-Orient », est devenu au fil des ans un pays pauvre et ultra endetté. La pyramide financière artificielle qu’était devenu le Liban s’est effondrée, entraînant la banqueroute de l’État et la ruine de ses habitants. Le Liban s’est révélé en défaut de paiement au printemps 2019 et il a demandé une aide financière d’urgence au FMI. On en est là, actuellement.

De toutes les crises que le Liban a connu, celle-ci est la plus dangereuse pour son avenir. Car elle cumule la banqueroute du pays, la ruine de la société, un blocage complet du système politique et un divorce profond entre la classe politique et le peuple. Le Liban connaît une crise totale de son mode de fonctionnement multiséculaire basé sur son système féodal et oligarchique.

Et demain ?

La crise actuelle est d’autant plus grave que le Liban fonctionne, au nom du communautarisme, sur l’immobilisme politique érigé en principe.

Tous les acteurs politiques du pays, en vrais princes féodaux qu’ils sont, des anciens zaïms chrétiens et sunnites au nouveau zaïm chiite qu’est devenu le Hezbollah, sont favorables à un État faible qu’ils peuvent contrôler et se partager. Au nom du consensus nécessaire entre les patrons des communautés, tous se refusent à l’idée d’une alternance politique, d’une politique nationale, d’une gouvernance et d’un État fort et neutre. Deux exemples illustratifs de cet immobilisme sont l’attitude du gouverneur sunnite de la Banque centrale qui rejette tout projet d’audit et de transparence de son institution, ainsi que l’attitude du Hezbollah qui contrôle le ministère des Finances et se refuse à le lâcher.

Le « mal féodal » libanais vient de très loin et n’a jamais pu être extirpé. Le communautarisme hérité des siècles ottomans et institué comme principe fondateur par le Pacte national de 1943 n’a pas empêché la naissance d’une nation, mais a interdit jusqu’ici la création d’un État.

La solution de la crise libanaise n’est pas externe, dans les mains de l’Arabie saoudite ou de l’Iran. Le seul « parrain » du Liban capable de faciliter les choses est la France, seule puissance reçue favorablement par tous les Libanais en raison de la longue histoire commune et seule puissance apte à parler avec confiance à tout le monde, des chrétiens maronites au Hezbollah, ce qu’a tenté de faire le président français au lendemain de l’explosion du port de Beyrouth.

Mais la solution de la crise est interne, et très précisément dans les mains de ses zaïms, des grandes familles et dirigeants qui gouvernent les communautés du pays. Le Liban doit bâtir un gouvernement capable de mettre en œuvre la « feuille de route » présentée par E. Macron à l’ensemble des zaïms en septembre dernier et formellement acceptée par tous. Cette « feuille de route », reprise ces derniers jours par la Conférence internationale d’aide pour le Liban, affirme clairement le caractère très critique des réformes. Elle conduit à bâtir une nouvelle gouvernance, à accepter l’idée d’un État neutre. Mais comment demander à une oligarchie en place depuis toujours de se saborder ? Rafic Hariri, qui avait démissionné à l’automne 2019 devant la révolte populaire, a été réinvesti par l’ensemble des zaïms cet automne et doit former maintenant un nouveau gouvernement…

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