Cette Lettre a démarré avec le confinement. Elle était alors destinée à se substituer aux rencontres mensuelles prévues de l’Atelier Géopolitique créé dans le cadre de l’Université du Temps Libre de Belle-Île. Aujourd’hui, la Lettre redémarre de façon différente. Découplée de l’Atelier Géopolitique qui reprendra ses activités prochainement, elle sera produite tous les deux mois. Voici la lettre de l’automne 2020.
Depuis le printemps dernier, l’épidémie du Covid a tout écrasé, dans la vie des États comme dans la vie internationale. Ses conséquences immédiates, la crise économique mondiale et les secousses sociales et politiques qui accompagneront cette dernière, vont dominer toute la prochaine période. Mais le monde et ses différents théâtres ont continué à tourner. L’effet Covid a joué un rôle d’accélérateur dans certaines circonstances et dans certaines situations, telle la relation entre l’Amérique et la Chine, mais on peut constater aujourd’hui qu’il n’a pas bouleversé la réalité géopolitique du monde présent.
Les récents « clignotants » de l’actualité internationale ne sont pas liés à l’effet Covid mais bien à la résurgence de crises régionales de longue durée, au Mali et au Liban notamment, ou à l’apparition de nouveaux foyers de tension. Cette Lettre sera consacrée à ce nouveau « clignotant » qu’est devenue la Biélorussie.
La Biélorussie, une illustration de la mondialisation politique
L’État de Biélorussie est une illustration parfaite de la mondialisation actuelle. Celle-ci, loin de se réduire à la mondialisation économique et financière, est un processus global totalement inédit, celui du passage de la domination d’un monde par quelques-uns à l’appropriation du monde par chacun et par tout le monde. C’est une dynamique profonde et irréversible à plusieurs facettes, dont la première a été la mondialisation politique, c’est-à-dire l’universalisation de l’État à l’ensemble de la planète. Dans le débat sur la mondialisation, on oublie régulièrement la mondialisation politique. Alors que tout part d’elle. La mondialisation politique, c’est l’État partout, le constat du caractère pérenne et insubmersible de l’État, la volonté de tous les peuples et de tous les princes de « vivre leur vie », à l’inverse de la thèse répandue sur « la fin des États ».
Or, précisément, la dernière grande vague de la mondialisation politique aura été l’écroulement en 1991 de l’URSS, héritière de l’ancien Empire russe. Ce démantèlement aura été l’aboutissement de la crise politique aiguë apparue en 1990.
Celle-ci a résulté de l’affrontement entre les tendances conservatrices favorables au maintien de l’Union soviétique, plus ou moins soutenues par le président de l’URSS, M. Gorbatchev, et les tendances centrifuges partisanes de l’indépendance des Républiques constitutives de l’URSS, soutenues par le président du Parlement de Russie B. Eltsine, mais également par les dirigeants d’autres Républiques.
Les dirigeants de la Biélorussie furent parmi ces premiers contestataires du maintien de l’URSS. Ils proclamèrent la souveraineté de leur République dès juillet 1990. L’issue de cette crise sera accélérée par l’échec du coup d’État d’août 1991 mené par le clan ultraconservateur présent dans le Parti communiste, le KGB et l’armée, contre Gorbatchev, et la victoire politique de B. Eltsine. On assistera alors en quelques mois au délitement de l’appareil d’État, du KGB et du Parti. Le point d’arrivée sera la réunion nocturne du 8 décembre 1991, tenue à Minsk, scellant l’accord par lequel les présidents de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie, B. Eltsine, L. Kravtchouk et S. Chouchkievitch, constateront « que l’Union soviétique n’existe plus » et décideront la transformation de leurs Républiques en autant d’États indépendants simplement liés entre eux par une structure lâche, une « Communauté des États indépendants », la CEI.
Ainsi, tout au long de la crise des années 1990-1991 qui mit fin à l’URSS, la Biélorussie joua un rôle de premier plan, tout comme la Russie et l’Ukraine. Mais, à la différence de l’Ukraine, pour beaucoup, la Biélorussie n’était qu’une simple entité administrative de l’URSS, sans histoire ni identité particulière, dont on avait découvert l’existence au moment de l’explosion nucléaire de Tchernobyl de 1986 et de ses retombées touchant essentiellement le territoire biélorusse. La Biélorussie, étymologiquement « Belaya Rus », « la Russie Blanche », n’a toujours été perçue que comme un appendice de la Russie, et le nouvel État de Biélorussie apparu en 1991 est vu le plus souvent comme un État purement formel, sans substance historique et culturelle. C’est totalement méconnaître l’histoire d’un peuple oublié.
Entre les deux mondes slaves
Qu’est-ce que la Biélorussie ? C’est une longue histoire, celle de la formation d’un vieux peuple doté de sa langue, de sa culture, et de son État, mais dont l’histoire nationale sera brève par le fait que la Biélorussie sera très vite avalée par de multiples princes étrangers successifs.
Dans les manifestations de Minsk du 8 août dernier, plusieurs manifestants brandissaient un étendard blanc rouge blanc, ce qui n’est pas le drapeau actuel de la Biélorussie. Cet étendard blanc rouge et blanc fut brandi lors de la bataille du Tannenberg de 1410 où les troupes coalisées lithuaniennes et ruthènes, l’ancienne appellation des Biélorusses, écrasèrent les chevaliers teutoniques. Il symbolise toute l’ancienne histoire de la Biélorussie.
Cette histoire longue est celle d’un peuple slave qui se forme aux 9e et 10e siècles. En parallèle à la construction du premier État russe, la Rus kiévienne, dont le territoire va de Novgorod à la mer Noire et dont la capitale est Kiev, un peuple distinct se forme au nord, du fait de la barrière naturelle formée par les marais de Pinsk. Il se dote de sa propre langue, qui ne se confond pas avec la langue russe. Ainsi, la Bible sera imprimée très tôt en langue biélorusse. Il se convertit, à l’instar des autres peuples slaves, orientaux au christianisme prêché par les missionnaires de Byzance.
Ce peuple construit très tôt un État autour de la ville de Polotsk, la Principauté de Polotsk. Cette Principauté va s’élargir pour devenir ce qu’on appellera la Ruthénie, laquelle prendra la forme approximative de la Biélorussie actuelle. Tout en étant liée au royaume de la Russie kiévienne, la Principauté de Polotsk s’épanouira, atteindra son apogée au 11e siècle, deviendra un foyer culturel important dont témoignera la construction de la cathédrale Sainte-Sophie de Polotsk.
Mais ce premier État biélorusse ne durera pas. À partir du 12e siècle, il se divisera de l’intérieur en féodalités et sera menacé de l’extérieur, tout comme son voisin ukrainien, par les grandes invasions des Mongols à l’est et des chevaliers teutoniques à l’ouest. Il deviendra alors un territoire vassal de la grande puissance régionale de l’époque, le Grand Duché de Lituanie, tout en préservant sa langue propre, sa culture, sa religion orthodoxe.
Ce n’est qu’au 18e siècle, à la suite de la « grande guerre du Nord » et des partages de la Pologne, que la Ruthénie entrera dans l’aire de domination de la Russie. Ainsi, alors que l’Ukraine a été, dès le 9e siècle, le berceau historique de la Russie, la Ruthénie n’est entrée dans le giron de la Russie que très tardivement. Mais cette fois-ci, il s’agira d’une emprise totale, puisque la Russie tsariste y implantera une population russophone, imposera la langue russe, organisera une administration russe, contraindra le rattachement de l’Église orthodoxe ruthène au Patriarchat de Moscou. La Ruthénie sera de suite considérée par le tsarisme moscovite comme un appendice, un simple prolongement de la Russie, la « Russie Blanche ».
Des mouvements nationalistes d’inspiration européenne surgiront périodiquement au 19e siècle en Biélorussie, notamment à Vilna, le foyer culturel et national de l’ancien État ruthène. Ils provoqueront à chaque fois de la part de la Russie tsariste une russification accrue de ce territoire.
La force récurrente du courant nationaliste biélorusse explique qu’en 1918, profitant du chaos lié à l’effondrement de la Russie tsariste, partis politiques et mouvements nationalistes prennent l’initiative de recréer un État sous la forme de « la République populaire biélorusse ». Ce nouvel État biélorusse indépendant renoue avec l’ancienne Ruthénie après les siècles de la domination lithuanienne, polonaise et russe. Il adopte le drapeau blanc rouge blanc établi à l’époque de sa grandeur des 11e et 12e siècles.
Mais très vite, la Biélorussie retombe dans le giron de la nouvelle Russie soviétique et sera incorporée à l’URSS. Staline renouera avec la politique de russification systématique des tsars. Il poussera même à bout cette politique en faisant disparaître l’élite intellectuelle biélorusse dans les purges des années 30, dont le charnier de Kourapaty contenant les restes de 30 000 personnes est une illustration. Les soixante dix années que la Biélorussie vivra au sein de l’Union soviétique et du système communiste transformeront profondément le pays. Cette ancienne terre totalement agricole et la population largement analphabète qui l’habite feront place à un pays industriel, éduqué, bénéficiant d’une politique sociale avancée. La modernisation économique et le progrès social pratiqués par le régime communiste en Biélorussie entraînera l’adhésion d’une bonne partie de la population biélorusse, paysans et ouvriers, au régime et au système et expliquera la nostalgie communiste éprouvée par cette population après l’indépendance de 1991.
Ainsi, ce que vivra la Biélorussie après 1991 ne peut se comprendre que par son histoire, sa longue histoire et son histoire récente. À l’exception de ses premiers siècles d’existence, la Biélorussie a toujours vécu enserrée entre les deux mondes slaves, le monde slave occidental et catholique de la Lituanie et de la Pologne et le monde slave oriental et orthodoxe dominé par la Russie tsariste puis communiste. Tout comme l’Ukraine. Mais bien plus encore que l’Ukraine, la Biélorussie sera incorporée à la Russie.
La Biélorussie de 1991 à 2020 : la restauration post-soviétique
Les trente années de la Biélorussie redevenue indépendante seront le reflet des deux facettes de son histoire et de sa société. Son premier président, Stanislas Chouchkievitch, l’artisan de son retour à l’indépendance en décembre 2011, est un physicien d’esprit social-démocrate tourné vers l’Europe occidentale, à l’image de la faction libérale et nationaliste du peuple biélorusse. Il va entreprendre une politique de privatisation économique et de rapprochement avec l’Union européenne. Mais, en 1994, il sera renversé par son Parlement. Celui-ci est en fait largement dominé par le courant prorusse et procommuniste hostile à une occidentalisation de l’économie et de la société qui comporte les risques du chômage et de pauvreté. À l’époque, la majorité de la classe politique biélorusse demeure nostalgique de l’Union soviétique et de son système économique et social. Alexandre Loukachenko, un ancien chef du sovkhoze Lénine, prendra la tête de ce processus de restauration. L’aboutissement de ce processus sera la large victoire à l’élection présidentielle de 1994 de Loukachenko sur Chouchkievitch, lequel ne réunira que 10 % des suffrages. C’est la victoire de la Biélorussie russifiée, d’une Biélorussie encore largement dominée par un peuple satisfait des avancées sociales réalisées par le système communiste sur la Biélorussie nationale et libérale minoritaire présente dans la population urbaine. Alexandre Loukachenko gouvernera le pays quinze années durant, après s’être fait réélire cinq fois président avec des scores « introuvables » de plus de 80 %. Le contrat social qui a existé entre Loukachenko et le peuple a reposé sur la garantie de la stabilité et de la protection sociale en échange de la privation des libertés publiques et de l’autoritarisme. Un despotisme compensé par une sécurité sociale et médicale assurée.
Mais, alors qu’il venait de se faire réélire pour la sixième fois début août 2020, sans que personne dans le monde n’y prête attention, le peuple biélorusse a réagi fortement. Ce fut une surprise totale, pour Loukachenko, pour la Russie de Poutine, et dans le monde entier. Car cette fois-ci, comme l’ont montré les différentes manifestations déclenchées depuis le 16 août à Minsk et développées depuis lors chaque dimanche dans tout le pays, ce n’est plus seulement une minorité intellectuelle et libérale qui réagit devant la fraude électorale et le système dictatorial mais une partie importante du peuple biélorusse, dont les syndicats, les ouvriers et les directeurs des grandes entreprises publiques, les retraités, les journalistes. Le peuple biélorusse s’est comporté à l’image des précédentes révolutions géorgienne de 2003, ukrainienne de 2004 et arménienne de 2018, toutes issues de la contestation d’un vote truqué. Parce qu’en quinze ans, le peuple biélorusse a profondément changé.
En 1991, le prince libéral et proeuropéen de Biélorussie, Chouchkievitch, était en décalage avec un peuple resté conservateur et prosoviétique qui choisira en 1994 le populiste réactionnaire Loukachenko partisan de la « révolution socialiste ». En 2020, les choses sont renversées. Le prince dictatorial et conservateur qu’est Loukachenko est en décalage avec un peuple biélorusse en pleine transformation, sorti de sa propre atonie comme l’avait révélé sa large mobilisation durant la campagne électorale ayant précédé l’élection du 9 août. Ce « nouveau » peuple biélorusse est l’héritier de son histoire et de sa culture en ceci qu’il n’est pas antirusse ou proeuropéen, à la différence du peuple ukrainien. Mais il est en phase avec son époque en revendiquant liberté, démocratie, élections libres.
Et demain ?
Quel est l’avenir de la Biélorussie ? Chancelleries diplomatiques et experts s’interrogent. Plusieurs scénarios sont sur la table.
Chacun s’est très vite demandé si la situation ne conduirait pas à une intervention de la Russie, compte tenu de la relation de grande proximité géographique et historique entre celle-ci et sa « République soeur ». Régulièrement depuis la déchirure de décembre 2011, d’Eltsine à Poutine, le pouvoir russe a exprimé aux dirigeants de Minsk son souhait d’une unification des deux États. Mais il s’est toujours heurté à un refus, y compris de la part de Loukachenko qui a toujours eu avec Poutine une relation personnelle compliquée.
Une intervention russe du type de celles menées par Moscou en Géorgie en 2004 puis en Ukraine en 2014, lors des révolutions politiques de ces deux pays, serait très compliquée, et les inconvénients l’emporteraient largement sur les avantages. Une telle intervention affaiblirait fortement la Russie. Elle déclencherait, comme en 2014 après la reconquête de la Crimée et l’aide apportée aux séparatistes russophones du Dombass en Ukraine, une forte réaction internationale, la dégradation de l’image de la Russie dans le monde, une possible condamnation aux Nations unies, de nouvelles sanctions internationales. Mais, plus encore, une intervention de la Russie en Biélorussie serait bien plus compliquée à mener que ne l’avait été l’intervention russe en Ukraine. La reconquête de la Crimée s’était faite très facilement car la Russie y disposait de deux points d’appui, la flotte russe basée à Sébastopol et une population de Crimée presque entièrement acquise à la cause du retour dans le giron historique de la Russie. Quant à l’envoi des forces russes dans le Dombass, elle a été facilitée par le soutien de la population russophone de cette région orientale de l’Ukraine largement hostile à Kiev et à sa politique nationaliste. Rien de tout cela n’existe en Biélorussie.
On l’a dit, la Biélorussie, quoique le plus proche voisin, ne s’est jamais confondue avec la Russie. Tant son territoire que son peuple ont toujours eu une unité et une identité homogènes. Tout en ne manifestant jamais un nationalisme radical antirusse, le peuple biélorusse est toujours resté lui-même. La particularité historique biélorusse est d’être tout à la fois le territoire géographiquement le plus proche de la Russie et le seul pays de la région à n’avoir connu aucun séparatisme prorusse. Autrement dit, le risque d’un soulèvement antirusse de la part du peuple biélorusse serait très probable en cas d’intervention ouverte, militaire ou politique, de la Russie. Une intervention russe ferait probablement perdre sur tous les tableaux, et Poutine en est certainement conscient. Comme l’a dit le journaliste Piotr Smolar, on sait de quoi la Russie est capable mais personne ne sait à quoi elle est prête. Pas même Poutine, probablement.
Le scénario inverse serait celui de la réussite d’une nouvelle révolution politique au voisinage de la Russie, après les « révolutions de couleur » de l’Ukraine et de l’Arménie. Le processus amorcé en Biélorussie est à l’identique. Une élection trafiquée par le prince en place, une contestation populaire de l’élection prenant par surprise le prince, un cycle de manifestations massives et régulières entraînant répression, arrestations, tortures. Les manifestants biélorusses demandent pour le moment deux choses, une élection présidentielle transparente et le rétablissement des libertés fondamentales, ce que rejette absolument un Loukachenko désormais conscient de la fragilité de son assise électorale.
Une révolution démocratique effectuée en douceur en Biélorussie serait pour la Russie beaucoup plus dangereuse que la révolution ukrainienne. Cette dernière, parce qu’elle reposait sur un nationalisme antirusse prononcé, avait provoqué des sentiments de rejet chez le peuple russe. La réussite d’une révolution démocratique pacifique dans le plus proche des pays frères de la Russie marqué jusqu’alors par une mentalité post-soviétique pourrait tout au contraire être contagieuse auprès d’une partie de la population russe déjà travaillée par des « secousses démocratiques », comme on l’observe actuellement dans diverses régions de la Russie, dont la région sibérienne du Khabarovsk. Mais la réussite d’une révolution politique suppose la présence d’acteurs politiques, l’émergence d’une classe politique, un début de réel pluralisme politique. Or, toutes ces réalités n’existent pas — ou pas encore — en Biélorussie. Les quelques figures de femmes qui sont la vitrine des manifestations actuelles, dont Svetlana Tikhanovskaia devenue malgré elle l’égérie du mouvement parce qu’elle a remplacé au pied levé son mari écarté par le pouvoir et qui a l’air quelque peu dépassée par les événements, ne suffiront pas à accoucher d’une révolution politique. Il faudrait que l’éveil démocratique biélorusse s’approfondisse et se structure. On voit bien d’ailleurs, en Algérie ou à Hong Kong, à quel point la spontanéité et l’informalisme politique ne permettent pas l’apparition d’une véritable alternative politique au pouvoir en place.
Un scénario plus plausible serait une médiation russe. L’Union européenne s’est saisi du dossier biélorusse par le rejet de la réélection de Loukachenko. Emmanuel Macron, lors de son récent voyage dans les pays baltes, a affirmé sa volonté d’agir par le biais de l’OSCE. Mais, en fait, tout le monde, y compris l’Union européenne et les États-Unis, admet sans trop le dire que la Russie a avec la Biélorussie une relation privilégiée historique, économique et culturelle. La Biélorussie s’est développée par le gaz russe fourni à bas prix, par les subventions et les crédits bancaires de la Russie soutenant une économie étatisée à 70 % et devenue anachronique. Poutine pourrait, sans trop de réaction extérieure, prévenir le risque redouté d’une révolution démocratique par l’organisation d’une transition destinée à remplacer « l’embarrassant » Loukachenko, devenu un boulet pour une relation de bon voisinage de la Russie avec la Biélorussie, par un technocrate pragmatique, rassurant, et bien disposé à l’égard de la Russie. Il doit certainement s’y employer en activant les nombreux réseaux tissés par la Russie dans les services de sécurité et les milieux économiques biélorusses. Il pourrait, s’il le voulait, « asphyxier » Loukachenko en réduisant les nombreux avantages économiques et financiers accordés ou en débauchant les forces de sécurité biélorusses actuellement gardiennes de la sécurité du prince de Biélorussie. Mais le risque serait alors le dérapage de la situation. Poutine a rencontré Loukachenko à Sotchi le 14 septembre. Il a dû lui conseiller de gérer plus souplement qu’il ne l’a fait jusqu’à présent la crise actuelle. Il n’est pas certain du tout que Loukachenko se laisse faire. Il a souvent montré à Poutine qu’il n’était pas son affidé, lorsqu’il a refusé de mettre en oeuvre le traité d’union entre les deux pays, lorsqu’il a décidé de ne pas cautionner Poutine dans ses menées contre l’Ukraine, ou lorsqu’il a invité à Minsk le secrétaire d’État américain Mike Pompeo.
Mais, pour l’heure, aucun de ces scénarios n’a vu le jour. On est, depuis le déclenchement des manifestations du 16 août, dans une situation de crise bloquée, comparable à ce qui se passe en Algérie ou à Hong Kong. Sont en présence la volonté populaire d’un changement de régime politique, la volonté de Loukachenko de répression et de pourrissement de la révolte, et l’attitude de grande gêne ressentie par un Poutine qui n’a pas beaucoup d’options dans sa main. Cette situation de crise bloquée peut durer, car c’est celle qui présente le moindre risque pour Loukachenko et Poutine. Jusqu’à la prochaine explosion.
Les princes et les peuples
Quoi qu’il en soit, l’événement créé par la situation de la Biélorussie est, une nouvelle fois, comme avec le Hirak algérien ou la crise de Hong Kong, l’irruption d’un nouvel acteur sur la scène : le peuple. En l’occurrence, le peuple biélorusse, un peuple complètement oublié ou négligé, que personne n’avait vu venir. L’avenir de la Biélorussie ne peut plus se jouer entre les deux princes de Russie et de Biélorussie. Il est désormais un troisième acteur : le peuple biélorusse.
Ces trois situations récentes de l’Algérie, de Hong Kong et de la Biélorussie nous rappellent que les États ne se réduisent pas aux princes qui les gouvernent, même si ces derniers sont autoritaires ou dictatoriaux. Le monde est tel aujourd’hui que les peuples peuvent être passifs ou soumis un moment, mais il surgira un moment où ils s’éveilleront ou se réveilleront. Cela ne veut pas dire que les peuples en colère renverseront nécessairement les princes dont ils ne veulent plus. Cela signifie simplement que nous assistons aujourd’hui à la maturation politique croissante des peuples d’un certain nombre d’États dotés de princes autoritaires. Cette maturation politique s’exprime par une demande de libertés fondamentales, d’État de droit et d’élections transparentes, face à des princes qui se refusent à bâtir un nouveau « contrat social » entre le peuple et eux. Aujourd’hui, le paternalisme répressif ne marche plus, car les peuples ont mûri.
Contrairement aux apparences et aux lieux communs, les États autoritaires ne sont plus forcément des États forts. Aujourd’hui, la force d’un État est liée non seulement à sa force économique et à sa force militaire, mais tout autant à sa solidité politique. Or, cette dernière repose sur le fonctionnement d’un « contrat social » entre le peuple et son prince. Dans la Rome impériale, le poète Juvénal avait résumé ce contrat social entre l’empereur et le peuple par la formule « Panem et circences », « Du pain et des jeux ».
Il fallait nourrir et amuser le peuple pour l’avoir avec soi et asseoir l’autorité de l’empereur. Aujourd’hui, la demande d’un nouveau « contrat social » a émergé un peu partout dans le monde des États, basée sur la revendication de libertés, de droits, d’élections libres. Telle est la marche de la démocratisation, cette grande dynamique de notre monde actuel. La crise biélorusse est d’abord le réveil d’un vieux peuple qui souhaite un nouveau « contrat social » sous la forme d’un changement de régime qui se substitue au système post-soviétique autoritaire dont il ne veut plus.