Le « Moyen-Orient » est une expression occidentale. Elle a été conçue par l’Angleterre et la France lorsque ces deux puissances ont reconfiguré en 1920 le territoire de l’ancien Empire ottoman, inscrit entre la Méditerranée et la Perse. En fait, il s’agit bien de l’Orient historique.
Il s’agit du plus vieux théâtre du monde. Le Croissant fertile, ce demi-cercle cultivable dessiné du bassin du Tigre et de l’Euphrate aux rives du Nil et à la côte de la Méditerranée, a été très tôt une zone propice à la sédentarisation et à l’agriculture. C’est dans cette région que s’est produite la première grande rencontre « civilisationnelle », celle de deux populations différenciées par leur langue et leur culture, les populations sémites installées sur place, à l’origine des peuples phénicien, hébreu, arabe, et les populations indo-européennes provenant de l’Eurasie, à l’origine du peuple perse. C’est dans le Croissant fertile que sont apparues dès le 3e millénaire avant notre ère les premières sociétés, les premières civilisations, en Mésopotamie et à Sumer, les premiers peuples constitués – les Égyptiens, les Hébreux, les Perses –, les grandes religions monothéistes avec le judaïsme et le zoroastrisme, les premières formes de l’État-nation en Égypte et en Perse. De ce fait, c’est dans cette région qu’a commencé la vie internationale par les courants commerciaux, la guerre et la diplomatie, les alliances et les empires. Le Moyen-Orient a tout inventé.
Mais le paradoxe est que ce théâtre, le plus vieux du monde, est aujourd’hui chaotique, complètement en chantier.
La thèse dominante, marquée par l’analyse de l’universitaire palestino-américain Edward Saïd, est d’attribuer la principale responsabilité du chaos actuel de la région à l’Occident, du fait du colonialisme européen puis de l’impérialisme américain qui ont marqué la région. Ce serait d’abord la politique de découpage de l’Empire ottoman pratiquée par l’Angleterre et la France en 1920 qui aurait engendré de nouveaux États fragiles et instables, tant du fait de leurs frontières artificielles que de leur gestion déléguée à des minorités confessionnelles plus dociles ou favorables que les majorités nationalistes les peuplant. Cela concerne le Liban, la Syrie, l’Irak. Par la suite, le chaos moyen-oriental aurait été le fait de l’Amérique, lorsque celle-ci a fait irruption au Moyen-Orient au moment de la guerre froide et a accumulé les erreurs tragiques. Le soutien aveugle à l’Arabie saoudite, au nom de l’anticommunisme, a conduit l’Amérique à se montrer, dans un premier temps, ambigüe à l’égard de l’islam radical qui en est sorti et d’Al-Qaïda. Puis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, destinée à remplacer le régime de Saddam Hussein, a abouti à la guerre civile entre majorité chiite et minorité sunnite, à l’origine du chaos irakien et de l’État islamique de Daech.
Certes, l’Occident est bien responsable du colonialisme, du découpage des États et de diverses interventions négatives au Moyen-Orient. Mais le chaos de cette région est aussi de son propre fait. Il est profondément lié à sa longue histoire. Le Moyen-Orient est d’abord victime de son propre passé, qu’il n’a jamais, jusqu’à aujourd’hui, réussi à marier à son présent et à son avenir. Si le Moyen-Orient est le théâtre mondial le plus troublé, le plus guerrier, le plus sanglant, cette situation tragique a ses sources principales dans le poids du passé.
I. Le poids du passé
1. Toute-puissance du religieux
Le poids du passé, c’est d’abord le poids d’un religieux tout-puissant qui a figé la société et la culture et qui a dominé le politique dans toute la région. Car si la religion de l’islam est d’abord la source de la grandeur et du prestige du monde arabe, elle est également la source de son « malheur ».
Le monde arabe est né de la fusion historique opérée au début du 7e siècle entre le nouveau monothéisme prêché par le prophète Mahomet et les diverses tribus de la péninsule arabique. L’islam devient une religion « nationale » qui fédère les tribus arabes de la péninsule autour de la cité de Médine créée par le « prophète roi » Mahomet. Du nouveau monde religieux de l’islam naît un nouveau peuple, le peuple arabe, régi par une théocratie politique et un droit religieux, la charia, conçus par le « prophète roi » de Médine. Islam et monde arabe ont partie liée à leur origine et apparaissent à tout jamais indissociables. Ceci explique que la laïcité, ce concept intraduisible en arabe, semble ne pas pouvoir exister en terre arabe et que le religieux y pèse toujours fortement.
L’islam est l’aliment « idéologique » qui anime les califes successeurs de Mahomet dans leur grand dessein impérial. En moins de dix ans, ceux-ci renversent les Empires perse et byzantin et projettent les deux réalités nouvelles du religieux islamique et du peuple arabe de l’Inde à l’Espagne. C’est l’Empire arabo-islamique, un empire bâti sur le processus démographique de l’arabisation et sur le processus religieux de l’islamisation. C’est l’empire le plus durable de l’histoire mondiale puisqu’il se prolonge par l’Empire ottoman jusqu’en 1920, durant ainsi treize siècles. Toutes les sociétés et tous les régimes politiques de cette région du monde restent aujourd’hui fortement marqués par ces treize siècles arabo-islamiques et ottomans.
Mais si le religieux de l’islam a engendré un politique « glorieux » sous la double forme de la naissance du peuple arabe et de l’expansion de l’Empire arabo-islamique, ce politique empli de religieux va engendrer les éléments à l’origine du « malheur arabe ». La réussite religieuse et politique fulgurante de l’islam débouche en effet sur une crise majeure dont les effets courent jusqu’à aujourd’hui.
Cette crise surgit au cours de la séquence tragique de la succession du « prophète roi ». Cette succession se déroule entre deux factions, l’aristocratie de La Mecque et la famille de Mahomet soutenue par les convertis de Médine, dont Ali, le cousin et gendre du Prophète, est le prétendant. La guerre civile sans merci qui dure trente ans aboutit à la défaite des partisans d’Ali et à la victoire des Mecquois en 680 dans la bataille de Kerbala en Irak. Cette guerre civile qu’est la « grande fitna » de la fin du 7e siècle forge les premiers éléments du « malheur arabe ».
Celui-ci trouve sa source dans la sclérose du courant dominant de l’islam qu’est le sunnisme. Ce courant principal de l’islam, regroupant aujourd’hui 90 % des musulmans, est fabriqué entre le 8e et le 10e siècle par les vainqueurs de la fitna, les califes et l’appareil religieux des ulémas, pour asseoir leur pouvoir. Face à la double menace de la contestation de leur pouvoir par les autres courants de l’islam et de la dilution de l’islam dans l’hellénisme et le christianisme alors dominants au sein du nouvel Empire arabique, les califes, aidés des savants religieux que sont les ulémas, élaborent, à côté du Coran, la Sunna, une tradition « arrangée » et embellie de la vie du Prophète et des premiers califes destinée à conforter leur légitimité. La Sunna devient la doctrine religieuse des califes et de leurs partisans. Le religieux de l’islam est alors un instrument du pouvoir politique califal sous la forme du sunnisme, géré par les califats arabes omeyyade et abbasside avant que d’être l’islam des sultans ottomans.
Ce sunnisme « défensif » et conservateur n’a pratiquement pas bougé jusqu’à aujourd’hui. Le religieux islamique, à la différence du religieux juif et chrétien, s’est bloqué très vite dans le conservatisme et un certain fondamentalisme pour devenir imperméable à toute évolution. Et comme l’islam des origines bâti par Mahomet et poursuivi par les premiers califes est à la fois une religion et un système politique, la conséquence est que la Sunna devient une « Constitution globale » régissant non seulement le religieux mais également le politique, la société, le droit, la culture, l’éducation. Le religieux va dominer tout le reste, le culturel par le rejet de la philosophie, de la science et de l’esprit critique, le juridique par l’imposition du droit religieux de la charia, le sociétal par la légitimation du système patriarcal et d’un statut discriminé pour la femme. L’islam devient deux choses à la fois, l’islam avec un petit « i » qu’est l’islam religion, et l’Islam avec un grand « I » fait des productions politiques, culturelles, juridiques des successeurs de Mahomet dans les trois siècles suivants. L’islam est alors tout à la fois un « religieux » et un « politique ». C’est la force de l’Empire islamique dans ses premiers siècles. Mais c’est la cause de la sclérose de cet Empire par la suite, puis la cause première de la crise du monde arabe à partir du 19e siècle.
L’Empire arabo-islamique, puis son successeur l’Empire ottoman, fort de sa puissance extérieure, s’affaiblit de l’intérieur au cours des siècles en s’immobilisant et en se sclérosant. À la différence du Japon et de la Chine, il ne connaît aucune « renaissance » mais, au contraire, une crise profonde lorsqu’il est percuté au cours du 19e par la modernité européenne.
2. Sunnisme contre chiisme
Le poids du passé, c’est également la conflictualité profonde entre le sunnisme et le chiisme. De la « grande fitna » naît, au côté du sunnisme majoritaire, le chiisme minoritaire, issu de la coalition nouée entre la famille du Prophète et l’aristocratie guerrière pieuse établie en Irak et ralliée à l’étendard d’Ali. La guerre de la fitna se déroule principalement sur la terre irakienne, ce qui explique que, jusqu’à aujourd’hui, l’Irak soit terre sacrée tant pour les sunnites que pour les chiites. Après la défaite de Kerbala face à l’aristocratie mecquoise, les partisans d’Ali, les « chiat ali » devenus les « chiites », se replient en Irak dans l’attente du futur iman, en opposition au calife installé à la tête de l’Empire islamique. Tout le temps de l’Empire arabe et ottoman, les chiites et les différentes sectes issues du chiisme – ismaéliens, karmates, zaïdites, druzes, alaouites, yézidis, etc. —, majoritaires en terre d’Irak et minoritaires au Liban, en Syrie, au Yémen, en Arabie, rejettent l’autorité du calife puis du sultan ottoman, tandis que les sunnites qui gouvernent l’Empire pratiquent les discriminations, la répression, les persécutions contre l’ensemble de ces minorités religieuses considérées comme « mécréantes ».
Mais, au 16e siècle, la nouvelle dynastie perse des Safavides décide de sortir la Perse de l’orbite ottomane et décrète la conversion officielle du peuple perse au chiisme. Du coup, ce courant religieux, minoritaire et discriminé au sein de l’Empire arabe et ottoman sunnite, est désormais « protégé » par une grande et vieille puissance de la région. C’est le début de la « revanche historique » du chiisme. Cette « revanche chiite » s’accomplit pleinement au 20e siècle, lorsque l’Iran des ayatollahs issu de la révolution de 1979 entreprend la reconquête de la puissance perse au Moyen-Orient en pratiquant une politique d’aide et de soutien à l’ensemble des minorités chiites du monde arabe, du Hezbollah libanais aux houthis yéménites, ou lorsque les chiites libanais, jusqu’alors discriminés par les chrétiens et les sunnites, deviennent au début des années 2000 la première force politique du Liban.
3. Radicalité politico-religieuse
Le poids du passé, c’est encore l’irruption d’une radicalité politico-religieuse dans le théâtre arabique au cours de la « grande fitna » et sa pérennité dans l’histoire du Moyen-Orient. Au nom de la pureté islamique nourrie d’un littéralisme coranique, les intégristes « kharidjites » (les « dissidents ») assassinent deux califes. Ce courant radical au sein de l’islam est théorisé au 10e siècle par Ibn Hanbal, avec l’affirmation de la légitimité de la violence « restauratrice » contre l’impie et l’apostat, puis, au 13e siècle par Ibn Taymiyya au détriment de la pensée ouverte d’Averroès. Au 20e siècle, l’aile radicale des Frères musulmans fait revivre ce courant intégriste et nourrit la pensée et l’action des grands mouvements djihadistes actuels, Al-Qaida et Daech. Il y a toujours eu un islam radical au sein des sociétés du monde islamique.
4. Ottomanisme
Le poids du passé, c’est aussi l’ottomanisme. Lors de la conquête arabe, les premiers califes ont l’intelligence de ne pas contraindre les populations conquises à se convertir à l’islam. Au nom de la filiation religieuse entre les trois monothéismes, ils bâtissent au profit des juifs et des chrétiens « un pacte de protection des gens du Livre » qui leur garantit, au sein de l’Empire sunnite, un statut de liberté religieuse et d’état civil autonome codifié dans les « statuts personnels ». Dès lors, l’Empire arabo-islamique ne fédère pas des peuples ou des nations, mais des communautés et des minorités religieuses. Il se crée un millefeuilles fait de trois strates : la communauté sunnite au sommet de l’Empire ; les dhimmis que sont les deux communautés juive et chrétienne dotées d’un statut de liberté religieuse et d’autonomie administrative ; les multiples minorités musulmanes issues du chiisme et des sectes dérivées, non reconnues, discriminées ou réprimées. Les sultans ottomans poussent la logique de cette société stratifiée jusqu’au bout en accordant aux juifs et aux différentes communautés chrétiennes le statut de « millet », faisant d’elles autant de « nations religieuses » institutionnalisées.
Cet « ottomanisme » perdure aujourd’hui dans nombre de sociétés du Moyen-Orient où le religieux prédomine sur le politique et l’appartenance à une « nation religieuse » l’emporte sur la nation politique. C’est ce qui rend impossible l’apparition de nations et de citoyens laïcs ainsi qu’un fonctionnement déconfessionnalisé de l’État.
5. Despotisme clanique
Le poids du passé, c’est enfin le despotisme clanique, le rejet de l’État moderne au profit de la famille ou du clan. La continuité est totale entre le pouvoir clanique des Mecquois issu de la « grande fitna » du 8e siècle poursuivi par les califes omeyyades et abbassides, le pouvoir clanique du sultanat ottoman établi par le chef tribal Osman au 13e siècle et pérennisé par ses successeurs jusqu’en 1920, et, enfin, le despotisme clanique des différents dirigeants arabes contemporains, de l’Égyptien Nasser et son clan militaire au Syrien Bachar el Assad et son clan alaouite ainsi qu’au Saoudien Mohammed ben Salmane et son clan tribal. Ce despotisme peut être plus ou moins dur, mais il s’agit toujours de l’appropriation du pouvoir par un groupe ethnique, tribal, religieux. De ce fait, le Moyen-Orient est la région du monde ou l’État de droit, la nation, la citoyenneté, la démocratie, sont le moins présent, sauf l’exception libanaise, démocratie sans nation ni citoyenneté majoritaire car complètement communautarisée.
II. Le « malheur arabe »
L’expression « malheur arabe » est de l’écrivain islamologue Abdelwahab Meddeb. Elle renvoie à ce qu’il considère comme la tragédie d’un monde arabe « enclavé » dans une pensée jamais sortie d’un religieux conservateur et intégriste tout-puissant. Il considère que le malheur actuel d’un monde arabe sous-développé, chaotique, violent, vient d’abord de lui-même et non pas de la malfaisance du monde occidental. C’est effectivement la réalité historique.
1. Un territoire redessiné par l’Angleterre et la France
Certes, en 1920, les puissances anglaise et française redessinent partiellement la carte du Moyen-Orient par le découpage du Machrek en cinq territoires :
– quatre pays : le Liban, la Syrie et l’Irak, dont la gestion est confiée à des minorités, chrétienne au Liban, alaouite en Syrie et sunnite en Irak, au détriment des majorités peuplant ces territoires ; la Transjordanie, un État fabriqué au profit d’un fils du grand nationaliste arabe, le chérif Hussein (le chérif de La Mecque) ;
– une Palestine au sein de laquelle est créé dès 1917 le « foyer national juif ».
Cette première fabrication européenne du Machrek moderne est la source du conflit israélo-palestinien, ainsi que la source des conflits communautaires futurs du Liban, de la Syrie et de l’Irak.
Mais les grands paramètres du Moyen-Orient moderne – et de son « malheur » – vont être bâtis par les acteurs mêmes de la région.
2. Mondes « solides » et mondes « informes »
Le principal paramètre est le décalage qui se constitue à cette époque charnière de la fin du 19e siècle jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale entre les mondes « solides » et les mondes « informes », au moment où l’Empire ottoman se désintègre et où les puissances européennes pénètrent dans cet Empire.
Les mondes « solides » sont les mondes turc, perse, juif, égyptien, saoudien. Tous réussissent à renouer avec le fil de leur longue histoire. Le monde turc par l’épopée de Kemal Atatürk qui fait tout à la fois œuvre de modernisation à l’occidental et retour à la turquicité originelle du fondateur de la dynastie ottomane, Osman Ier. Le monde perse par l’action modernisatrice et « nationale » des dynasties des Qajars puis des Pahlavi. Le vieux peuple juif, pour sa part, réussit à renouer avec sa terre en s’alliant à l’Angleterre mandataire de la Palestine. Le vieux peuple égyptien, grâce d’abord aux successeurs de Méhémet Ali puis grâce à l’action des forces nationalistes, réussit à recouvrer très tôt son indépendance, dès 1922, vis-à-vis des Ottomans puis des Anglais. Le « jeune » État d’Arabie, né de façon éphémère au 18e siècle sous l’impulsion de la tribu des Saoud, finit par s’imposer au début du 20e siècle par l’héritier de la tribu, Ibn Saoud, devenant le second État arabe indépendant avec l’Égypte. Tous ces mondes, turc, perse, juif, égyptien, saoudien, parce qu’ils sont des mondes consistants, réussissent à bâtir leur État en profitant de la désagrégation ottomane et en agissant pour se libérer de la pression coloniale anglaise. Ils deviennent les futures puissances de la région.
Tout à l’inverse de ces mondes « solides », bâtis sur de vieux peuples ou sur de vieilles dynasties tribales, en ce début de 20e siècle, le monde arabe du Machrek ne sait pas ce qu’il est. Il est un monde « informe ». Certes, il a pris conscience qu’il veut sortir de la tutelle ottomane et retrouver son arabité. Mais quelle est l’identité arabe ? Le « malheur arabe » naît des errances qui vont être accomplies dans la réponse à cette question.
3. La Nahda
Il faut d’abord parler de la Nahda, ce moment du grand réveil intellectuel, littéraire, culturel, politique du monde arabe intervenu à la fin du 19e siècle, et de ce qui en est sorti. Le monde arabe prend conscience que le moment est venu pour lui de s’émanciper de l’emprise impériale ottomane, mais aussi de se définir face à une Europe de retour en Orient et à sa modernité. S’ouvre alors un grand débat du monde arabe avec lui-même. Tout à l’opposé du Japon qui, à la même époque, accomplit la révolution du Meiji par une large ouverture à la modernité occidentale jugée compatible avec le respect de la culture japonaise traditionnelle, la Nahda arabe va produire deux grandes « illusions » qui vont plomber le monde arabe jusqu’à aujourd’hui.
La renaissance arabe va se définir comme une résistance à l’Occident et sa modernité qui a le triple défaut d’être étrangère, coloniale et laïque. Les deux grandes figures de la Nahda, Al Afghani et Rashid Rida, affirment la nécessité d’une « réforme » qui passe par le rejet de la modernité et le retour à un religieux islamique considéré comme la vraie matrice du monde arabe. Rida est une figure essentielle. Marqué par un anti-européisme virulent, il est le père fondateur de l’islam radical moderne dans ses deux facettes religieuse et politique, le fondamentalisme religieux de la charia et la promotion d’un État islamique. Il nourrit la doctrine des futurs Frères musulmans égyptiens ainsi que celle des premiers djihadismes. Au nom de la préservation de l’identité arabe, l’islamisme est ainsi devenu l’idéologie dominante aux dépens du nationalisme laïc.
4. Panarabisme et nationalismes
La seconde « grande illusion » produite par la Nahda est celle du « panarabisme ». Elle est élaborée par Afghani qui prêche la nécessaire solidarité musulmane en opposition à l’Occident et le retour à la communauté religieuse initiale, noyau et force centrale de l’ancien Empire arabe. Cette pensée « nostalgique » d’un seul peuple arabe uni par le religieux de l’islam pèse lourd au moment où le monde arabe choisit son destin politique. Le « rêve » d’un grand empire arabe dominera les mouvements nationalistes arabes quand le destin politique du Machrek se joue dans les années 1920-1930. Les nationalistes libanais, syriens et palestiniens hésitent sur la voie à choisir entre le grand empire arabe sur lequel les a fait rêver Lawrence d’Arabie, la « Grande Syrie » et le modèle de l’État-nation totalement absent de l’histoire arabe à l’exception de l’Égypte. C’est ce dernier modèle qu’ont à l’esprit l’Angleterre et la France dans leurs découpages territoriaux. En réalité, les territoires créés par le traité de Sèvres de 1920 ont un certain sens historique. Le « Grand Liban » fabriqué par la France au profit des chrétiens et au détriment de la « Grande Syrie » rêvée par de nombreux nationalistes arabes est l’extension jusqu’au littoral du Liban chrétien historique né au 16e siècle dans la montagne et pérennisé par le sultanat ottoman au 19e siècle. La Syrie, certes amputée de certains de ses territoires au profit du Liban, renaît et prend la suite du royaume de Palmyre de la reine Zénobie et des deux pachaliks d’Alep et de Damas établis sous l’Empire ottoman. Quant à l’Irak, il est constitué par l’Angleterre sur le territoire de l’ancienne Mésopotamie incluant les deux régions de Bagdad et de Bassorah peuplées d’une majorité chiite et d’une minorité sunnite, mais il y est rajouté la région de Mossoul et sa population kurde, ce qui accroît d’autant la complexité ethnique du nouvel État irakien.
On l’a dit, les puissances mandataires créent le cadre de futurs États sans pour autant construire ni des États ni des nations. Elles se contentent de jouer avec les divisions ethniques et religieuses pour confier l’administration de ces territoires à des minorités plus dociles que les majorités nationalistes turbulentes : au Liban, les chrétiens au détriment des musulmans sunnites et chiites ; en Syrie, les alaouites et les druzes au détriment des sunnites ; en Irak, les sunnites au détriment des chiites.
Les nationalistes arabes qui prennent les rênes des nouveaux États devenus indépendants après 1945 vont presque tous faillir à leur tâche, en Égypte, au Liban, en Syrie et en Irak. Les rêves d’unité arabe et de panarabisme s’évanouissent. Tous les nouveaux dirigeants arabes, Nasser en Égypte, les partis baasistes puis les militaires, les minorités alaouite et sunnite en Syrie et en Irak, les maronites et les sunnites au Liban, bâtissent des systèmes politiques reposant sur le pouvoir d’un clan, d’un petit groupe civil ou militaire, ou de quelques familles. Derrière des modernisations de façade, il se met en place des régimes despotiques ou féodaux. Ainsi, les nationalistes arabes laïcs sont incapables de construire des États-nations modernes et de sortir leurs pays du poids du passé qui les grève. On l’a vu, ce passé est l’addition de nombreux freins à l’émancipation politique : immobilisme culturel et sociétal de l’islam sunnite ; conflits entre sunnites dominants et chiites dominés ; renaissance d’une radicalité islamique relancée par les Frères musulmans apparus en 1920 en Égypte, matrice de l’islam politique jusqu’à aujourd’hui ; communautarisme fabriqué par les Ottomans et prolongé par les puissances mandataires freinant l’émergence de nations ; poids historique du despotisme.
La conséquence de l’échec général des nationalismes laïcs est un siècle de tragédie pour le monde arabe, surtout pour le Machrek, qui, plus que d’autres régions de l’ancien Empire ottoman, concentre tous les maux.
Ce sont les tragédies libanaise, irakienne, syrienne.
5. Le Liban
Le Liban, que nous avons analysé dans une lettre précédente, est régi par son pacte national de 1943. Celui-ci a mis en place un système ultra communautarisé tenu en main par les zaïms, les féodaux des différentes communautés. Le Liban est un État faible par construction. Il reste aujourd’hui un État « féodal » qui vacille entre quinze années de guerre civile des années 1980-1990 et l’immobilisme organisé actuel engendrant un appauvrissement général du pays et une crise permanente de la société.
6. L’Irak
L’Irak est également un État fragile par nature. L’Irak, berceau du chiisme mais aussi de la victoire des sunnites à Kerbala, est la terre privilégiée de l’affrontement des deux grands courants de l’islam. Le régime discriminatoire privilégiant la minorité sunnite au détriment de la majorité chiite, pratiqué des siècles durant par les sultans ottomans, organisé par les Anglais du temps du mandat, est poursuivi après l’indépendance par le parti baasiste, puis par la main de fer de la dictature du clan sunnite de Saddam Hussein. L’Irak est stable une vingtaine d’années, au prix d’un État bâti contre sa société.
Mais la révolution islamique iranienne de 1979 sonne le début du réveil chiite partout au Moyen-Orient et principalement en Irak. C’est alors, selon l’expression du grand expert de l’Irak Pierre-Jean Luizard, « la descente aux enfers de l’Irak ». S’ensuivent en effet les dix années de la guerre Irak-Iran, une guerre décidée par Saddam Hussein contre le nouvel État iranien devenu islamiste et révolutionnaire, jugé dangereux. Puis c’est la première guerre du Golfe de 1990 menée contre l’Irak de Saddam Hussein par une coalition occidentale à la suite de l’invasion irakienne du Koweït. Puis les grandes révoltes chiite et kurde sont brutalement réprimées, notamment l’emploi de gaz, par Saddam Hussein en 1991. Enfin, il y a l’intervention américaine de 2003 contre un Irak passé du statut d’ancien allié contre l’Iran des ayatollahs à celui d’adversaire privilégié de l’Administration américaine de G. W. Bush décidée à agir au nom de la « démocratisation du Moyen-Orient ».
Au nom de la démocratie, les Américains suppriment le pouvoir minoritaire sunnite multiséculaire pratiqué par l’Empire ottoman, organisé par les Anglais en 1920, pérennisé par les dirigeants irakiens après l’indépendance. Les élections démocratiques de 2005 aboutissent logiquement à la victoire électorale et politique de la majorité chiite, qui tient enfin sa revanche historique et sort de son statut de paria de son propre pays établi depuis la défaite de Kerbala de 680. Pour la première fois dans l’histoire de l’Islam, un grand pays arabe, qui plus est l’ancienne capitale du califat abbasside, est dirigé par un régime dominé par les chiites. C’est un véritable traumatisme pour le monde arabe sunnite. D’autant plus que, loin de chercher à intégrer la minorité sunnite à une nation irakienne jamais construite, les Américains et la nouvelle majorité chiite, soutenus en ce sens par l’Iran, agissent de concert pour exclure et discriminer les élites sunnites de l’armée et de l’administration.
La revanche chiite débouche sur une longue et meurtrière guerre civile ouverte en 2003 et à moitié éteinte en 2017. Cette guerre civile commence par l’épuration ethnique pratiquée contre les sunnites, le massacre de plusieurs dizaines de milliers d’entre eux et leur expulsion de Bagdad, la révolte des régions sunnites de l’Ouest et du Nord. Daech, acronyme d’« État islamique en Irak et au Levant », est l’enfant monstrueux de la révolte sunnite irakienne, un enfant conçu par d’anciens cadres irakiens d’Al-Qaida et des ex-officiers de l’armée irakienne du régime de Saddam Hussein. La première guerre de Daech est menée en Irak par la prise de Mossoul et le projet de reconquête de Bagdad. C’est avec la reprise de Mossoul par la coalition internationale et la défaite militaire en Irak de Daech que la guerre civile prend fin en 2017.
Mais la crise irakienne n’est en rien réglée. La politique irakienne, depuis 2017, n’est plus la guerre civile, certes, mais est devenue une négociation permanente entre les principaux acteurs élus de façon démocratique, les différents partis chiites distincts de par leur degré de proximité avec l’Iran, les clans sunnites et les partis kurdes. Ce fonctionnement « démocratique » tout neuf de l’Irak se déroule sous l’œil vigilant de l’Iran qui se veut « le parrain » de l’Irak chiite. Les Irakiens restent profondément divisés et meurtris. La crise existentielle de l’Irak demeure entière tant qu’aucun contrat social n’est bâti entre les nouveaux gagnants de l’histoire, les chiites, et les nouveaux perdants, les sunnites. Le déroulement politique de ces toutes dernières années semble montrer qu’enfin la majorité de la population irakienne souhaite sortir de l’enfer et se « nationaliser ».
7. La Syrie
Le drame syrien s’ajoute au drame irakien, mais s’en différencie. Il n’est pas le débouché de la longue histoire entre les deux courants du sunnisme et du chiisme. La Syrie, loin de se déterminer par un face-à-face entre deux blocs, est une mosaïque ethnique et confessionnelle formée d’une majorité sunnite et de multiples minorités, alaouite, druze, kurde, chiite, chrétiennes. Par ailleurs, la Syrie a connu dès le début du 20e siècle un nationalisme transcommunautaire rassemblant sunnites, druzes, et alaouites, porteur du projet d’une « Grande Syrie » incluant le Liban, ce que n’a jamais connu l’Irak. Enfin, pendant le mandat que la France exerce sur la Syrie de 1920 à 1946 sous l’égide de la Société des Nations, elle joue d’abord les communautés les unes contre les autres, puis le gouvernement du Front populaire amorce une politique de réforme « nationale » par l’école, l’université, l’armée. La conjonction de tous ces éléments aurait pu conduire les dirigeants de la Syrie indépendante à développer ce nouvel État-nation en formation. C’est tout le contraire qui a lieu dans les soixante-dix années de l’histoire de la Syrie.
Le parti Baas syrien et l’armée, piliers du pouvoir, sont investis par les minorités druze et alaouite. Le coup d’État de 1966 consacre la mainmise sur le pouvoir politique de l’élite alaouite, au sein de laquelle s’impose le clan Assad. Depuis les années 1970, la Syrie est tenue d’une main de fer par le clan familial des Assad, d’abord Hafez, puis son fils Bachar. D’une façon plus intelligente que la gestion ultra clanique de Saddam Hussein en Irak, Hafez et Bachar réussissent à rassembler aux côtés de leur minorité alaouite, cœur du pouvoir, non seulement les autres minorités, druze, ismaélienne, chiite, kurde et chrétiennes, sur le thème de la nécessaire unité contre la menace d’un sunnisme majoritaire et radicalisé, mais également les bourgeoisies urbaines et les dirigeants religieux de la majorité sunnite. Le clan Assad pratique un despotisme totalitaire à l’encontre d’une majorité du peuple sunnite, comme en témoigne le massacre de Hama de 1982 de milliers de personnes en révolte, et un despotisme protecteur à l’égard des autres minorités et des ralliés sunnites.
Le printemps arabe syrien de 2011 est fort logiquement une explosion de la révolte sunnite. Cette explosion est prise en main par les acteurs islamistes, mieux organisés et plus armés que les petits groupes d’acteurs libéraux laïcs. Soutenus et financés par la Turquie d’Erdogan et par des mécènes du Golfe, acteurs salafistes et groupes djihadistes affiliés à la branche syrienne d’Al-Qaida sont alors à la pointe du combat contre le régime de Bachar el-Assad.
La guerre civile syrienne va très vite s’internationaliser, tant la Syrie est devenue le point de rencontre des stratégies de nombreux acteurs.
L’Iran chiite noue dès 1979 avec le régime syrien alaouite une alliance politico-religieuse destinée à faire de la Syrie le carrefour de « l’arc chiite » allant de Téhéran au Hezbollah du Liban. Pour sa part, l’Arabie saoudite, se voulant la grande puissance du sunnisme, soutient la cause des rebelles sunnites syriens. Il en est de même du dirigeant islamiste turc Erdogan qui soutient les Frères musulmans syriens, acteur clé de la révolte, tout en se méfiant des Kurdes syriens liés au mouvement nationaliste kurde radical de Turquie. Ainsi, les trois principales puissances régionales se sont impliquées dans la guerre civile syrienne au nom de leurs intérêts.
Deux autres acteurs vont intervenir. La Russie, alliée stratégique de la Syrie depuis la guerre froide, possédant une base navale et sous-marine importante à Tartous, ne veut pas voir tomber le régime de Bachar el-Assad, son principal point d’appui au Moyen-Orient. Enfin, Daech, après l’échec de la conquête de Bagdad, oriente sa stratégie vers la Syrie en conquérant l’est du pays jusqu’à Palmyre et en créant le Califat islamique unifiant territoires irakien et syrien de Mossoul à Rakka.
Fin 2014, la Syrie est coupée en trois. À l’ouest, la Syrie du régime d’Assad s’arcboute de Damas à la côte de Lattaquié, bastion des alaouites. À l’est, la Syrie de l’État islamique de Daech organise son califat, réprime les minorités non sunnites, dont les yézidis, et planifie son action terroriste vers l’Europe. Au nord, la Syrie est une mosaïque faite de différents groupes sunnites radicaux soutenus les uns par l’Arabie, les autres par le Qatar, d’autres encore par la Turquie, et composée également des Kurdes syriens profitant du désordre général pour tenter de conquérir leur autonomie. À ce moment-là, l’armée syrienne est très affaiblie, les forces opposées au régime de tout poil se rapprochent de Damas et le régime de Bachar paraît en grand danger. Le vent tourne en 2015.
Les acteurs « protecteurs » de la Syrie, l’Iran et son fidèle allié qu’est le Hezbollah libanais, ainsi que la Russie, décident d’entrer en scène pour sauver le régime d’Assad. Les puissances occidentales, bien qu’hostiles au régime d’Assad, se refusent à intervenir dans le « bourbier » syrien et se concentrent sur la guerre menée contre Daech. Depuis 2018, au prix de 300 000 morts, civils et combattants, et de destructions considérables, le régime de Bachar a recouvré le contrôle de la plus grande partie de son territoire, à l’exception de la poche septentrionale d’Idlib contrôlée par la Turquie qui tient à surveiller de l’intérieur de la Syrie les agissements des Kurdes syriens de la région. Bachar el-Assad reste le prince de la Syrie, mais d’une Syrie exsangue, ruinée, incapable de se reconstruire par elle-même. La vraie question est de savoir si le despotisme totalitaire de Bachar el-Assad pourra être remplacé un jour au moins par un despotisme éclairé.
8. Le Yémen
Aux tragédies du Machrek s’ajoute la tragédie du Yémen. Aujourd’hui, le Yémen est marqué par les ravages et les victimes (400 000 morts et 4 millions de personnes déplacées), les famines au rythme de la progression de la rébellion houtiste et de la guerre régionale qui a suivi. Les houtistes sont une population montagnarde tribale de confession zaïdiste issue du chiisme, installée au nord-ouest du pays à la frontière de l’Arabie. Ils sont traditionnellement marginalisés par le pouvoir central et sont devenus les « déshérités » du pays, à l’image de la situation historique des chiites du Sud Liban.
Révoltés depuis 2003 face au pouvoir central, ils font tache d’huile auprès de tribus voisines, également démunies, jusqu’à s’emparer en 2014 de la capitale du pays, Sanaa, et à en chasser le gouvernement en place du président Hadi, qui n’a aucune grande tribu pour le soutenir alors que le système politique yéménite repose exclusivement sur les tribus et leurs rapports mutuels. Ce qui était une guerre civile de plus dans un Yémen tribalisé et jamais stabilisé va devenir un conflit régional. L’Arabie et les Émirats, décidés à rétablir le président Hadi à Sanaa et à prévenir une influence de l’Iran sur le Yémen, forment une coalition sunnite d’intervention militaire contre la rébellion houtie.
De son côté, l’Iran saisit la chance qui se présente à elle pour mettre un pied dans un Yémen jusqu’alors arrière-cour de l’Arabie, son adversaire privilégié. Grâce aux drones et missiles fournis par Téhéran, la rébellion houtie a pris le dessus sur les forces armées saoudiennes. Aujourd’hui, les houtistes, de plus en plus liés militairement et politiquement à l’Iran, occupent toujours Sanaa et gèrent ce qu’il reste d’État et d’administration dans toute la partie occidentale du Yémen, la plus peuplée. Le gouvernement légal du président Hadi, encore soutenu par les petites tribus de l’est du pays, est hors-sol, exilé en Arabie.
Au sud, dans la région du grand port d’Aden, les forces historiquement sécessionnistes de la région, soutenues en sous-main par les Émirats dont le principal objectif actuel est non pas la stabilité du Yémen mais la maîtrise pour leur compte de points stratégiques dans la mer Rouge, ont pris le contrôle de la ville depuis 2019.
Cette situation tragique n’est que le dernier avatar du chaos permanent d’un Yémen qui n’a jamais existé en tant qu’État constitué. Bien plus encore que le Liban, l’Irak ou la Syrie, le Yémen est dans un état de nature ou seules l’appartenance tribale et la force font droit.
La coalition menée par l’Arabie a annoncé en mars 2022 un cessez-le-feu qui a été également accepté par les forces houties pour une durée de deux mois. On en est là, actuellement.
III. L’émergence d’un théâtre régional au Moyen-Orient
1. Un Moyen-Orient maître de son destin ?
On l’a dit, cette région du monde est tout à la fois la plus ancienne du monde et la plus neuve. Elle a été marquée par des chamboulements constants. Elle a d’abord été au centre du monde par les empires mésopotamien, égyptien, hittite, perse. Puis elle a été une zone périphérique des empires d’Alexandre, de Rome et de Byzance. Puis elle a retrouvé sa grandeur par l’Empire arabo-islamique né de La Mecque et de Médine et gouverné sept siècles durant de Damas et de Bagdad par les califats omeyyade et abbasside. Puis elle est devenue, du 13e au début du 20e siècle, une périphérie de l’Empire ottoman. Puis, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient a été géré par les deux puissances européennes anglaise et française qui se sont partagé les zones d’influence et ont fabriqué les territoires des futurs États de la région. Puis le Moyen-Orient est devenu un théâtre privilégié de la compétition des deux grandes puissances américaine et soviétique durant la guerre froide marquée par le soutien occidental à l’Iran du shah Pahlavi, à l’Arabie et à Israël, par la lutte d’influence entre Washington et Moscou en Égypte, et par l’alliance nouée au début des années 1960 entre l’URSS et la Syrie.
Aujourd’hui, pour la première fois de son histoire, le Moyen-Orient est rendu à lui-même. Aujourd’hui, cette région du monde est faite d’une quinzaine d’États. Cinq d’entre eux (Liban, Syrie, Irak, Yémen, mais également Égypte) sont « fragiles », voire « faillis », et se concentrent surtout dans le Machrek, véritable zone de dépression du Moyen-Orient. Quatre États (Jordanie, Koweït, Bahreïn, Sultanat d’Oman) sont relativement stables et en paix, et n’aspirent à aucune ambition régionale. Et six d’entre eux (Turquie, Iran, Arabie saoudite, Israël, Qatar, Émirats arabes unis) sont devenus des puissances régionales de plus en plus décidées à prendre en main le destin de leur région, quitte à entrer en conflit avec certains de leurs voisins. Ce qui est en train de se produire dans ce Moyen-Orient si souvent transformé est la « régionalisation » du jeu de puissances. Cette région devient progressivement un grand jeu entre ses puissances régionales anciennes et nouvelles, tandis que les grandes puissances extérieures à cette région sont plus en retrait ou moins influentes.
2. Les grandes puissances au Moyen-Orient
Malgré sa diplomatie active, la Russie de Poutine n’est pas devenue le nouveau « pivot » du Moyen-Orient. La Russie a atteint la limite de sa puissance en Syrie, son principal point d’appui dans la région, en se montrant incapable d’entraîner Bachar el-Assad dans le processus d’Astana destiné à amorcer une reconstruction politique du pays. Le « prince de la Syrie » veut préserver sa liberté d’action. Damas compte plus sur l’Iran et le Hezbollah pour l’aider. Par ailleurs, la Russie est absente du théâtre irakien et mal à l’aise face à l’affrontement des deux nouveaux grands de la région que sont l’Arabie et l’Iran.
Quant à l’Amérique, après le désastre de l’expédition d’Irak de 2004, elle a compris que sa toute-puissance était terminée. Obama en a tiré les conséquences par sa politique de retrait du théâtre d’Orient. Il a refusé d’impliquer l’Amérique dans la guerre de Syrie et dans la crise libanaise. Mais cette politique de distanciation vis-à-vis du Machrek n’est pas totale, car l’Amérique demeure active en Irak, auprès du gouvernement irakien et auprès de la communauté kurde, pour contrer l’influence iranienne. Cette politique américaine de distanciation du Machrek a entraîné les deux grands alliés de l’Amérique, Israël et l’Arabie, à moins dépendre de leur « protecteur » et à définir de plus en plus par eux-mêmes leur politique de sécurité régionale.
Mais, dans la région, il demeure pour l’Amérique une grande affaire : l’Iran. C’est une obsession pour les États-Unis. Obama a cherché à sortir de cette obsession par l’accord nucléaire conclu avec l’Iran en 2015 devant permettre une reprise de la relation entre Washington et Téhéran. Trump a réactivé cette obsession d’un Iran « axe du mal » nucléaire et régional en sortant de l’accord nucléaire de 2015, en pratiquant une politique de sanctions pétrolières et économiques, en poussant à la constitution d’une alliance régionale entre l’Arabie et Israël contre l’Iran, en frôlant la crise ouverte en juin 2019 par la menace d’une frappe de représailles après la destruction d’un drone américain par l’Iran. Biden s’est engagé a revenir à une politique de normalisation progressive avec l’Iran par une reprise des discussions sur l’accord nucléaire. Mais l’Iran ne se laissera pas faire. Elle tient désormais plus que jamais à devenir une « puissance du seuil nucléaire », c’est-à-dire un État capable, le moment venu, de fabriquer rapidement une bombe nucléaire.
3. Des puissances régionales : une ancienne et six actuelles
Six puissances régionales dominent le Moyen-Orient actuel : la Turquie, l’Iran, l’Arabie, Israël, le Qatar et les Émirats.
a. L’Égypte
Un mot d’abord de l’Égypte, non incluse dans cette liste des puissances régionales. Elle est le plus vieil État de la région, avec l’Iran, et le plus peuplé avec 75 millions de ressortissants. Elle a toujours été le « phare culturel » du monde arabo-musulman par ses élites intellectuelles, par l’université d’Al-Azhar datant du 10e siècle, par son rôle premier dans la production cinématographique et audiovisuelle arabe. Elle a été à l’avant-garde du nationalisme arabe, de Méhemet Ali au début du 19e siècle au triomphe politique de Nasser lors de la nationalisation du canal de Suez. Elle a été le leader incontesté du monde arabe durant la période 1950-1980, par le prestige de Nasser auprès des opinions arabes, par la puissance de son armée et l’influence de sa diplomatie, par son leadership au sein de la Ligue arabe.
Mais, depuis, l’Égypte a tout perdu : son prestige après la défaite militaire de 1967 et la chute du nassérisme ; sa capacité d’action et d’influence dans la région, du fait de la crise profonde de son économie et de son système politique qui font de l’Égypte un pays faible et fragile dépendant de plus en plus de l’aide extérieure américaine et saoudienne. À tel point qu’aujourd’hui, l’Égypte n’est plus une puissance régionale. L’Arabie lui a ravi le leadership sur le monde arabe sunnite.
b. La Turquie
La Turquie a une histoire singulière. Le peuple turc est un vieux peuple nomade bimillénaire, venu d’Asie centrale occuper le plateau anatolien. La Turquie a d’abord été l’État du peuple turc en Anatolie. Puis l’histoire fait de ce peuple, venu d’Asie et converti à l’islam, l’héritier de l’Empire arabo-islamique, dont il récupère les restes au 13e siècle après l’occupation mongole. Le sultan turc s’octroie alors le titre califal de « chef des croyants », succédant ainsi aux califes arabes. Les Turcs gèrent alors l’Empire ottoman sept siècles durant, un Empire ottoman étendu des Balkans à l’Irak et au Maroc. En 1920, du fait de la défaite militaire de cet allié de l’Allemagne pendant la Première guerre mondiale et des traités de paix, un nouvel État turc pratiquement rétréci à son territoire initial du 13e siècle, l’Anatolie et le Bosphore, est géré par Mustapha Kemal. Celui-ci supprime le califat et laïcise le nouvel État.
La Turquie est aujourd’hui la puissance la plus importante de la région, mais pas la plus influente. Certes, membre du G20, elle est la 15e puissance économique mondiale et la première puissance économique de la région, loin devant l’Arabie saoudite et l’Iran. Elle est la première puissance militaire, forte d’une armée bien équipée et d’une industrie d’armements développée, tels les drones qui ont montré leur efficacité dans la guerre du Haut-Karabakh ainsi que dans la guerre d’Ukraine.
Mais la Turquie est turque, elle n’est ni arabe ni perse. Elle a le handicap d’une triple coupure par rapport à la région moyen-orientale : la coupure ethnique initiale entre le peuple turc et les peuples arabes, la coupure historique ouverte au début du 20e siècle entre l’Empire ottoman et les nationalismes arabes, la coupure culturelle ouverte par Mustapha Kemal entre le monde arabe dominé par le religieux islamique traditionnel et « l’occidentalisme » laïc tourné vers l’Europe, un « occidentalisme » » qui se prolonge après 1949 par l’appartenance à l’OTAN, l’alliance avec Israël et la candidature à l’Union européenne.
La Turquie a cherché à opérer ces dernières décennies un « retour à l’Empire ottoman », amplifié sous l’impulsion de son nouveau « prince », Recep Erdogan, dont les racines sont sa proximité originelle avec l’islamisme politique des Frères musulmans. Erdogan a ébauché un « néo-ottomanisme ». À rebours de Mustapha Kemal, il est convaincu que la Turquie reste d’une certaine façon l’héritière de l’Empire ottoman et donc la dépositaire de l’autorité califale ainsi que la gardienne du sunnisme au même titre que l’Arabie. C’est ainsi qu’en 2011, la Turquie d’Erdogan est devenu le parrain d’un nouveau monde arabe gouverné par les partis islamistes des Frères musulmans, d’Ennahda en Tunisie et de Morsi en Égypte. Les printemps arabes de 2011 vont voir se structurer un affrontement entre un axe turco-qatari, allié des différents Frères musulmans, et la coalition saoudo émirienne, fer de lance de la contre-révolution.
La déconvenue de la Turquie est totale. Aucun de ses alliés Frères musulmans ne parvient à s’imposer et les relations avec l’Arabie et les Émirats sont gelées.
Aujourd’hui, la Turquie a renoué avec les principales puissances régionales arabes et le « néo-ottomanisme » a cédé la place à l’obsession kurde, la peur d’un État kurde en Nord-Syrie dans la Rojava dirigé par le PYD, le parti frère du PKK autonomiste de Turquie. La puissance turque est aujourd’hui entièrement tournée vers l’objectif de neutraliser le PYD. Cela montre bien que la politique d’Erdogan est d’abord empreinte de turquicité avant que d’être « ottomane ».
c. L’Iran
L’Iran est une puissance régionale, forte d’abord de son âge et de son peuple. Le peuple indo-européen qu’est le peuple perse, construit par sa langue et ses traditions religieuses, a acquis très tôt une conscience nationale forte. Cette « densité nationale » du peuple iranien n’a jamais faibli, ce qui lui a permis de résister aux « rouleaux compresseurs » romain, byzantin, arabe, européen.
Tout à la fois fière de son passé impérial prestigieux et marquée par l’obsession de l’encerclement, l’Iran a toujours joué de la puissance défensive lorsqu’il le fallait, offensive lorsqu’il le pouvait. Clairement, l’Iran révolutionnaire de 1979 a voulu renouer avec la puissance offensive dans la région moyen-orientale et au-delà. Vingt ans avant le djihadisme d’Al-Qaida, l’Iran de Khomeiny s’est voulu le grand contestataire de la puissance américaine en Orient, le pourfendeur de l’impérialisme occidental et l’adversaire des régimes arabes conservateurs.
Mais le traumatisme de la guerre contre l’Irak de 1980, causant des pertes terribles et révélant la solitude de l’Iran, a conduit l’Iran révolutionnaire à moins user d’un discours aventuriste tout en construisant une politique de puissance régionale ambitieuse. Il a moins mis l’accent sur la révolution nécessaire des régimes arabes, il a renforcé ses alliances avec les forces et les régimes non sunnites (Syrie de Bachar, Hezbollah libanais, Irak chiite de l’après 2005, houtis zaïdistes du Yémen). Il a renforcé sa sécurité par un rapprochement avec la Russie, et il a voulu se doter d’une capacité du « seuil nucléaire », d’abord en sortant clandestinement des contraintes du traité de non-prolifération, puis en profitant de la sortie de l’accord nucléaire signé en 2015 par Obama et dénoncé en 2017 par Trump.
L’Iran, au Liban, en Syrie, en Irak, au Yémen, montre aujourd’hui toute sa nouvelle puissance. Dans ces quatre pays, rien d’essentiel ne peut se faire sans son aval. Mais, à l’image de l’URSS d’antan, il est fort possible que la démonstration actuelle de sa puissance régionale soit excessive par rapport à la force intrinsèque d’un pays limité économiquement. L’Iran actuel est peut-être en « sur-régime », ce qui pourrait à la longue devenir dangereux pour la révolution islamique face à un peuple iranien demandeur de progrès économique et de modernisation sociale.
d. L’Arabie saoudite
L’Arabie saoudite est une puissance régionale déjà longue de trois siècles d’existence. Son acte de naissance est le pacte de Nadj de 1745 par lequel une alliance historique est établie entre le chef de tribu et seigneur de guerre Mohamed Ibn Saoud et le prédicateur sunnite radical Abdelwahhab. L’objectif d’Ibn Saoud est de recréer un État arabo-islamique autour de La Mecque et de Médine qui renoue avec la grandeur du premier État arabe du 7e siècle. Cet objectif, combattu par le sultan ottoman, sera finalement atteint par la famille des Saoud au début du 20e siècle. L’Arabie devient ainsi le premier État arabe indépendant. En ravissant en 1924 à la famille des Hussein le contrôle de La Mecque, la tribu des Saoud devient le gardien des lieux saints de l’islam, acquérant par là même un prestige immense dans tout le monde islamique. Ainsi, dès les années 1930, du fait de l’action du roi Ibn Saoud, l’Arabie, par sa revendication haut et fort de l’identité arabe et par son rôle de gardien des lieux saints, devient une nouvelle puissance régionale, et ce avant même la découverte de ses fabuleuses ressources de pétrole.
La guerre froide fait de l’Arabie l’alliée stratégique des États-Unis en Orient. L’alliance nouée entre Roosevelt et Ibn Saoud en 1945 à bord du destroyer américain Le Quincy, poursuivie par tous les présidents américains et les monarques saoudiens, est une alliance à long terme d’intérêt mutuel. Washington s’engage à apporter à Ryad un soutien complet et des armements sophistiqués afin que l’Arabie puisse jouer un rôle de gendarme régional, ce qui convient très bien à une dynastie saoudite fondamentalement anticommuniste du fait de son intégrisme religieux.
L’Arabie, si elle affirme défendre l’Occident en luttant contre le communisme dans la région du Moyen-Orient, défend en même temps sa propre vision du monde arabe. L’Arabie défend ainsi un nationalisme arabe religieux basé sur le salafisme et l’islam rigoureux, sa marque de fabrique initiale, face au nationalisme arabe laïc de Nasser et des partis Baas syrien et irakien.
De ce fait, l’Arabie, devenue au fil des ans la seule grande puissance arabe du fait du déclin progressif de l’Égypte amorcé après la mort de Nasser en 1970, est la grande propagandiste du salafisme. Mais ce salafisme prêché et financé par l’Arabie dans tout le monde de l’islam nourrit l’islam radical des djihadistes, dont celui d’un Ben Laden issu d’une grande famille saoudienne. La tentative d’attaque des lieux saints de La Mecque par un groupe fondamentaliste saoudien en 1979 a valeur d’avertissement. Le 11-Septembre 2001 oblige l’Arabie, sous la pression de l’Amérique et du monde occidental, à se remettre en question. Sans renier son identité salafiste originelle, l’Arabie du nouveau prince de la dynastie, Mohammed ben Salmane, veut sortir son pays du pur conservatisme religieux et bâtir ce qui peut sembler un oxymore, un wahhabisme modernisé.
Mais l’Arabie n’a pas transigé lorsqu’il s’est agi d’affronter le « diable » qui a surgi en 1979, l’Iran islamique révolutionnaire. Aux yeux de l’Arabie, l’Iran actuel cumule trois défauts majeurs : être une puissance compétitive, soutenir les chiites de la région, être révolutionnaire et hostile aux régimes conservateurs. Depuis 1979, l’Arabie et l’Iran se sont constitués en ennemis privilégiés et se sont affrontés indirectement sur tous les théâtres de la région, en Irak par le soutien de l’Arabie à l’Irak dans sa guerre des années 1980 contre l’Iran, au Liban entre les sunnites et le Hezbollah, en Syrie entre les groupes salafistes soutenus par l’Arabie et le régime syrien aidé par le Hezbollah, au Bahreïn par l’écrasement saoudien du soulèvement chiite en 2011, au Yémen dans l’affrontement ouvert en 2015 entre les houtis et la coalition menée par l’Arabie.
Aujourd’hui, l’Arabie, tout en restant fidèle au « pacte de Quincy » de 1945, développe sa propre politique, par exemple en nouant des relations nouvelles avec la Russie ou en se refusant à pratiquer les sanctions souhaitées par l’Amérique à propos de la crise ukrainienne. Le jeune prince héritier Mohammed ben Salmane cherche à s’émanciper de la tutelle américaine, d’autant plus que le contentieux lié à l’assassinat en 2018 du journaliste saoudien Jamal Khashoggi pèse encore fortement dans ses relations avec le président Biden.
e. Israël
Israël est devenu, au cours de ses soixante-dix années d’existence, une véritable puissance régionale. Il s’agit d’une histoire exceptionnelle. Le nouvel État juif construit sa puissance dans l’adversité totale de la région et dans un temps record. Il s’agit d’abord de la construction d’une puissance ultra défensive face à la coalition de l’ensemble des États arabes qui voient en Israël « l’intrus sioniste ». La doctrine israélienne de la guerre préventive destinée à détruire tout adversaire avant toute agression, faute de profondeur stratégique d’un territoire de la taille d’une guêpe, repose sur la triade de Tsahal, une armée surpuissante et mobile, du Mossad, un service de renseignement hors pair actif dans tout le Moyen-Orient comme dans le monde entier, et d’une capacité nucléaire dissuasive non affichée mais bien réelle. Par ses guerres gagnées en 1948, 1967 et 1973, puis par sa diplomatie, Israël bâtit sa sécurité avec les pays arabes environnants, l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. La question palestinienne parasite un certain temps les relations d’Israël avec le monde arabe, mais ce dernier, après les accords d’Oslo de 1993 et les négociations de Camp David, suivies de la seconde Intifada en 2000, oublie les Palestiniens et privilégie d’autres conflits régionaux, dont l’affrontement avec l’Iran.
Israël est devenu au fil des quinze dernières années un partenaire privilégié des puissances du Golfe dans leur lutte commune contre l’Iran, en Syrie et au Liban, et pour freiner la politique nucléaire de l’État chiite. À telle enseigne que l’on parle aujourd’hui d’un front commun « sunno-sioniste » illustré en 2020 par les accords d’Abraham de normalisation des relations entre Israël, le Bahreïn et les Émirats.
Israël, fort de sa puissance militaire, assuré de son alliance stratégique avec l’Amérique, mais également en relation étroite avec la Russie et la Turquie, désormais allié de fait du monde arabe sunnite, mène sa politique régionale comme il l’entend, en jouant son propre jeu, y compris en faisant pression sur Washington pour contrer la puissance iranienne. Car la sécurité d’Israël, comme celle de l’Arabie, commence désormais à Téhéran.
f. Le Qatar
Ces vingt dernières années, deux nouvelles puissances régionales ont émergé au Moyen-Orient : le Qatar et les Émirats.
Le Qatar, riche de son gaz, ambitieux dans son programme de modernisation économique et culturel, veut se dégager de la tutelle saoudienne et pratiquer une politique autonome. Tout à l’inverse de l’Arabie, il soutient les printemps arabes contre les régimes conservateurs installés, il décide de privilégier son soutien aux partis des Frères musulmans, l’adversaire politico-religieux des salafistes soutenus par l’Arabie. De plus, il a une ligne d’action nuancée vis-à-vis de l’Iran. Il se heurte donc à l’Arabie en Syrie, en Égypte, en Libye, en Palestine par son soutien au Hamas, si bien qu’en 2017, éclate entre les deux pays une crise qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui.
g. Les Émirats arabes unis
Les Émirats arabes unis, une fédération de sept émirats créée en 1971 entre Abu Dhabi et Dubaï notamment, riche de son pétrole et de la plateforme commerciale, financière et logistique de Dubai, a été bâtie comme un État moderne par le cheikh Zayed. Avec son héritier Mohamed ben Zayed – MBZ –, les Émirats sont devenus une nouvelle puissance régionale active et ambitieuse. À la différence du Qatar, les Émirats, tout en veillant à leurs intérêts propres, ont noué un partenariat stratégique avec l’Arabie en Syrie, en Libye, au Yémen, ainsi que face à l’Iran.
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Un nouveau grand jeu se dessine au Moyen-Orient entre les six puissances régionales, la Turquie, l’Iran, l’Arabie, Israël, le Qatar et les Émirats.
Ce grand jeu a un arrière-plan, l’affrontement entre l’Iran et ses alliés (Syrie, Hezbollah libanais, houtis) et l’alliance israélo-arabe menée par l’Arabie, les Émirats et Israël, alliance unie sur les deux objectifs de la non-nucléarisation et de la limitation de l’influence régionale de l’Iran. Il a une avant-scène constituée par la zone dépressionnaire du Machrek et le Yémen. Chacun des deux camps agit de façon à ce que l’autre ne profite pas du chaos central pour accroître par trop son influence régionale. Le nouveau grand jeu qui se dessine en Orient est bien plus le fait de l’équilibre qui se dessinera entre les puissances régionales, notamment l’Iran, l’Arabie, Israël et la Turquie, que le fait des influences américaine et russe.
Cela dit, la toile de fond de la région du Moyen-Orient demeure celle d’un monde trop lourd de son passé où la plupart des États et des nations sont encore en pleine construction.
Le 24 juin 2022.