Il y a la puissance des États, mais il y a la faiblesse des États, notamment leur porosité. On connaît la définition classique de l’État, selon laquelle « l’État a le monopole de la force organisée ». Mais la réalité est que les États ne détiennent pas le monopole de la force organisée.
Le monde est tout à la fois « solide » et « liquide ». Qu’est-ce que cela signifie ?
I. Le monde est « solide »
Comparable à un « sac de billes », fait des 200 billes que sont les 200 États, le monde est « solide ».
Le principe cardinal qui gouverne le monde est celui de la souveraineté des États. Ce principe de la souveraineté de l’État, cette règle première de notre monde, est consacré par les traités de Westphalie de 1648 qui mettent fin à la guerre de Trente Ans, cette terrible guerre née de l’opposition entre les princes d’Europe centrale et d’Allemagne, convertis au protestantisme, et leur souverain qu’était l’Empire catholique des Habsbourg. Les traités de Westphalie fabriquent la société internationale moderne. Leur signature par l’ensemble des principautés participantes signifie l’abolition du système féodal et la reconnaissance de l’égalité de tous les États princiers, grands ou petits. Westphalie, c’est la fin de l’Europe chrétienne et la naissance du monde moderne, toujours en place.
La souveraineté est double.
Il y a la souveraineté intérieure. Chaque État est souverain à l’intérieur de son territoire, dans ses frontières. Chaque État a l’autorité exclusive sur son territoire et sa population, chaque État a la liberté de fonctionner comme il l’entend. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures, souvent invoqué par la Chine.
Et il y a la souveraineté extérieure. C’est d’abord le principe de l’égalité juridique des États, tous également souverains, qu’ils soient grands ou petits, forts ou faibles. Chaque État a sa propre diplomatie et assure par lui-même la défense de ses propres intérêts. C’est aussi le principe du respect des frontières de l’État par les autres États, le non-franchissement de celles-ci, la non-intervention, la non-agression, un principe plus ou moins respecté.
La souveraineté garantit ce que l’on pourrait appeler l’« imperméabilité » de l’État. La conséquence de l’État souverain est que l’individu n’a pas de personnalité internationale. Il est nécessairement rattaché à un État par sa nationalité. Il est sujet de cet État, il dépend à tout moment d’un État, du sien ou de l’État de résidence. Il ne possède ni un droit de libre circulation, du fait des frontières, ni un droit de libre fonctionnement, du fait des lois qui lui sont applicables.
Ainsi, à la question du « Qui gouverne le monde ? », on a déjà répondu par l’équation des 3 + 20 + 200 : trois grandes puissances, une vingtaine de puissances moyennes et 200 États également souverains. Tous ces États sont des « billes » mises dans le même sac s’entrechoquant entre elles.
II. Mais notre monde devient de plus en plus « liquide »
Les États, bien que souverains et dotés de frontières protectrices de leur souveraineté, sont de plus en plus « poreux » et deviennent de plus en plus des « passoires ».
L’histoire de la pandémie du Covid, à l’égale de celle de la peste noire, est la dernière grande illustration d’un monde « poreux » dans lequel il se produit des processus qui traversent les frontières et les États sans que ceux-ci n’y puissent quelque chose.
Le « démantèlement » des espaces nationaux est le produit de quatre grands processus : la circulation des idées, la circulation des marchandises et des capitaux, la circulation des informations, la multiplication des acteurs transnationaux.
1. La circulation des idées
De tout temps, l’histoire du continent européen est celle d’un espace ouvert où les États ne sont jamais clos sur eux-mêmes. Le continent européen est, plus que d’autres, un « continent creuset » où se forgent de grands mouvements culturels, intellectuels, sociaux, idéologiques qui circulent au travers de tout le continent, par-delà toutes les frontières.
Il y a, au Moyen Âge, la circulation des idées entre les jeunes États de l’Europe chrétienne et l’Église de Rome, entraînant le conflit entre guelfes et gibelins dans les villes d’Italie du 13e siècle, entre les gallicans et les ultramontains dans la France monarchique. Puis il y a la circulation de la pensée humaniste et libérale de la Renaissance, de l’Italie à la Flandre. Puis la circulation des idées de la Réforme protestante de Luther et de Calvin dans toute l’Europe du 16e siècle et leur impact sur presque toutes les monarchies européennes, de l’Allemagne et de Genève à la France, de l’Europe centrale à l’Europe nordique.
Puis il y a la circulation des idées de la Révolution française, liée d’abord à l’onde de choc produite en Belgique et en Allemagne, puis « exportées » par les armées de Napoléon, de l’Égypte aux principautés italiennes sous domination autrichienne.
Puis, au 19e siècle, il y a la circulation de l’onde de choc des révolutions françaises de 1830 et de 1848 jusqu’au cœur de l’Empire autrichien, notamment en Pologne. Puis c’est la circulation des idées du mouvement socialiste dans toutes les classes ouvrières européennes de l’Europe du 19e siècle, illustrée par les pérégrinations de Marx et Engels et concrétisée par la création de la 1ère Internationale en 1864. Puis, dans l’entre-deux-guerres, c’est le choc de la Révolution bolchevique russe de 1917 en Europe générant l’expansion des partis communistes en Europe et dans le monde. En parallèle, c’est la circulation des idéologies fasciste et nazie dans les démocraties européennes. Puis, durant la guerre froide, la circulation des idées démocratiques ébranle les États de l’Europe de l’Est malgré l’occupation soviétique et les régimes en place, aboutissant aux événements de 1989 et à la chute du mur.
Au-delà de l’intense circulation des idées dans le continent européen, la circulation des idées est mondiale.
Le guévarisme des années 1960 « circule » en Europe dans les années 1970 autour du thème du combat révolutionnaire anti-impérialiste. Dans les années 1960-1970, l’interaction est forte entre le féminisme américain et les féminismes européens. En 1979, les répercussions de la révolution islamique iranienne résonnent dans tout le monde arabo-islamique. En 2010-2011, via les médias et les réseaux sociaux, c’est la circulation en quelques jours du « printemps arabe » tunisien dans tout le Moyen-Orient. Aujourd’hui, le mouvement « Me Too », issu de l’affaire Weinstein connaît une circulation mondiale.
On constate la perméabilité croissante des États aux influences sociales, culturelles, idéologiques, y compris au sein des États autoritaires. La peur des réseaux sociaux en Chine et en Russie en est une forte illustration. Les idées, les croyances, les idéologies, les mouvements de pensée sont plus forts que les armées et les frontières.
2. La circulation des marchandises et des capitaux
La mondialisation économique pénètre tous les États, avec des bénéfices ou des pertes. Les principaux bénéfices vont aux États « émergents » et à la Chine. À l’inverse, le monde occidental devient « poreux », perméable aux produits et aux capitaux des autres mondes. Les décennies 1970-2000 sont celles de la désindustrialisation des pays d’Europe occidentale du fait de la nouvelle compétition mondiale des prix assurée par les pays asiatiques, créant le sentiment d’une disparition de l’État national au profit d’États et d’entreprises étrangères. Les années 2000 sont celles du processus de désindustrialisation de l’Amérique au profit de la Chine et des « émergents ». D’où le sentiment dans le monde occidental d’une perte de substance, de déclin.
3. La circulation des informations et des émotions
Avec la révolution des TIC, les technologies de l’information et de la communication, le monde devient le « village planétaire » analysé par Marshall McLuhan. La circulation de l’information entre les sociétés, démultipliée par les réseaux sociaux, joue à saute-mouton avec les frontières et « unifie » en quelque sorte le monde. De ce fait, tout événement local peut être mondialisé, telles hier l’image de l’étudiant de la place Tien an Men en 1989 ou l’histoire tragique du jeune homme de Sidi Bouzid en décembre 2010, détonateur des printemps arabes ; telles plus récemment l’histoire de Li Wenliang, le médecin de Wuhan lanceur d’alerte au sujet du Covid, ou, en mai 2020, la mort « en direct » par garrottage policier de George Floyd lors de son arrestation à Minneapolis, ou encore les images quotidiennes de la guerre d’Ukraine qui nuisent tant à la Russie.
4. La multiplication des acteurs « transnationaux »
Le monde devient de plus en plus liquide également par la multiplication des acteurs transnationaux. Aux 3 + 20 + 200 États s’ajoutent les 2000 acteurs « transnationaux », ayant chacun une vision globale, opérant directement à l’échelle mondiale par-delà les souverainetés et les frontières des États, et pénétrant tous les États.
Que ce soit les lanceurs d’alerte, les églises, le pape, les grandes ONG telles le CICR et les ONG humanitaires (Amnesty, Greenpeace, Oxfam, Handicap international, Médecins sans frontières, Greenpeace, mouvements d’aide aux migrants, etc.) qui, par leur action, le recueil et la circulation d’informations (droits de l’homme, délinquance financière, etc.) gênent les États ; ou que ce soit les grandes firmes, tels les Gafas américaines et chinoises, les groupes de pression et lobbies internationaux, les clubs internationaux, tel Davos, les fortes personnalités qui influencent les législations pour optimiser les profits ; tous sont des acteurs qui égratignent, voire sapent, la souveraineté des États.
5. De la société des États à la société « transnationale » ?
Il se développe une « interdépendance sociale » entre l’ensemble des peuples du monde, pour leur bonheur par le progrès social et la circulation des idées, ou pour leur malheur par le chômage de masse ou les guerres civiles ou religieuses.
On peut se poser la question de savoir si on n’est pas entré aujourd’hui dans un moment de bascule où l’État et tous les États sont atteints par une porosité complète, par le haut et par le bas, et se dissolvent peu à peu dans un état « liquide », que certains appellent la « société transnationale ». La disparition de « l’imperméabilité territoriale » entraînerait la disparition de la fonction historique de « protection » assurée par l’État au profit de ses citoyens.
La société « transnationale » viendrait se substituer à la société internationale des États et des nations. Il y aurait de moins en moins d’États et de plus en plus une circulation d’actions, des échanges, des influences entre de multiples acteurs, dont les États ne seraient qu’une petite partie. Les États seraient « déconstruits » par les multiples acteurs non étatiques que sont les firmes multinationales, les grandes mafias, les mouvements terroristes, mais aussi les ONG, les lanceurs d’alerte, les réseaux sociaux, le pape, les lanceurs d’alerte ou encore le GIEC, tous acteurs qui circulent librement sans se soucier des frontières et exercent de façon autonome un certain pouvoir économique, financier, religieux, médiatique par la contrainte (firmes multinationales, etc.) ou par l’influence (ONG, etc.). Notre monde deviendrait ainsi un espace unique dans lequel les États se dissolvent et où tout un chacun pourrait disposer d’une influence mondiale.
Bref, notre monde deviendrait « liquide », pour reprendre le concept élaboré par le sociologue Zygmunt Bauman. Celui-ci est allé plus loin encore en établissant l’opposition des « touristes » et des « vagabonds ». Les « touristes » sont les élites mondialisées qui ne cessent de bouger par intérêt et de faire bouger librement les marchandises et les capitaux, possédant un pouvoir propre sur lequel les États n’ont aucune prise. Le « touriste » peut être une grande banque américaine, un fonds de pension luxembourgeois, le patron de la Banque nationale libanaise, un oligarque russe, l’ex-patron d’Alibaba, une grande famille marocaine, un chef d’État africain, les 400 premiers milliardaires mondiaux répertoriés par les « Rapports sur le développement humain » des Nations unies. Tous ces principaux « touristes » actuels sont dotés d’un pouvoir « extraterritorial ». À l’inverse, les « vagabonds » subissent les conséquences de cette mobilité mondialisée et se déplacent par nécessité, notamment les migrants économiques, les réfugiés, les exilés, les démunis.
III. Deux grands acteurs transnationaux : les mafias et les terroristes
Il existe deux grands acteurs transnationaux qui agissent de façon criminelle et selon leur propre loi, en marge de l’État ou contre l’État. Il s’agit de la grande criminalité internationale et des terroristes.
1. La grande criminalité internationale
Il existe ce que l’on pourrait appeler « la zone grise » du monde. Ce sont les activités internationales qui, bien qu’illégales, se déroulent de façon constante et courante. Cette « zone grise » est gouvernée par les acteurs de la grande criminalité internationale.
A. Les grands acteurs
Il y eut autrefois les bandits de grand chemin et les pirates. Puis les organisations criminelles locales et nationales, telles les premières mafias, ont pris le relais, pratiquant la transgression délibérée de la souveraineté de l’État. Puis la mondialisation des trafics et des acteurs a produit la grande criminalité internationale.
La mafia est l’appellation originelle de la criminalité sicilienne. Cette appellation générique est désormais attribuée aux organisations criminelles les plus anciennes et les plus structurées, celles qui constituent des États dans l’État, disposant d’une véritable armée et d’un véritable gouvernement. On peut considérer, selon ces critères, qu’il existe quatre grandes mafias mondiales.
a. Les triades chinoises
Elles apparaissent en Chine au 17e siècle, dans le contexte politique de la succession dynastique liée à l’arrivée de la dynastie mandchoue des Qing. Elles deviennent des organisations secrètes agissant comme des systèmes d’entraide sociale dans un État faible ou absent. Mais elles interfèrent progressivement avec le politique, au profit de tel ou tel dirigeant politique, de Sun Yat-sen à Tchang Kaï-chek. Rejetées et pourchassées par les communistes en 1949, elles se réfugient à Hong Kong, Macao et Taïwan. Depuis le rattachement de Macao et de Hong Kong à Pékin, les triades ont construit de bonnes relations avec les autorités chinoises du PCC, auxquelles elles rendent bien des services.
Le cœur de l’action des triades est aujourd’hui la criminalité organisée autour du trafic de l’opium produit dans le « Triangle d’or » montagneux situé aux confins du Laos, de la Thaïlande et de la Birmanie. Cette production « asiatique », apparue au 19e siècle au moment de la guerre de l’opium, constitue aujourd’hui 50 % de la production mondiale d’opium aux côtés de la production afghane. Cet opium « asiatique » est l’une des ressources essentielles pour la production de l’héroïne.
Aujourd’hui, il existe une dizaine de triades, dont la plus importante est la « Sun Yee On » basée à Hong Kong. Fortes de 50 000 membres disséminés dans toute l’Asie du Sud-Est, les triades chinoises sont également présentes aux États-Unis, au Canada et en Europe dans les communautés chinoises.
b. Les yakusas japonais
Également apparues au 17e siècle au moment de la démobilisation des samouraïs, les confréries yakusas sont devenues des groupes organisés rassemblant derrière les ex-samouraïs des personnes appartenant aux catégories discriminées (artisans, gens du spectacle).
Les confréries yakusas pratiquent un code d’honneur, notamment l’interdiction du viol, du cambriolage à main armée, ainsi que de la drogue. Loin d’être pourchassés ou marginalisés, les yakusas deviennent les « auxiliaires » des industriels et des gouvernements japonais. Dans les années 1930, lors de l’entrée du Japon dans le nationalisme expansif, le rôle des Yakusas est important en Mandchourie dans la gestion des territoires occupés et des « femmes de réconfort ». Après 1945, la gestion du marché noir au profit de la population japonaise, les trafics de drogue et la prostitution au profit de l’armée d’occupation américaine sont assurés par les yakusas. Ils ont alors une position clé dans la reconstruction du Japon. Ainsi, Yoshio Kodama, l’« Al Capone » japonais, fait le lien entre les yakusas, le parti libéral du PLD dominant le gouvernement japonais et l’armée américaine.
Mais un revirement se produit dans les années 1990, lié aux réactions japonaise et américaine face à l’excessive puissance acquise des yakusas au Japon et en Amérique. Les liens de collaboration entre mafia japonaise et autorités politiques sont officiellement rompus. Aujourd’hui, les yakusas se sont réorganisés en trois grandes fédérations ayant pignon sur rue. Ils gèrent leurs activités illicites et restent toujours proches de la sphère politique nationale.
c. Les mafias italiennes
Elles apparaissent en Sicile dans les années 1860, au lendemain de la formation de l’État italien en 1861 et à la suite de la négligence du nouvel État vis-à-vis de son sud pauvre et sous-développé. La mafia sicilienne, la « Cosa Nostra », conçue d’abord comme une société d’entraide locale, s’organise par la suite autour des concepts de la « société des hommes d’honneur », de l’« omerta » et du couple parrain/capos. La dialectique de la pauvreté sociale du peuple et de la richesse distributive du parrain s’impose et légitime la Mafia chez une bonne partie du peuple sicilien.
Le personnage de Vito Ferro – « Don Vito » – de Corleone est le véritable maître d’œuvre de la Cosa Nostra sicilienne à la fin du 19e siècle. Vito Ferro invente le racket « moderne », le « pizzo », c’est-à-dire le paiement régulier en échange de la protection, appliqué aux commerçants, aux entreprises et aux propriétaires terriens, ainsi que la stratégie de l’infiltration dans la société et les institutions. Vito Ferro « exporte » la mafia aux États-Unis avec les Siciliens immigrés en Amérique.
Les autres mafias italiennes apparues au sud de l’Italie sont notamment la « Camorra » napolitaine et la « Ndrangheta » calabraise, la plus puissante d’entre elles aujourd’hui car devenue la patronne du trafic de cocaïne en Europe.
d. La mafia américaine
La mafia américaine est composée d’une trentaine de familles italo-américaines. L’origine en est la Cosa Nostra de Don Vito en relation avec l’immigration des années 1870-1900 de populations italiennes pauvres dans la région du Nord-Est américain allant du quartier new-yorkais de Brooklyn à Philadelphie et Chicago. Le choc culturel entre la population « WASP » anglophone, qui domine la société américaine, et les immigrés « barbares » du sud de l’Europe, très vite marginalisés, facilite le travail de recrutement et d’encadrement organisé par les dirigeants des mafias auprès de ces populations défavorisées.
Les familles de la mafia américaine sont composées de cinq familles de New York, historiquement les premières mafias, et d’autres familles d’abord implantées dans les autres grandes villes. La prise en main de la criminalité organisée dans tout le pays est le fait de cette trentaine de « familles » opérant chacune dans un secteur géographique et gérant sur tous les plans une population de plusieurs centaines de milliers de personnes. Le cinéma fait connaître l’histoire de la mafia américaine. Il y a la période de la prohibition, entre 1920 et 1933, qui voit l’expansion mafieuse à tout le pays. C’est le règne d’Al Capone, dit « Scarface », le parrain de la mafia de Chicago, qui organise la contrebande de l’alcool.
Puis c’est le règne de Lucky Luciano qui marque l’apogée de la mafia américaine. Luciano crée en 1929 le « syndicat national du crime », une nationalisation de la criminalité organisée en Amérique autour de l’association des grandes « familles » siciliennes et de non-Siciliens (Irlandais, Juifs, etc.) Il bâtit ainsi la « Commission », formée des 5 familles new-yorkaises plus celle de Chicago, dont le rôle est de veiller à la bonne gestion sur le plan national des activités (racket, jeux, trafics, dockers, prostitution) et des territoires. À l’image de la mafia sicilienne, l’organisation de la mafia américaine est « militaire », hiérarchisée et contraignante, faite de parrains, de conseillers, de capos et de « soldats ».
L’interpénétration des mafias et de la société américaine est constante et intense. Il a toujours existé des liens entre les mafias les syndicats (dockers, camionneurs) et un contrôle de secteurs économiques et financiers (casinos et jeux à Las Vegas, ce qu’illustrent les liens personnels entre Frank Sinatra et L. Luciano, racket à Hollywood notamment au sein des syndicats de techniciens et de figurants, racket des producteurs). La mafia américaine domine les secteurs de la prostitution et de la pornographie. Il en est de même pour le blanchiment d’argent, que symbolise l’affaire Sindona mettant au jour les relations financières entre Cosa Nostra et le Vatican.
La mafia américaine, en relation avec les mafias italiennes, maîtrise les circuits de la drogue. Il y a d’abord le circuit de la « French connection » entre l’Indochine, la France et l’Amérique, liant milieu corse, Cosa Nostra sicilienne et mafias américaines. Puis c’est la « pizza connection » entre la Turquie, Palerme et New York, sous l’égide du mafioso américano-sicilien Tommaso Buscetta, « le boss des deux mondes ».
Les liens entre les mafias et la politique américaine sont bien connus (élection de Roosevelt en 1932 grâce à L. Luciano, relations entre Nixon et la « famille » de Floride, primaire de 1960 gagnée par J.F. Kennedy et organisée par la « famille » de Chicago, élections du maire de New York). L’attitude ambiguë des responsables de la police a toujours existé, de Hoover, le grand patron du FBI des années 1950, à aujourd’hui. Il faut également rappeler l’assistance technique apportée par L. Luciano aux autorités américaines durant la Seconde Guerre mondiale (gestion du port de New York, débarquement en Sicile). Il faut enfin relever les liens établis par la CIA avec les mafias durant la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950 dans la lutte anticommuniste, puis dans la lutte anticastriste en collaborant avec la mafia cubaine chassée par Fidel Castro.
e. Les gangs mafieux régionaux
À côté des grandes mafias, il existe dans le monde entier un certain nombre de grands gangs « régionaux ».
En France, il existe toujours le « milieu » corse, apparu au 19e siècle à Marseille et à Paris. Durant les grandes années, entre 1920 et 1970, le « milieu » corse règne en maître dans toute la France. Après la Première Guerre mondiale, du temps de Carbone et Spirito, il contrôle la prostitution et les bars, ainsi que le banditisme organisé. Après la Seconde Guerre mondiale, les frères Guérini contrôlent la prostitution, maîtrisent le trafic de drogue par la French Connection, reposant sur le travail de chimistes marseillais. Ils participent à la politique marseillaise et étendent leurs activités à l’Afrique et à l’Amérique du Sud. Durant les années 1980, c’est le déclin. Le « milieu corse » perd le contrôle de la drogue et se recentre sur l’île, d’abord divisée en deux régions, nord et sud. Aujourd’hui, l’activité mafieuse corse est éclatée en de multiples groupes rivaux.
Les mafias turques, formées d’une cinquantaine de gangs principalement à Istanbul, sont boostées dans les années 1940 par l’apparition des routes de la drogue entre l’Asie et l’Europe, plaque tournante de l’héroïne consommée en Europe. Ces gangs s’infiltrent dans l’économie et la politique nationale, dans le secteur des jeux et casinos, mais surtout dans les appels d’offres et les marchés publics, d’où les scandales révélés des constructions immobilières dans les zones sismiques. Les liens entre les mafias turques et les acteurs politiques turcs de tous bords sont avérés. Ces mafias turques sont très présentes en Europe, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne et aux Pays-Bas. Elles sont aujourd’hui très actives dans le commerce des armes, le blanchiment d’argent (gestion de la fortune de la famille Kadhafi) et la traite d’êtres humains.
Les gangs albano-kosovars sont nés au 15e siècle, au sein des clans du nord de l’Albanie présents également au Kosovo et au Monténégro. Structurés autour de leurs règles coutumières sur « l’honneur », forts de 100 000 membres issus des clans, ils sont aujourd’hui, avec les gangs turcs, les maîtres d’œuvre en Europe des trafics de drogue, d’armes, d’organes et d’êtres humains (prostitution de femmes d’Europe orientale, trafic de migrants avec de faux papiers, circuits clandestins à destination de l’Europe occidentale). Le groupe « Kompania Bello », assemblant une quinzaine de clans albanais, recrutant dans la diaspora albanaise d’Europe occidentale, est gestionnaire du trafic de l’héroïne latino-américaine vers l’Europe par les ports belges et néerlandais. Cette mafia albanaise est présente en force aux États-Unis et au Canada.
Nouveaux venus, des gangs balkaniques se développent en ex-Yougoslavie, en Serbie, en Bosnie, au Monténégro, en relation avec la faiblesse de ces nouveaux États.
Les gangs latino-américains, notamment les gangs mexicain et colombien, sont devenus de grands acteurs de la criminalité internationale du fait de la drogue. Le marché colombien est apparu dans les années1960 en relation avec la demande américaine de drogue. Les cartels colombiens, familiaux, sont dirigés par un « baron » et constitués autour de la production de la cocaïne. Le plus important d’entre eux, le cartel de Medellín de Pablo Escobar, très impliqué dans la politique colombienne et lié aux paramilitaires dans la lutte contre la guérilla révolutionnaire des FARC, a été neutralisé avec la mort de Pablo Escobar. Aujourd’hui, la Colombie demeure le premier producteur mondial de cocaïne et les États-Unis restent le premier consommateur mondial. Le cartel de Cali a remplacé l’ancien cartel de Medellín.
Dans les années1990, l’ancien circuit reposant sur la chaîne de la production en Colombie et sur le transport par le Mexique à destination de l’Amérique, chaîne dans laquelle les Mexicains sont les supplétifs des Colombiens, est remplacé par un circuit complètement contrôlé par les cartels mexicains devenus les maîtres du marché de la cocaïne colombienne, de sa production à son arrivée aux États-Unis. Il faut mentionner le cartel de Sinaloa dirigé par « El Chapo » arrêté en 2016, le CJNG dirigé par « El Mencho », l’un des trafiquants les plus recherchés de la planète, le cartel nouvelle génération de Jalisco, le plus puissant cartel de drogue mexicain, un véritable État dans l’État car infiltré dans toute l’administration et les institutions politiques, doté d’une armée et gérant 50 % de la drogue distribuée aux États-Unis. Aujourd’hui, les cartels mexicains sont présents dans les autres trafics (prostitution, migrants, organes) et ont des ramifications en Espagne par les « maras ». Ces cartels mexicains, surarmés et fortunés, ont infiltré la police, la justice, les milieux politiques mexicains et sont d’une violence extrême. Au moins 40 000 homicides par an sont perpétrés au Mexique, souvent par des « enfants tueurs ». Se livre une double guerre : une guerre entre cartels et une guerre contre l’État.
En Afrique, il s’est formé une zone « grise » mafieuse, par le couloir allant du Nigéria à la Méditerranée au travers de la région sahélienne, du Sahara, jusqu’au Maghreb, dont le Maroc et la Libye. Toute cette zone est devenue un territoire « gris » par les nouveaux circuits de la circulation de la cocaïne sud-américaine (Nigéria, Guinée-Bissau), des armes et des migrants. Là encore, l’absence régalienne des États de la région, l’absence d’administration, de police, de justice dans une zone interface entre l’Afrique et l’Europe, permet aux nouveaux gangs nigérians et autres de développer leurs activités en toute impunité, et ce jusqu’en Europe, à l’image des groupes mafieux des « vikings » nigérians en France méditerranéenne.
Au nord de l’Europe, la zone belgo-néerlandaise est en train de devenir l’entrée et la sortie de nombreux trafics, dont ceux des réseaux narcotrafiquants, par les ports d’Anvers et de Rotterdam, du fait des liens entre les gangs locaux, les grandes mafias américaines et latino-américaines.
B. Les grands trafics
Les grands trafics gérés par la criminalité internationale constituent la « zone grise » de l’économie mondiale. Cette « zone grise » est une zone parallèle à celle de l’économie ouverte et légale, gérée en dehors de l’État voire contre l’État. Elle est le « négatif » du monde et son double indispensable. Le bandit de grand chemin ou le pirate agissaient pour eux-mêmes. Aujourd’hui, le narcotrafiquant, le réseau de proxénétisme international, le trafiquant de migrants, l’État paradis fiscal travaillent pour répondre à une demande. La grande criminalité internationale gère des marchés et s’inscrit dans la logique immuable de l’offre et de la demande. Ces marchés sont illégaux, mais impossibles à détruire.
a. Le trafic de stupéfiants
Il démarre avec la guerre de l’opium en Chine au 19e siècle. Il explose au 20e siècle du fait de la demande croissante provenant essentiellement du monde occidental, Amérique et Europe. La contradiction est telle entre la réglementation de la production des drogues et leur consommation que le marché géré par les narcotrafiquants connaît des courbes exponentielles. Ainsi, en France, il existe 5 millions de consommateurs de cannabis, 600 000 consommateurs de cocaïne et 400 000 consommateurs d’ecstasy.
Le marché de la drogue génère 320 milliards de dollars par an, bien plus que tous les marchés de matière première. La chaîne part de la production agricole, le pavot en Afghanistan et dans le Triangle d’or asiatique, la coca en Colombie, le cannabis au Maroc. La seconde étape de cette chaîne est la logistique du transport, par les grandes routes terrestres, maritimes, aériennes « contrôlées », telle la route Colombie/Amérique par le Mexique, la route Asie/Europe occidentale par la Turquie, la nouvelle route africaine de la cocaïne par la Guinée-Bissau ouverte après l’assassinat en 2009 des dirigeants du pays, la nouvelle route transatlantique Amérique latine/Europe par les ports belgo-néerlandais. La troisième étape est la transformation (coca en cocaïne ou en crack). L’étape ultime est la distribution assurée par la chaîne allant des gros dealers au « trafic de fourmis » des quartiers.
Le marché des stupéfiants génère un autre marché : le blanchiment de l’argent. D’abord assuré par les circuits de recyclage traditionnels que sont les casinos, les bars, les commerces de luxe, le marché du blanchiment de l’argent de la drogue est de plus en plus le fait de circuits financiers organisés par les paradis fiscaux. La drogue constitue une chaîne entièrement contrôlée par la grande criminalité internationale. Elle en est la principale source de revenus.
b. Le trafic d’armes
Celui-ci, qui génère 200 milliards de dollars par an, a la particularité de conjuguer le marché noir des trafiquants et le marché « gris » d’États désireux d’aider clandestinement d’autres pays. Les grands centres actuels en sont la Belgique (port d’Anvers), Israël et les anciens pays du bloc de Varsovie détenant d’énormes stocks d’armements soviétiques. Le Russe Viktor Bout, ancien officier de l’armée soviétique devenu trafiquant d’armes, surnommé « le marchand de mort », emprisonné aux États-Unis en 2012 et récemment libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers avec la Russie, est l’un des principaux protagonistes de ce marché et le spécialiste de la vente d’armes dans les pays sous embargo.
c. La traite des êtres humains
Ce marché est la troisième principale forme de trafic après la drogue et les armes. Il recouvre la prostitution, la servitude domestique, l’esclavage, le trafic des enfants en vue de la prostitution ou de la mendicité forcée, les trafics d’organes, les trafics de migrants. Hors trafic de migrants, 3 millions de femmes et d’enfants par an sont victimes de ce marché.
Les deux grandes « routes » de ces trafics d’êtres humains sont les routes est/ouest et nord/sud, la première ouverte après la chute des blocs en Europe et la seconde ouverte du fait de la faiblesse régalienne des États africains combinée à la pression migratoire africaine et sahélienne, ouvrant la voie au nouveau trafic de migrants.
d. La criminalité financière
Il faut distinguer les « paradis » financiers, fiscaux et judiciaires.
Les paradis financiers, parfaitement légaux, sont fondés sur le secret bancaire. L’État américain du Delaware, le Luxembourg, la Suisse, la City de Londres, l’Irlande, la Belgique en sont les fleurons. Il s’y gère fortunes privées et revenus étrangers désireux d’échapper à l’impôt national, mais aussi des flux financiers illicites. Sous la double pression médiatique de la presse d’investigation et politique des États européens, les choses évoluent en la matière. La Suisse, pionnière en matière de législation sur l’argent sale, est exemplaire.
Les paradis fiscaux sont tout aussi légaux. Ils reposent sur l’absence législative de toute fiscalité, ce qui permet à ces États, souvent petits et sans population nombreuse, donc sans besoins budgétaires, d’être des lieux de résidence des capitaux et des revenus des grandes firmes et des banques. C’est le cas de la principauté de Monaco depuis le 19e siècle, des îles anglo-normandes (il existe 17 000 emplois bancaires sur 90 000 habitants à Jersey) et de Singapour.
Les paradis judiciaires, quant à eux, accueillent clairement les flux financiers illicites de la grande délinquance et servent de centres de blanchiment de l’argent sale par le biais de l’enregistrement de sociétés offshore qui sont autant de sociétés-écrans. Malte, Chypre, refuge privilégié des capitaux russes « propres » et « sales », plusieurs îles des Caraïbes comme les îles Caïman, en sont les lieux privilégiés. Bien que tous inscrits sur les listes « grises » et « noires » des organisations internationales, ces paradis judiciaires n’en continuent pas moins leurs activités à haut niveau.
e. Le trafic des biens culturels et des espèces animales
Aux côtés de la criminalité privée, à l’image du pillage accompli par A. Malraux à Angkor, il se développe avec la décolonisation une forme de grande criminalité : le pillage organisé du patrimoine culturel des pays pauvres au profit de collectionneurs, voire de musées, des pays riches. Les sites archéologiques, les musées et les lieux de culte des États en développement en sont les principales victimes. En parallèle a surgi une nouvelle criminalité de la contrefaçon. Le marché noir de l’art représente aujourd’hui 100 milliards de dollars par an. Rappelons le financement de Daech par le pillage des biens culturels en Syrie et Irak, dont Palmyre.
Le trafic des espèces sauvages vivantes ou mortes, telles les viandes de brousse, les serpents, les oiseaux sont un nouveau marché international pesant près de 25 milliards d’euros an. La France est la plaque tournante de ce trafic du fait de sa relation privilégiée avec le continent africain.
f. La cybercriminalité
La cybercriminalité est une forme de trafic dont l’expansion actuelle est générée par le développement de l’économie numérique.
Il y a la cybercriminalité privée. Elle provient du vol et du trafic des données personnelles et des listes de clientèles d’entreprises, de l’escroquerie bancaire en ligne, des rançongiciels, de l’activité pédopornographique mise en ligne par des réseaux transnationaux. La ville birmane de Shwe Kokko est devenue la capitale mondiale des centres d’arnaque financière en ligne, sous la coupe des triades chinoises et en cheville avec le « Front uni », la branche extérieure du PCC.
Il y a la cybercriminalité pratiquée par les États. Il s’agit d’une nouvelle arme dans la panoplie des moyens de pression ou de déstabilisation d’États jugés ennemis ou hostiles, telle l’agression informatique d’institutions étrangères. Les principaux spécialistes en sont la Russie et la Chine, deux puissances championnes du développement « d’armées informatiques » (virus, trolls). Plus simplement, les États développent de nouveaux systèmes de renseignement. On parle alors de cyberespionnage pratiqué par des réseaux d’écoute et de surveillance, tel le système de logiciel espion « Pegasus » fabriqué en Israël et vendu à différents États, affaire révélée en 2021.
2. Le terrorisme
Un autre acteur « noir » de la société transnationale est le terroriste. Qu’est-ce que le terrorisme ? Il est fait de deux éléments constitutifs : un mode d’action qu’est l’emploi de la violence meurtrière et un objectif qu’est l’ébranlement, voire la chute du régime politique ou de l’État concerné.
Le terrorisme a existé de tout temps. « Le terrorisme est l’arme des pauvres », a dit Jean-Paul Sartre. C’est signifier que l’acte terroriste est le fait de celui qui ne dispose pas de la même force que son adversaire pour agir et qu’il use d’autres moyens plus « rustiques » mais tout aussi efficaces pour abattre celui qu’il considère comme le tyran.
Le terrorisme a d’abord pris des formes individuelles, de la Judith biblique à Brutus, de l’assassinat d’Henri IV à l’assassinat de Marat par Charlotte Corday, du carbonarisme européen du début du 19e siècle à l’anarchisme russe dont a été victime le tsar Alexandre II, des terroristes balkaniques de la fin du 19e siècle, dont Gavrilo Princip, l’auteur de l’attentat de Sarajevo contre le prince héritier de l’Empire austro-hongrois.
Mais le terrorisme est aussi une arme utilisée par des groupes et des organisations résistantes dans un contexte de lutte « nationale ». Il est alors le fait de résistances nationales, de luttes indépendantistes et anticoloniales, de luttes de peuples contre des États « occupants ».
Hier, ce fut la résistance dans la guerre d’Espagne napoléonienne, les résistances durant la Seconde Guerre mondiale, le terrorisme irlandais, le terrorisme juif contre les forces armées britanniques en Palestine (l’attentat de l’hôtel King David de 1946), la stratégie terroriste du FLN illustrée par la bataille d’Alger, le terrorisme de l’ANC dans sa lutte en Afrique du Sud.
Aujourd’hui, on connaît les terrorismes « régionaux », le terrorisme basque contre l’Espagne, le terrorisme corse contre la France, le terrorisme tchétchène contre la Russie, le terrorisme ouïgour contre l’occupant chinois, le terrorisme touareg contre l’État malien.
Le terrorisme est devenu l’arme privilégiée des groupes révolutionnaires « idéologiques », de l’anarchisme révolutionnaire russe, italien, au terrorisme anticapitaliste des années 1970 des « brigades rouges » italiennes, de la « Bande à Baader » allemande, « d’Action directe » en France.
Il existe également un terrorisme d’État. Il devient alors une arme exercée par le « petit » État contre le « grand » : série d’attentats des années 1980 organisés en France par l’Iran en réaction au soutien français à l’Irak, destruction des avions de la Panam et de l’UTA en 1988-1989 par la Libye de Kadhafi, terrorisme palestinien de la seconde Intifada de 2000 soutenu par le Fatah contre l’État d’Israël.
Aujourd’hui, le terrorisme est largement associé à l’islam radicalisé et mondialisé organisé par deux grands acteurs : al-Qaïda et Daech.
L’acteur terroriste islamiste ne vient pas de nulle part. Il est la figure actualisée de la violence sacralisée présente dans les débuts de l’Empire islamique. La naissance de l’islam et de l’Empire islamique ont fait naître deux concepts théologico-politiques de la violence armée accomplie au nom de Dieu : le djihad et le takfir. Le djihad est un concept canonique, cité une quarantaine de fois dans le Coran, pratiqué par le Prophète pour asseoir la puissance de Médine face à la Mecque. Il a servi à construire les débuts de l’Empire arabique par la théologie de la « guerre sainte » menée au nom de Dieu contre les « infidèles ».
Le takfir est un concept construit par le kharidjisme, courant historique de l’islam sunnite apparu dès la naissance de l’Empire islamique et contestataire des premiers califes successeurs du Prophète. Il s’agit d’une seconde forme de la violence armée sacralisée, visant plus particulièrement les califes jugés impies au nom de la « violence restauratrice » de la pureté religieuse et de la légitimité du pouvoir.
Ces deux formes d’un premier islam radical ont disparu après la stabilisation de l’Empire islamique. Réapparues brièvement au 13e siècle au moment de la chute de l’Empire abbasside attaqué par les Mongols dans la pensée d’Ibn Taymyya, grande figure théologique de l’islam du Moyen Âge, elles sont réactualisées au 20e siècle. La matrice en est l’échec et la chute du nationalisme arabe laïc (1967) et le détournement du malaise arabe vers le religieux radical incarné par deux grands courants, celui de l’islamisme politique des Frères musulmans et celui du salafisme rigoriste des adeptes d’Abdelwahhab, le prédicateur arabique héritier d’Ibn Tamyya. Au sein des Frères musulmans, Sayyid Qutb est le concepteur du djihadisme mondial et le père spirituel d’Oussama ben Laden et de ses successeurs.
Il se construit ainsi en terre d’islam, au milieu du 20e siècle, une doctrine de la violence armée à l’échelle mondiale, un djihadisme moderne donc, appliqué à la lutte contre l’Occident et les « nouveaux croisés » que sont l’Amérique et l’Europe. Cet islam radical contemporain affirme le caractère binaire du monde divisé entre les « croyants » et tous les autres, apostats, infidèles et impies, et donc la légitimité du djihad contre l’Occident et du takfir contre tous les régimes impies arabes qui ont trahi Dieu. Il s’agit d’une théologie radicale fondant une véritable guerre « civilisationnelle » dont l’objectif est la victoire politique de l’islam et de la reconstitution d’un empire islamique « purifié ». Cette doctrine d’un « djihad sans frontières » est la trame de l’action terroriste de ben Laden. Oussama ben Laden, fils d’une grande famille de l’Arabie Saoudite, parti pour faire la guerre d’Afghanistan en 1979, entre dans al-Qaïda, une organisation créée en 1987 par des imams radicaux et soutenue par la CIA dont l’action vise l’assistance aux combattants islamiques contre les troupes soviétiques. À la fin de la guerre d’Afghanistan, il prend la direction d’al-Qaïda et rompt avec l’Arabie Saoudite.
Reprenant à son compte le projet politico-religieux d’un djihad mondial, convaincu que l’action terroriste mobilisera et soulèvera le monde arabo-islamique contre ses dirigeants « impies » et contre l’Occident complice, il organise son premier attentat au Yémen contre des forces américaines en 1992, puis revient en Afghanistan, sous contrôle des talibans depuis 1996. S’ensuivent les attentats contre des ambassades américaines en Afrique en 1998, puis les attentats du 11 septembre 2001 contre l’Amérique, suivis des attentats de Londres de 2005.
La coalition internationale montée contre al-Qaïda aboutit à la destruction de ses bases et de sa logistique en Afghanistan, à la disparition de ses chefs et de son organisation centralisée et, finalement, à l’élimination de ben Laden au Pakistan par un commando américain en 2011. Cependant, al-Qaïda a survécu à la disparition de ben Laden. Les membres survivants trouvent refuge dans les zones tribales du Pakistan et, par ailleurs, les « franchises » et les « succursales » d’al-Qaïda poursuivent leur activité dans le monde (en Irak, Zarkaoui et Abou Bakr Baghdadi, futur fondateur de Daech ; front « al Nostra » qui combat Bachar el-Assad en Syrie ; Aqmi au Maghreb ; Aqpa au Yémen ; Shehab en Somalie ; Boko Haram au Nigéria).
Certes, il y eut l’échec de la stratégie d’al-Qaïda avec l’absence de mobilisation des masses arabes et la disparition de ses dirigeants principaux. Mais il y a la réussite posthume de ben Laden : « franchises » régionales toujours existantes et actives, mobilisation de nombreux militants au sein des jeunesses arabes et africaines musulmanes, « soldats dormants » d’al-Qaïda du Sri Lanka au Sahel et en Europe.
Daech, l’« État islamique en Irak et au Levant », est la seconde organisation djihadiste issue de l’islam radical contemporain.
Daech trouve ses origines en Irak. L’Irak, un État faible par nature car constitué de trois communautés cohabitant sur son territoire sans jamais s’être unies : les chiites majoritaires mais dominés, les sunnites minoritaires mais dominants, les Kurdes. Daech est un enfant né de deux pères irakiens : la mouvance irakienne d’al-Qaïda et les cadres sunnites de l’armée irakienne. Après la guerre d’Irak de 2003 qui voit la victoire politique des chiites et la destruction de l’armée, les cadres militaires sunnites se révoltent contre l’épuration ethnique menée contre les sunnites, marquée par leur expulsion de Bagdad et les massacres accomplis par les chiites.
Il s’ensuit la constitution de Daech en 2006 avec, à sa tête, Abou Bakr al-Baghdadi se proclamant calife successeur de Mahomet. Daech rompt avec al-Qaïda et adopte un tout autre projet ayant pour priorité un nouvel État islamique dépassant les frontières tracées en 1920 entre la Syrie et l’Irak. Daech fait très vite tache d’huile en Irak en 2013 avec la révolte des régions sunnites du nord et de l’ouest, le ralliement de la région de Mossoul, puis la marche vers Bagdad. En 2014, conformément à son projet d’un État islamique unifié, Daech entre en Syrie. Ce sont les années « noires » de l’extension de l’État islamique de Daech de Mossoul à Palmyre, de la persécution des minorités non sunnites, dont les Yézidis, du djihad mondial tourné vers l’Europe (attentats du Bataclan de l’automne 2015).
La nouvelle coalition internationale de 22 pays contre Daech menée par l’Amérique, associée aux milices chiites soutenues par l’Iran et aux combattants kurdes irakiens et syriens, conduit à la défaite de Daech. La défaite de Kobane en 2015 face aux Kurdes syriens est le prélude à la destruction des bases de Daech en Syrie, puis à la reconquête de Mossoul en 2017. En 2019, la défaite militaire des forces de Daech et la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi marquent la fin du grand projet géopolitique d’un nouvel État islamique successeur de l’empire bâti par Mahomet et les premiers califes.
Tout comme al-Qaïda, la résilience de Daech s’exprime, tant par ses groupes survivants en Irak et en Syrie que par ses « franchises » au Sinaï, au Yémen et en Libye, ainsi que par la prolifération de cellules en Afrique, au Sahel et dans plusieurs régions du Mali et du Burkina Faso, au sein de Boko Haram au Nigéria, en Asie, au Pakistan et en Afghanistan, mais aussi chez des « soldats dormants » en Europe. Daech est une « marque » mondialisée qui demeure.
Aux côtés des deux organisations, al-Qaïda et de Daech, un nouvel acteur du terrorisme djihadiste est apparu, tout différent. Il s’agit des terroristes islamiques « autonomes », influencés par les faits d’armes des organisations, mais agissant à titre individuel. Ce terrorisme « autonome » se manifeste dans les attentats de Paris de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’épicerie Hyper Cacher, commis par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, par l’assassinat du père Hamel dans son église en 2016, par l’attentat à la voiture bélier du 14 juillet 2016 de Nice faisant 86 morts commis par un Tunisien, par l’assassinat et la décapitation de Samuel Paty d’octobre 2020 par un réfugié tchétchène.
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Nous avons examiné de plus près les acteurs « noirs » de cette nouvelle société transnationale qui percute et déstabilise la société internationale classique des États souverains. Aujourd’hui, le monde est un « cocktail » fait de la société des États et de la société « transnationale ». La frontière protégeait, mais c’est terminé ! Plus personne n’est maître chez soi. À la question du « Qui gouverne aujourd’hui ? », la réponse serait « Personne et tout le monde » : l’Amérique et la Chine, certes, mais aussi la Banque mondiale, Google et TikTok, mais encore al-Qaïda et Daech, ou les narcotrafiquants, le GIEC ou Greta Thunberg, et tout autant chaque tribu et chaque clan de tel État africain. Aujourd’hui, tout un chacun est potentiellement un acteur de notre monde, une petite start-up produisant un logiciel d’espionnage, un nouveau lanceur d’alerte, une victime médiatisée d’une agression.
Alors, sommes-nous entrés dans un monde anarchique, que certains appelleraient un monde « démocratisé » qui se construirait par le bas et non plus exclusivement par le haut et les États souverains ?
Probablement. Mais c’est une raison de plus pour rappeler de quoi est faite la résilience historique de l’État. De la cité-État antique à l’État-nation moderne, l’État est la seule communauté politique voulue et vécue par les peuples. Le « désir d’État » est constant dans l’histoire des peuples, car seul l’État leur apparaît comme l’assemblage « contractuel » acceptable entre eux et un pouvoir, la seule superstructure politique et juridique de leur vie sociale. Rien ne change en la matière depuis Aristote et Machiavel. Aujourd’hui plus que jamais, l’État, faible ou fort, demeure le seul cadre politique et juridique qui fait tenir ensemble les divers acteurs de la vie internationale. Parce qu’encore aujourd’hui, l’État est le seul référent au sein duquel les peuples peuvent s’exprimer, agir, décider. De ce fait, seuls les États peuvent introduire, par eux-mêmes ou par leur action au sein des organisations et agences internationales, une régulation et un certain ordre public international.
Ainsi, plus les États risquent d’être poreux, plus ils se doivent de préserver un monde « solide », car un monde entièrement « liquide » serait une jungle inhumaine. L’avenir appartient peut être alors à une configuration magmatique, état liquide et solide, incontrôlable par moments, mais, refroidi dans la longue durée, à même d’établir de nouvelles fondations. L’enjeu est certainement alors de connaître toujours mieux cet état parfois éruptif et parfois dormant de la matière pour mieux en anticiper les formes à venir.
Jacques Huntzinger
5 juillet 2023